Page images
PDF
EPUB

Le couvert dressé sur la table, les époux étaient prêts à se bien restaurer, quand il leur sembla qu'une plainte avait traversé la porte.

Ils tendirent l'oreille, étonnés : ils habitaient seuls, n'ayant pour domestique qu'un garçon du village logé chez ses parents.

-C'était bien une voix de personne ! murmura la femme un peu inquiète.

-Bah! je ne crois pas, répliqua l'homme, le bois est

tout proche, le vent souffle, c'est lui qui joue de la lyre avec les branches.

-Point; j'ai raison, écoute, on frappe.

-Eh bien! Entrez.

Ce disant, par précaution, Théberge avait mis la main sur un énorme tisonnier, et sa femme avait prestement recouvert d'une assiette l'omelette fumante, autant par crainte d'être obligée d'en offrir au nouveau venu que par sagesse, pour l'empêcher de refroidir.

Celui qui entra n'avait pas la mine terrible. C'était un vieux bonhomme maigre et long, barbu et chevelu à l'excès, misérablement haillonneux, à peine

chaussé; un besacier dont la besace était vide.

-Hébé qu'est-ce qu'il veut, cet homme ? interrogea durement la bonne feinme.

Et avant qu'il eût formulé un désir ou une prière, Théberge d'un ton péremptoire ajouta :

[graphic]

-Vous vous trompez d'enseigne, il n'y a pour vous rien à fricoter ici. Hé! ne manquez pas de fermer la porte en

sortant.

Mais le vieux ne s'empressa pas de sortir; au contraire, paisible et souriant malgré le mauvais accueil, il s'avançait vers la cheminée.

-Ma bonne madame Théberge, je ne vous demande pas une part de l'excellente omelette que vous cachez sous cette assiette...

-Qui vous dit que c'est une omelette?

-Mon nez; la cuisine est toute parfumée de la bonne odeur qu'elle a répandue. Je ne vous demande d'abord que de me chauffer un peu à votre feu; ça ne Vous privera pas de chaleur.

-Ça dépend, bougonna Théberge; si tu te mets devant moi...

-Je me mettrai de côté.

-S'il ne demande que ce profit! aventura le mari très indécis, en questionnant sa femme d'un coup d'œil.

-Si ça te plaît d'avoir auprès de toi, quand tu soupes, un vagabond pouilleux ?

Du dégoût et de la mauvaise humeur de la fermière ne s'émut pas le vieux mendiant.

-Je ne demandais que de me chauffer d'abord, puis de me coucher dans votre grange, sur une botte de paille. Je suis trop las pour aller plus loin.

—Là, rien que cela! voyez-vous ? Et ce n'est pas tout peut-être, s'exclama la fermière hargneuse, qui vivant à son aise, avait l'horreur des pauvres.

-Le bon Dieu me protège! non, ça n'est pas tout. Il m'aurait bien fallu avant d'aller me coucher un morceau de pain pour ne pas mourir de faim.

-Hein! tu vois, dit-elle, en s'adressant à son mari. Hébergeons monsieur de bout en bout. Est-ce que nous voilà chargés à présent d'alimenter et de loger tous les fainéants et les pousse-cailloux !

Le miséreux ne répliqua pas une syllabe, mais de sa prunelle à demi voilée par une paupière rougie, un tel regard de pitié vola comme une flèche dans l'oeil du fermier, que l'avare frissonna ni plus ni moins qu'un chien qui voit un éclair, et d'un mouvement d'automate, sans plus de paroles, il trancha une tartine, un peu mince tout de même, sur toute la longueur du pain, et la jeta, plutôt qu'il ne la donna, dans les mains ouvertes du vieux. Un peu plus tard, il se leva, fit signe au mendiant, et lui montrant la cour:

-Au fond, la grange. Couche à l'entrée. Vas-y sans lumière.

Et au moment où le vagabond passait le seuil, Théberge l'arrêta, commença le geste de le fouiller; la réflexion que l'autre était sale, le retint.

-Pas d'allumettes ? demanda-t-il. Retourne tes poches... C'est bien, pas d'incendie, mon vieux.

Marguerite était mécontente; cependant elle n'exprima point de reproches.

Au petit jour, Théberge et sa femme, dès leurs premiers pas hors du logis, trouvèrent en face d'eux leur hôte malvenu. Malgré le mauvais accueil, malgré la charité pratiquée à contre-coeur, le fermier et la fermière entendirent un salut et des actions de grâces; et le vieux, tirant de la poche de sa houppelande rapiécée, un œuf de belle apparence, le leur offrit en dédommagement.

