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commençant ce chapitre, avec l'accueil bienveillant que leur faisait le père Morelle et que tout le monde leur fit à son exemple, ils en auraient conclu que au village comme à la cour, les absents seuls ont tort. Il y avait cependant autant de sincérité dans les compliments qu'il y en avait eu dans les critiques; celles-ci du reste n'étaient que comminatoires et il dépendait de notre héros de leur donner tort ou raison. Quelques saluts gracieux, quelques bonnes poignées de main, quelques propos gais et sans gêne, lui auraient concilié tout de suite ceux mêmes qui avaient fait sur son compte les suppositions les moins charitables. Mais soit fierté, soit gaucherie ou distraction, Charles ne répondit à l'accueil de ces braves gens que par une civilité froide et guindée.

-Ah çà, ma bonn' femme, dit le père Morelle, à c't'heure que tous nos gens sont rendus, j'allons tâcher de s'mouver et d'avancer à queuqu'chose. J'allons nous rendre dans la p'tite chambre là bas ous' qu'il y a un coup et une croûte qui nous attendent; pendant c'temps, là les jeunesses qui resteront icit' vont s'mouver à faire la tire, parce que une mi-carême ou une Sainte-Catherine sans tire, c'aurait guère plus d'bon sens qu'un jour de Pâques en maigre.

Là-dessus, le vieillard offrit galamment la main à la mère Tremblay, et, avec non moins de grâce qu'en eût déployé en pareille occasion un seigneur de la cour de Louis XIV, il la conduisit à table.

Le coup et la croûte dont il parlait si à son aise, consistaient en un souper cù tout était servi avec profusion; les énormes pâtés au poisson, les galettes appétissantes, les tartes de toute espèce, les ragoûts et les plats de fricassée gigantesques se pressaient sur la nappe et furent bientôt rejoints par les crêpes, que l'on apportait toutes bouillantes au sortir de la poêle. C'étaient de véritables noces de Gamache, excepté toutefois que Sancho Pança n'y aurait

pas écumé la moindre poularde, attendu que tout était scrupuleusement conforme à l'observance du carême. Le petit coup de bon rhum de la Jamaïque n'était pas oublié et il y avait même à chaque extrémité de la table deux belles carafes pleines d'un vin blanc que le bedeau assura valoir celui dont le curé se servait pour dire sa messe.

La partie la plus mûre de la société s'était placée à table, et par une exception faite en sa faveur, Charles, sur l'invitation expresse du père Morelle, s'était assis auprès de Mlle Lebrun, qui, elle aussi, se trouvait ainsi séparée d'avec les autres jeunes personnes.

Les deux salles, celle où se donnait le repas, et celle où se faisait la tire, prirent bientôt l'aspect le plus gai et le plus animé. Dans l'une, c'étaient le choc joyeux des verres et des assiettes, les bons mots, les saillies heureuses, les bonnes vieilles histoires et les bonnes vieilles chansons du bon vieux temps. Dans l'autre, c'étaient les éclats de rire des jeunes garçons et des jeunes filles qui, tout barbouillés de mélasse, se poursuivaient et s'agaçaient avec de longues filasses de tire semblables à des échevaux de fils d'or et d'argent. On se poussait, on se pinçait, on se jetait de la neige que l'on allait chercher dehors, on se faisait des niches de toute espèce, on se donnait des chiquenaudes et des coups à rompre bras et jambes; et plus on s'aimait, plus on se maltraitait; car c'est ainsi que l'on comprend l'amour dans nos campagnes.

Quand la tire fut bien tressée et coupée par petits bâtons, disposés symétriquement sur de grands plats de faïence, on la porta comme en triomphe dans la salle du festin. Il n'est pas besoin de dire que l'apparition du mets que le père Morelle considérait avec raison comme la partie essentielle et le trait caractéristique de la fête, et le renfort puissant que présentait une douzaine de jeunes personnes en bou train de faire du vacarme, portèrent à son comble la bruyante gaieté de tous les convives.

Deux personnes restaient à peu près peu près étrangères à toutes ces joies. Charles, à la grande surprise de tout le monde, ne répondait que par des monosyllabes à tout ce que lui disait sa charmante voisine. Il refusa obstinément de boire un seul verre de rhum; à peine daigna-t-il tremper ses lèvres dans un verre de vin pour trinquer avec le père Morelle. Il ne mangeait guère plus qu'il ne buvait, et, prié de chanter, il s'en défendit jusqu'au bout, malgré les vives instances de toutes les bouches, qui n'étaient en cela que les interprètes de toutes les oreilles, désireuses on ne peut plus de savoir comment devait chanter un personnage tel que celui-là.

