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travaux les plus pressants, les soins de la basse-cour et du bétail, tout fut négligé. Les animaux s'étiolaient ; point d'acheteurs; les Théberge durent bientôt entamer leur capital pour continuer de vivre.

Deux ou trois ans passèrent ainsi, et leurs économies passèrent de même.

Le jour qu'il ne resta plus qu'une centaine d'écus dans le tiroir secret d'un vieux bahut, la mère Marguerite tout en pleurs se mit à geindre.

-N'est-ce point malheureux de penser que des gens bien à leur aise et qui l'avaient belle de vivre en bon plaisir, en seront bientôt réduits à la misère par la stupide occasion d'un œuf de poule ?

-C'était un oeuf de cane, s'écria Théberge en roulant des yeux furibonds.

-Tu vas recommencer!

-Et toi, tu ne vas pas te rendre à l'évidence?

-Quelle évidence? Je l'ai vu, de mes yeux vu; je ne me dédirai jamais; c'était un oeuf de poule !

La querelle s'échauffe comme naguère, les coups suivent, mais la femme est résolue à n'avoir point le dessous; elle recule vers la cheminée, et saisit le lourd tisonnier.

Un instant après, un cri horrible éclate, auquel succède un silence de mort.

Le soir même, le vieux mendiant se trouvait à Montréal, à l'angle de la rue Saint-Joseph, quand un grand tumulte se produisit. Une foule hurlante entourait une charrette escortée d'hommes de police; dans la charrette on apercevait la forme confuse d'une femme enveloppée d'une grande cape noire.

-Qui est-ce donc ? demanda le vieillard haillonneux. -C'est la mère Marguerite Théberge qui a fendu la tête à son mari pour un oeuf de poule.

-Non, dit quelqu'un dans la foule, c'est pour un œuf de

cane.

JANVIER.-1898.

3

-Vous n'y êtes pas, répondit le vieux, souriant avec malice c'était un oeuf de discorde. Il leur fut donné en punition de leur dureté de coeur.

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CHARLES GUERIN

ROMAN DE MEURS CANADIENNES

ILLUSTRATIONS DE J.-B. LAGACÉ.

I

LE DERNIER SOIR DES DERNIÈRES VACANCES

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L'ÉPOQUE où commence cette histoire,

le jeune homme dont nous allons raconter la vie intime avait seize ans accomplis. Son frère aîné, Pierre, en comptait dix-neuf. Tous deux, comme

le titre de ce chapitre l'indique suffisamment, venaient d'achever leurs études classiques. Moins âgé de trois ans que son frère, Charles Guérin devait à une imagination

très vive et à son caractère quelque peu ambitieux, l'honneur d'avoir terminé en même temps que lui le cours qu'il n'avait commencé que longtemps après.

En termes de collège, Charles avait sauté deux classes, tandis que l'aîné, doué d'aussi grands, sinon de meilleurs. talents, avait jugé à propos de faire au pas ordinaire le même chemin que le cadet avait préféré franchir au pas de course.

Le soir où nous allons faire connaissance avec eux, tous deux arrivaient ensemble au même but, et leur position

était la même, à cette différence près, que l'un avait, pour bien dire, harassé ses facultés intellectuelles, pendant que l'autre avait fatigué les siennes tout juste ce qu'il fallait pour les développer convenablement. Il en résultait que Pierre Guérin, plus mûr d'ailleurs et plus calme, était plus en état que son frère de répondre à la question embarrassante qui se dresse comme une apparition, au bout de tous les cours d'études, dans tous les pays du monde.

Que faire ?-Cela se demande de soi-même, mais la réponse ne vient pas comme on veut. Plus le choix est circonscrit, plus il est difficile, et chacun sait que dans notre pays, il faut se décider entre quatre mots qui, chose épouvantable, se réduisent à un seul, et se résumeraient en Europe dans le terme générique de doctorat. Il faut devenir docteur en loi, en médecine, ou en théologie, il faut être médecin, prêtre, notaire, ou avocat. En dehors de ces quatre professions, pour le jeune Canadien instruit, il semble qu'il n'y a pas de salut. Si par hasard quelqu'un de nous éprouvait une répugnance invincible pour toutes les quatre; s'il lui en coûtait trop de sauver des âmes, de mutiler des corps ou de perdre des fortunes, il ne lui resterait qu'un parti à prendre, s'il était riche, et deux s'il était pauvre ne rien faire du tout, dans le premier cas, s'expatrier ou mourir de faim, dans le second.

Sous tout autre gouvernement que sous le nôtre, les carrières ne manquent pas à la jeunesse. Celui qui se voue aux professions spéciales que nous venons de nommer, le fait parce qu'il a ou croit avoir des talents, une aptitude, une vocation spéciale. Ici, au contraire, c'est l'exception qui fait la règle. L'armée et sa gloire bruyante, si belle par là même qu'elle est si péniblement achetée; la grande industrie commerciale ou manufacturière, que l'opinion publique a élevée partout au niveau des professions libérales, et sur laquelle Louis-Philippe a fait pleuvoir les croix de la Légion d'honneur; la marine nationale, qui

étend ses voiles au vent plus larges que jamais, et, secondée par la vapeur, peut faire parcourir au jeune aspirant l'univers en trois ou quatre stations; le génie civil, les bureaux publics, la carrière administrative, qui utilisent des talents d'un ordre plus paisible; les lettres qui conduisent à tout, et les beaux-arts qui mènent partout, voilà autant de perspectives séduisantes qui attendent le jeune Français au sortir de son collège. Pour le jeune Canadien doué des mêmes capacités, et à peu près du même caractère, rien de tout cela! Nous l'avons dit son lit est fait d'avance: prêtre, avocat, notaire ou médecin, il faut qu'il s'y endorme.

Pierre Guérin avait longtemps réfléchi sur cet avenir. exigu, et comme il s'était dit à lui-même qu'il ne ferait pas ce que tout le monde faisait, ou plutôt essayait de faire, il venait d'annoncer à son frère une séparation, pour bien dire éternelle. Charles, aussi peu décidé que Pierre l'était beaucoup, penchait cependant pour l'état ecclésiastique, vers lequel le portaient des goûts sérieux, une enfance pieuse et des manières timides, qui voilaient une ambition et des passions naissantes très dangereuses pour un tel état. Ajoutons qu'on avait promis de lui donner la troisième à faire, et que, sortant de sous la férule, il n'était pas fâché d'avoir à la manier à son tour. Cette considération, la pensée du respect qu'allaient lui porter dans quelques jours des camarades plus âgés que lui, qui, après l'avoir taquiné l'année précédente, ne lui parleraient plus dorénavant que chapeau bas, et jamais sans lui dire vovs, et l'appeler monsieur; l'orgueil qu'il éprouvait par anticipation des beaux sermons qu'il ferait quand il serait prêtre; tout cela entrait pour plus qu'il ne le croyait luimême dans ce qu'il appelait sa vocation.

Après en avoir reçu la confidence, Pierre avait combattu de toutes ses forces les projets de son frère. La journée, destinée en apparence à la chasse, à laquelle le futur régent

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