-Une bonne femme qui vient de passer me l'a douné par bonté d'âme, dit-il ; je vous prie de l'accepter non en paiement, mais en remerciement.

Aussitôt il s'éloigna. Marguerite et Théberge examinèrent l'œuf avec attention. Ni par la forme, ni par le volume, il ne différait des oeufs ordinaires. Seulement la coque était d'une teinte mi-partie blanche, mi-partie verdâtre.

-C'est un oeuf de poule, fit Marguerite en voyant la partie blanche.

-C'est un oeuf de cane, repartit Théberge vers qui était tournée la partie verte.

-Je te dis que c'est un oeuf de poule, voyons, je m'y connais.

-Tu te trompes, je m'y connais aussi, pardi, c'est un œuf de cane.

-Têtu que tu es, vois-tu que c'est un oeuf de poule ? Un oeuf de cane est-il si blanc ?

-Mule obstinée, ne vois-tu pas qu'un oeuf de poule n'est point si vert? C'est un œuf de cane.

-Le diable soit de cet homme à berlue! Mets ton œil dessus.

Ce disant la fermière d'un geste emporté poussait sous le nez de son mari son poing enveloppant l'œuf. Lui, craignant le coup au visage, d'une tape sèche détourne le bras de sa femme, et de la secousse, l'oeuf s'échappe et, retombant par terre à quelques pas, s'écrase. Le chien se précipite dessus et le lape en deux coups de langue.

Alors débordement de fureur de l'avare fermière.

-Ah! le fichu benêt, avec son entêtement, un bel œuf perdu !

Théberge n'était pas moins déconfit.

-Hé! c'est ta faute, vieille mule ! qu'avais-tu besoin de soutenir que c'était un oeuf de poule ?

-Oui, c'était un oeuf de poule !

-Un oeuf de cane!

Et entremêlant ces deux exclamations alternées des ressources d'un vocabulaire des plus grossiers, les voilà qui pendant plus d'une heure continuent la dispute, la première de leur vie conjugale.

Et sur un terme plus violent que les autres, ou qui lui parut tel, Théberge fou de colère administra à sa femme une roulée de coups de poing, et l'eût laissée assommée sur place si le curé passant n'était intervenu pour les séparer et les calmer.

Peu à peu, l'effet de cette fàcheuse querelle s'atténua ; les époux reprirent leur existence accoutumée. Et dans la satisfaction des gains accumulés, ils ne s'occupèrent plus de ce maudit oeuf, quand l'an suivant, le retour de Pâques le leur rappela fatalement.

-Merci Dieu, marmotta Marguerite le matin de ce jour-là, nous n'aurons point cette année à recevoir d'un loqueteux, comme oeuf de Pâques, le pareil à cet œuf de poule...

-Cet oeuf de cane, tu veux dire, interrompit le mari. -Quoi, tu y tiens encore? tu n'es pas revenu de ton erreur ? C'était un oeuf de poule.

-Faut-il qu'elle soit bouchée et têtue! je ne l'aurais jamais imaginé! Crois-moi, quand je te dis que c'était un oeuf de cane.

-Quand tu devrais me battre aussi lâchement que l'an dernier, jusqu'à mon dernier soupir, je n'en démordrai pas c'était un oeuf de poule !

Elle n'avait pas 'plus tôt lancé son affirmation qu'un formidable coup de poing s'abattait sur sa mâchoire, lui cassant deux dents, lui meurtrissant les joues.

Elle tomba étourdie; pour la relever, Théberge en qui l'exercice de la force brutale avait déchaîné toute la brute, lui lança un coup de pied dans les reins !

Cette fois ce fut un voisin qui, aux cris poussés par la victime, fit irruption dans la maison, et les sépara. Le lendemain la mère Théberge alla trouver le jeune Mondelet, avocat de Montréal, qui plus tard devait monter sur le banc. Le mari brutal fut traduit devant la cour du Recorder et condamné par le juge Sexton à huit jours de prison.

Dès ce jour commença la ruine des Théberge.

Le fermier déconsidéré, la fermière longtemps souffrante des mauvais traitements, tous deux nécessairement hargneux et hostiles l'un à l'autre, la clientèle s'éloigna les.

« PreviousContinue »