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leur donna une petite pension et la croix de SaintLouis. Certains demeurent à l'étranger jusqu'en 1814, comme Mesnard, l'aide de camp du duc de Berry, le futur chevalier d'honneur de la duchesse. D'autres, enfin, portent les armes à la fois contre Napoléon et contre la France les deux plus célèbres sont le rival détesté de Bonaparte à l'école de Paris, Phélipeaux, qui dirige la défense de Saint-Jean d'Acre, met à néant le rêve oriental de Napoléon et meurt enseveli dans son triomphe; puis le sergent-major de l'école, Peccaduc, qui fait dans les rangs autrichiens toutes les campagnes de la coalition, germanise son nom et devient feld-maréchal-lieutenant.

Napoléon fut, en 1785, reçu lieutenant d'artillerie le 42e sur 58. A ne considérer que le rang, et à en juger d'après l'organisation actuelle de nos concours, ce serait là un médiocre succès. En réalité, à seize ans, après dix mois seulement de séjour à l'École militaire de Paris, le cadet Bonaparte passe d'emblée l'examen d'officier, alors que d'ordinaire il fallait un stage d'une année ou deux dans la situation intermédiaire d'élève d'artillerie: c'est un peu, toutes proportions gardées, le même tour de force qu'accomplirait un élève élève de mathématiqurs élémentaires, forçant les portes de l'École polytechnique sans avoir traversé la classe de spéciales.

Classé au régiment de La Fère avec son ami Desmazis, son humeur acheva de s'épanouir dans les garnisons de Valence et d'Auxonne. Il fréquentait les réunions mondaines, rédigeait les règles de la Calotte ou association des officiers subalternes, vivait familièrement avec deux de ses futurs généraux, Gassendi et Lariboisière, et avec un lieutenant appelé alors M. de Bidon, qui, sous son nom patronymique de Jullien, fut l'un des plus énergiqnes préfets de l'Empire. Mais, surtout, Napoléon apprenait son métier d'artilleur, méritait les louanges du général Du Teil, et, par des lectures gloutonnes, se hâtait

Mis aux arrêts pour vingt

d'étendre ses connaissances. quatre heures dans une chambre où sommeillait un vieux Digeste, il feuilletait le bouquin poudreux, en logeait des extraits dans une case de sa mémoire, et douze ans plus tard, au Conseil d'État, faisait, par ses citations des jurisconsultes romains, la stupéfaction de Treilhard. En 1808, à Erfurt, assis en face du tsar Alexandre, entouré d'une cour de rois et de princes, comme quelqu'un s'extasiait devant son savoir encyclopédique, il reprit avec une apparente modestie, où perçait terriblement l'orgueil du chemin parcouru: "Quand j'étais lieutenant d'artillerie..."

L'existence des officiers de cette époque comportait des semestres passés dans leur famille, lesquels semestres duraient en réalité sept mois et demi et s'augmentaient de nombreux congés. Napoléon fit donc des séjours prolongés en Corse, où sa présence était d'autant plus utile que la mort prématurée de Charles Bonaparte avait mis les affaires pécuniaires de la famille en piteux état. Entre temps, il y poursuivait ses études et s'intéressait aussi aux questions d'administration locale; par un trait où se peint bien le côté absolu et impérieux de son caractère, il eût voulu que, pour favoriser la culture de la vigne et de l'olivier, l'autorité prescrivît la destruction totale des chèvres dans l'île.

Quand le lieutenant débarqua à Ajaccio, en septembre 1789, le contre-coup des événements politiques du continent commençait à se faire sentir en Corse, et sa destinée à lui-même allait en être révolutionnée. C'est ici qu'est suspendu (pour peu de temps, il faut l'espérer) le récit de M. Chuquet.

L. de Laborie.

VERS LE POLE

FRIDTJOF NANSEN

(Suite)

VII

A longue nuit d'hiver, la nuit redoutée allait venir! Il n'y avait plus qu'à se préparer de son mieux pour la subir dans les meilleures con

ditions possibles. On pensa d'abord à la sécurité du Fram, à toutes les mesures qui pouvaient le protéger, puis on s'occupa du bien-être de l'équipage. On avait des ressources contre le grand ennemi : l'ennui, grâce aux occupations multipliées et variées à partager entre un équipage peu nombreux et intelligent. Tout depuis l'instrument le plus délicat jusqu'aux patins et aux manches de haches, pouvait être fabriqué à bord. On éleva sur la glace un moulin à vent qui devait actionner la dynamo et produire la lumière électrique. Il fallait remplacer, tant bien que mal, le soleil. La lumière produit un tel effet sur le moral de l'homme ! Les jours se ressemblaient assez pour que la description d'un seul suffise à les faire connaître tous.