Marichette, malgré toute sa bonne volonté d'être aimable, partageait un peu la mélancolie du jeune homme; elle avait beau s'efforcer de rire des moindres choses qui se disaient et répondre le plus vivement du monde à toutes les agaceries dont elle était l'objet, il lui arrivait souvent de trahir sa préoccupation par un regard triste et furtif ou par un froncement de sourcils involontaire. Cela n'échappa point au père Morelle, observateur comme le sont tous les hommes d'expérience.

-Regarde donc, Jérôme, dit-il à voix basse, à l'un de ses fils placé près de lui, comme c'te pauvre p'tite Marichette a l'air en peine à côté de c'butor... c'est un butor, va!... Ça n'boit, ni ça n'parle, ni ça n'chante, ni ça n'mange, ni ça n'fait rien qui vaille. Ça m'a l'air d'un fameux sournois. Être si près d'un' jolie p'tite créature de même et pas en faire plus de cas! Car elle n'est pas indifférente (1) la Marichette !.. Sacristi! Jérôme, si j'étions à son âge et à sa place, à c'morveux-là !

(1) Ne pas être indifférente, être plutôt jolie que laide.

Fierre-J.-O. Chauveau.

(A suivre)

LES ELECTIONS EN FRANCE

NFIN, les élections sont terminées (1); les "urnes", comme on dit avec élégance, sont remisées pour quatre ans dans les greniers administratifs, et nous allons pouvoir retourner à nos affaires et à nos plaisirs.-Ce n'est pas, d'ailleurs, que ces scrutins et ces ballottages nous aient beaucoup agités; rarement même on a vu l'opération s'accomplir au milieu d'un pareil calme, pour ne pas dire d'une aussi complète indifférence, et cette disposition morale est peut-être venue des journées printanières qui détendaient les nerfs en apaisant les esprits. Je crois bien qu'elle tenait aussi, pour ne pas dire surtout, à la lassitude et à l'écœurement causés par l'ambition de ces politiciens sans principes comme sans idée, dont la cupidité, la haine, la vanité, la bêtise, sont les seuls mobiles, et qui se disputaient uniquement les suffrages pour arriver à la possession de "l'assiette au beurre".

Quoi qu'il en soit, il est manifeste que le pays se désintéresse de plus en plus de ces consultations stériles, dont le spirituel Ernest Picard disait jadis avec son jovial scepticisme : "Nous allons donc nous retromper dans le suffrage universel!"-Aussi, chaque fois, le nombre des abstentions accuse-t-il davantage le détachement des populations." A quoi que ça sert de voter, me disait un honnête paysan, puisque plus qu'on vote plus que ça va mal ?...." Le brave homme aurait pu reprendre aussi le mot découragé d'Alphonse Karr: "Plus ça change, plus c'est la même chose...."

(1) Nous empruntons ce compte rendu au Correspondant du 25 mai.

Oui, c'est toujours la même chose, sous des noms différents; l'étiquette seule varie. Jadis, nous avions des conservateurs et des libéraux; nous comptons désormais des progressistes, des nationalistes, des révisionnistes, des possibilistes, des évolutionnistes, des socialistes, des anticosmopolites, des anti-sémites, des anti-zolistes, et encore de nombreux candidats cumulent-ils quatre ou cinq de ces adjectifs afin de mieux piper l'électeur.

J'allais en oublier un, des plus modernistes et des plus réussis-étatiste, c'est-à-dire celui qui réclame en tout et pour tout l'intervention de l'État. C'est la même chose que socialiste ou collectiviste, mais c'est plus neuf, plus "dernier cri", plus" dernier bateau"!

Il y a ainsi tout une littérature électorale qui serait assez divertissante à étudier, avec ses métaphores pittoresques et ses images particulières, mais c'est une digression qui nous entraînerait trop loin.

Nos auteurs comiques trouveraient aussi leur compte dans les remerciement adressés par les vaincus comme par les vainqueurs aux votants qui leur sont demeurés fidèles. Il y a là quelques jolis morceaux, où la déconvenue se dissimule sous des apparences de satisfaction, où la défaite, renfonçant son amertume, essaie de prendre parfois des airs de victoire, où le hasard du succès sonne bruyamment comme un triomphe! Certains candidats vont même, dans leur exaltation grandiloquente, jusqu'à donner une sorte de portée nationale à leur petit avènement. Tel l'ancien vaudevilliste Lockroy, déclarant pompeusement à ses électeurs que ce n'est pas seulement un homme qu'ils ont acclamé, "mais la cause du droit, de la justice et de la liberté" !-Rien que cela !

Du reste, nos ministres, les premiers, se sont ainsi grossis comme la grenouille de la fable, et leurs proclamations boursouflées se ressemblent tellement sous ce rapport qu'on les dirait écrites par la même plume:

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