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mes que s'ils eussent été camarades d'enfance ; ils passaient fréquemment la soirée l'un chez l'autre et sortaient souvent ensemble. Henri paraissait s'attacher surtout à ne laisser son jeune ami manquer d'aucun amusement. Il lui procura la lecture des romans les plus à la mode, l'introduisit dans deux ou trois maisons où l'on faisait d'assez bonne musique, le mena au spectacle aussi souvent que l'occasion s'en présenta, et lui fit faire plusieurs promenades dans les environs de Québec. Ce pauvre Charles, qui n'avait ni arrière-pensée ni prescience aucune, s'émerveillait à bon droit de la complaisance de M. Voisin, dont il admirait par-dessus tout la philosophie et le désintéressement. Il était impossible, à le voir ainsi, de le prendre pour autre chose que pour un charmant jeune homme, avide seulement de plaisirs, enchanté de faire partager à d'autres ses jouissances, insoucieux de l'avenir, et méprisant l'or comme un vil métal, et les billets de banque comme de prosaïques chiffons.

Ce qu'il y avait de plus aimable chez lui, c'était l'enthousiasme avec lequel il entrait dans tous les projets plus ou moins chevaleresques que formait notre héros. Ils pourfendaient ensemble les ennemis de la patrie et régénéraient la société dans un tour de main. La teinte d'ironie et de scepticisme qu'il n'avait pas réussi à dissimuler dans leur première entrevue, s'effaça comme par enchantement, et il devint dans un clin d'œil, un patriote aussi chaleureux, aussi intraitable que Jean Guilbault luimême. La condescendance toute gracieuse avec laquelle il caressait les illusions du jeune étudiant, s'évanouissait cependant devant un seul sujet, et chaque fois qu'il était question de ses futurs succès au barreau, Charles Guérin retrouvait dans son nouvel ami le prophète de malheur qui l'avait une première fois si fort effrayé.

Pierre-J.-O. Chauveau.

(A suivre)

A PROPOS DE M. RENE DOUMIC

D

EUX choses très intéressantes dans les récentes conférences de M. René Doumic.- La première, c'est M. Doumic lui-même, "l'éminent conférencier", comme dirait la Presse; la seconde, c'est "l'auditoire nombreux et choisi ", comme n'a cessé de le répéter la Patrie.

M. Doumic, vous l'avez vu. Il a dit, dans sa dernière causerie, que "les critiques n'ont pas besoin d'être beaux," et un sourire d'approbation a souligné cette boutade. C'est que en effet, il n'est pas beau, et qu'il n'a pas besoin de l'être.

M. René Doumic est grand, et offre cette curiosité de ressembler à deux triangles superposés, le sommet du plus petit formé par la barbe en pointe s'enfonçant dans la base du plus grand figurée par les épaules. Les bras sont longs et font de curieux gestes-quelquefois appropriés à la pensée. La figure est assez terne; l'oeil inquiet, triste, chercheur. La voix est très faible et c'est par un miracle de diction et d'exercice qu'elle parvient à se faire entendre.

René Doumic est nerveux, très nerveux. Cependant, il dit tranquillement, avec une délicatesse exceptionnelle de touche, ponctuant chaque phrase, donnant à chaque mot un relief particulier.-Et c'est précisément ce qui le distingue de son prédécesseur, M. Brunetière. Brunetière est passionné, Doumic est calme. Il est facile de découvrir d'autres différences. Brunetière a, dans son style, de la force et de la vigueur, Doumic a de l'élégance; Brunetière est philosophe et dialecticien, Doumic est un

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causeur aimable et superficiel; Brunetière est grave, Doumic sourit toujours; Brunetière semble, en parlant, raisonner pour se satisfaire lui-même; Doumic est un professeur qui a bien appris sa leçon d'avance et vient la donner à ses élèves; enfin, pour Jules Lemaître, Brunetière est 'plus convaincant que persuasif", Doumic est "pénétrant": il est "fin, sec, précis, mordant, pénétrant, triste" et lui rappelle chaque fois la phrase de Candide: Quel homme étonnant que ce Pococurante! Rien ne saurait lui plaire". Si les auditeurs de Doumic veulent étudier ce portrait, ils le trouveront-ou je m'abuse-fort ressemblant.

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Donc, M. René Doumic nous avait promis une histoire de la poésie lyrique au XIXe siècle. Ne vous semble-t-il pas qu'il nous a plutôt donné de courtes notices biographiques des poètes lyriques? Remarquez que je ne m'en plains pas du tout, puisque ces notices étaient gracieusement composées. Je sais parfaitement qu'on peut me dire: Ce sont les poètes qui font la poésie! Par conséquent, l'histoire de la poésie c'est l'histoire des poètesOui, mais les poètes sont des hommes, et il y a tant de choses, dans ces hommes, qui n'ont rien de commun avec la poésie. Or, notre conférencier s'est beaucoup occupé des hommes. C'est par l'homme qu'il cherche à expliquer l'œuvre. De là des études psychologiques, des digressions sur l'influence des milieux, des retours sur les origines bourgeoises ou non bourgeoises....