"A huit heures, dit le docteur Nansen, nous paraissions tous et nous déjeunions: pain rassis (seigle et blé), fromage, soit de Hollande, de Cheshire, de Gruyère ou de Norvège, boeuf ou mouton salé, jambon, langue ou lard de Chicago, caviar de morue, anchois, biscuits de farine d'avoine ou biscuits anglais pour les navires, avec de la marmelade d'oranges ou différentes gelées. Trois fois par

semaine, on avait du pain frais et souvent quelque espèce de gâteau. En fait de boisson, on eut d'abord alternative. ment du chocolat et du café; ensuite on eut du café deux fois, du thé de même et trois fois du chocolat.

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Après le déjeuner, les hommes allaient à tour de rôle donner la nourriture aux chiens, les lâcher et faire tout ce qui était nécessaire pour eux. Les autres hommes se donnaient chacun une tâche; les moins agréables étaient remplies à tour de rôle. On sortait, on prenait l'air, on examinait l'état de la glace.

"A une heure, on dînait; généralement trois plats; toujours, avec la viande, des pommes de terre ou des légumes verts conservés. Je crois que nous étions tous très satisfaits de la nourriture; par le fait, tous ne l'auraient pas eue aussi bonne chez eux. Nous avions l'air d'être à l'engrais, et l'on vit bientôt des mentons doubles et des commencements de corpulence. En général, les historiettes et les plaisanteries circulaient avec les bocks.

"Après le dîner, les fumeurs allaient à la cuisine qui servait aussi de fumoir, le tabac était défendu ailleurs; on y causait et parfois on y discutait chaudement. Plusieurs d'entre nous faisaient une courte sieste. On travaillait jusqu'au souper, à six heures; ce repas était à peu près le même que le déjeuner; on n'y buvait que du thé. Le soir, le salon devenait une salle de lecture silencieuse. Si les généreux donateurs à qui nous devions notre excellente bibliothèque nous avaient vus autour de la table, plongés dans leurs livres, ils auraient compris combien ils avaient contribué à faire du Fram une douce oasis dans le désert de glace et se seraient sentis récompensés. Vers huit heures, les cartes et autres jeux faisaient leur apparition. Souvent, on jouait assez tard; parfois l'un ou l'autre s'en allait à l'orgue, ou bien Johansen (le lieutenant) prenait son accordéon. A minuit, on se retirait, et le quart commençait son service. Il durait une heure pour chaque homme."

AVRIL.-1898.

16

:

En outre, on multipliait le plus possible les grandes occasions; pas un jour de naissance ne passait inaperçu ; celui de la petite Liv n'apportait pas la gaieté au père exilé "Liv a un an; c'est fête à la maison. L'année 1893 a bien commencé puisqu'elle l'a apportée. Bonheur si nouveau, si étrange, que tout d'abord je pouvais à peine y croire! Mais dure, plus dure que je ne saurais l'exprimer, fut la séparation. Aucune année ne m'a apporté de pire douleur ! - Liv a deux ans ; je ne reconnaîtrais peut-être plus un seul de ses traits! - Liv a trois ans ; elle doit être une grande fille maintenant. Pauvre petite ! ton père ne te manque pas et à ton prochain jour de naissance, j'espère qu'il sera près de toi. Quels bons amis nous serons ! Tu iras à dada sur mes genoux et je te conterai des histoires du Nord, d'ours, de rennes, de morses, de tous les animaux étranges du monde des glaces. Non!... Je ne peux supporter de penser à cela!"

Le jour de naissance du From n'était pas oublié non plus; on le félicitait, on le remerciait de sa belle

conduite.

La veille de Noël conservait sa suprématie sur toutes les autres fêtes. La pensée de chacun s'envolait vers les absents du foyer, mais les camarades devaient être censés ne pas le savoir et l'attendrissement se dérobait tant bien que mal sous une recrudescence de rires et de plaisanteries. La première année, le jeune lieutenant de vaisseau, Scott-Hansen, chargé des observations météorologiques, astronomiques et magnétiques, l'Éliacin de l'équipage (vingt-cinq ans), produisit deux boîtes pleines de petits cadeaux offerts au nom de sa mère et de sa fiancée. "C'était touchant de voir le plaisir enfantin avec lequel chaque homme recevait son simple présent; il sentait que c'était un message du pays." C'est, en effet, un des traits les plus sympathiques de ces grands et beaux fils du Nord, que cette naïveté persistante en leur droite, sincère

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