De Lamartine, ce qu'il nous a le mieux appris, c'est le sentiment qu'il avait des beautés de la nature, son éducation féminine, sa tendresse, son christianisme, son optimisme, etc. Voilà de l'histoire, pensons-nous, de l'histoire psychologique, si l'on veut; mais la vraie critique littéraire des œuvres ne s'y trouve qu'incidemment. C'est grâces aux mêmes procédés d'analyse-je veux dire d'histoire-qu'il reste de M. V. Hugo dans l'esprit de beaucoup d'auditeurs de M. Doumic, l'idée d'un bourgeois qui

avait le goût de l'énorme et du grotesque, qui aimait beaucoup de choses, entre autres l'impérial des omnibus, en détestait beaucoup d'autres, parmi lesquelles Napoléon III, et" avait un peu de génie". C'est toujours le même procédé qui nous a fait de Musset un sceptique, un railleur, un mondain plein d'esprit et qui ne sut pas vieillir.

De cette façon, "l'histoire de la poésie lyrique" était plus facile à traiter, surtout plus facile à comprendre. Cette dernière remarque fera peut-être croire à des esprits méchants que M. Doumic l'a fait à dessein. Mais non, puisqu'il avait ici pour l'entendre et le deviner "l'auditoire distingué" de Montréal. Et pourtant qui sait? On calomnie tant parfois les auditoires les plus distingués et les plus intelligents! Jules Lemaître, à qui nous n'avons pourtant jamais été désobligeants, n'a-t-il pas calomnié les nôtres ? C'est ui qui disait à Sarah Bernhardt (les Contemporains, II, p. 210), quand elle partit pour son tour d'Amérique : "Nous vous souhaitons, madame, un bon voyage, tout en regrettant fort que vous nous quittiez pour si longtemps. Vous allez vous montrer là-bas à des hommes de peu d'art et de peu de littérature, qui vous comprendront mal, qui vous regarderont du même œil qu'on regarde un veau à cinq pattes, qui verront en vous l'être extravagant et bruyant, non l'artiste infiniment séduisante, et qui ne reconnaîtront que vous avez du talent que parce qu'ils paieront fort cher pour vous entendre. Tâchez de sauver votre grâce et de nous la rapporter intacte." On dit que M. Jules Lemaître viendra à nous l'année prechaine. Espérons que nos "hommes de peu d'art" ne le regarderont pas" du même oeil qu'on regarde un veau à cinq pattes." Et, de fait, ce n'est pas ainsi qu'ils ont regardé M. Brunetière, le printemps dernier. Et, mon Dieu! à peine la nouvelle de la venue de M. Doumic nous avaitelle atteints qu'elle soulevait déjà partout l'enthousiasme. Les conférences de Doumic étaient le facile sujet des con

versations de salon. On s'en promettait pour les cinq soirées. En attendant, pour avoir l'air d'être au courant quand serait venu "l'éminent conférencier français," on s'informait à la hâte de ce qu'était M. René Doumic-car il n'était pas si connu que cela! — Quelques zélés achetaient les ouvrages: bref, on se faisait une fête de la bienheureuse semaine de Pâques. Eh bien- M. Lemaître ne nous en croira peut-être pas -cet enthousiasme n'était pas "payé fort cher."

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Seulement, je me demande si réellement il était provoqué par le littérateur ou par le Français que nous allions recevoir. N'est-ce pas plutôt notre sang que notre esprit qui a chanté dans la réception que nous avons faite à M. Doumic? C'est dommage! car il venait chez nous comme littérateur et, à ce titre, peut-être a-t-il eu lieu de se plaindre.

N'avez-vous pas remarqué que nous étions si bien préparés en sa faveur qu'il aurait pu nous dire n'importe quoi, et que tous, sauf de rares exceptions, nous étions prêts à l'applaudir? Mais, ce n'est pas ainsi que veut être reçu un littérateur. Il désire qu'on entende ses opinions, qu'on les discute même-car ce ne sont après tout que des opinions qu'il nous expose.

M. Doumic s'avance, regarde un instant la galerie, s'asseoit, se verse un peu d'eau, puis... il n'a pas encore commencé qu'il sent du moins, qu'il doit sentir - notre silence lui dire: "On vous admire! vous parlez admirablement." Et, parce qu'on l'a dit une fois, après comme avant on le redit. Sans doute, M. Doumic est admirable, mais il faudrait se mettre en garde contre cette tendance que nous avons à nous ébahir devant ce qui nous arrive de l'étranger et, pour employer les propres expressions de René Doumic, à les prendre pour "des demi-dieux qui vont nous transmettre des oracles." Mais, au fond, ce n'est là qu'un emballement qui peut être très utile, si on

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