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l'écoutille sur la poussière noire, pour une planche, s'y appuya et naturellement se laissa choir sans comprendre ce qui lui arrivait.

La navigation se poursuivait avec de fiévreuses alternatives d'espoir et de crainte; allait-on enfin franchir ce cap Tcheliouskin qui, depuis si longtemps, hantait les esprits, que l'on considérait comme la seconde des plus grands difficultés à vaincre pendant l'expédition? Nansen voulait triompher; son âme était en feu; le démon de la lutte le possédait.

Le 9 septembre, il monta le soir dans la hune et s'y installa pour la nuit. "Une seule étoile était visible, juste au-dessus du Cap, solitaire et triste dans le ciel pâle. Comme nous avancions, laissant le cap plus à l'est, l'étoile sembla marcher avec nous, toujours fixée droit au-dessus du navire. Je ne pouvais m'empêcher de la regarder. Elle semblait avoir un charme magique pour moi et m'apporter la paix. Était-ce la mienne? Était-ce l'esprit de mon foyer me suivant et me souriant ? Combien de pensées elle m'apportait, tandis que le Fram avançait à travers la nuit mélancolique vers l'extrême nord du vieux monde!"

Oui, c'était l'étoile de l'aventureux navigateur! "Au changement du quart, à quatre heures précises, les pavillons furent hissés et nos trois dernières cartouches envoyèrent le tonnerre de leur salut à la mer. Au même instant, le soleil se leva, et l'esprit malin du Tcheliouskin, qui nous avait tenus si longtemps en son pouvoir, fut conjuré, vaincu!"

Un punch solennel et des cigares de choix complétèrent la fête, aux sons harmonieux de l'orgue de Barbarie, dont l'ingénieux chef avait multiplié et indéfiniment les ressources. La musique n'avait pas été oubliée à bord du Fram, et l'accordéon, le violon, la flûte, les guitares, formaient un orchestre fort respectable. Si les phoques, les morses et les ours s'éveillèrent parfois à ses accents, ils

durent être bien surpris! ils entendirent plus souvent les détonations des carabines.

Le 12 septembre, il y eut une chasse aux morses des plus émouvantes; un troupeau entier des énormes monstres armés de défenses formidables était étendu paresseusement au soleil. "Quelle montagne de viande!" s'écria celui des chasseurs qui jouait le rôle de cuisinier. Dès le premier coup de harpon, un tonnerre de grondements et de beuglements effroyables remplit l'air tout à l'heure si calme; l'eau, troublée par la chute des grands corps, se couvrit d'écume; la situation devenait critique; il n'y avait que trois hommes, dont deux fusils et un harpon, contre cette armée de monstres qui se lançaient furieux contre l'ennemi. A tout moment, on pouvait s'attendre à ce que deux défenses enfoncées dans le bateau, le fissent chavirer; aussi les chasseurs se contentèrent-ils d'emporter deux de leurs victimes et se hâtèrent-ils de regagner le Fram.

Nansen était heureux! Ses prévisions se réalisaient, ses plans avaient été justes, ses théories clairvoyantes. Le temps restait beau; une ligne sombre vers le nord indiquait la présence d'une étendue d'eau sans obstables.

Le chef de l'expédition poussait droit devant lui, renonçant pour ne pas perdre un temps si précieux, à s'en aller chercher le relais de chiens qui l'attendait à l'embouchure de la rivière Olenek. Déjà, il rêvait d'atteindre les plus hautes latitudes dès sa première saison quand, tout à coup, il fut tiré brutalement de son beau songe! Le 24 septembre 1893, lorsque le brouillard se dissipa, on s'aperçut qu'on était entouré de tous côtés de glace assez épaisse.

"25 septembre. Bloqués de plus en plus rapidement. Temps beau et calme; 13 degrés de froid. L'hiver arrive!" Le Fram prisonnier ne devait être rendu à la liberté que le 3 juin 1896!

Marie Dronsart.

(A suivre.)

L'ORGANISTE

DE LA RIVIÈRE-DU-LOUP.

A

PRÈS les énervantes fatigues d'une année d'enseignement, M. Paul Letondal avait pour habitude de descendre passer quelques semaines à Cacouna.

Là, comme un écolier en vacances, il allait au hasard de son caprice, accompagné de son épouse, faire des promenades sur les pittoresques coteaux des environs, dans la solitude silencieuse des bois ou dans les villages des environs.

Une de ses promenades l'avait conduit à la Rivière-duLoup. Il était monté sur le coteau où est située l'église et y entra faire une courte prière. Tout à coup l'orgue se mit à jouer. -Pristi fit M. Letondal en ébauchant une grimace, moi qui m'enfuis de Montréal pour échapper aux croches et aux doubles croches, je viens ici me faire écorcher les oreilles par quelque musicâtre de village!

Déjà il entraînait sa compagne vers la porte, mais il s'arrêta soudain, frappé autant par le jeu magistral de l'organiste que par l'originalité de la composition.

-Pas mal du tout pour un trou comme Fraserville, pensa M. Letondal, pas mal du tout! mais du diable si je

sais ce que c'est que cette musique !

Et entraîné par la curiosité, il s'assit dans un banc; et l'orgue jouait toujours.

C'était d'abord une douce et fraîche idylle comme en peut chanter un coeur de vingt ans, tout plein de rêves

dorés et de lumineuses espérances: puis, tout à coup, la chanson s'attristait, les notes avaient des cris de douleur, une sombre mélodie se déroulait avec les accents navré, d'une marche funèbre, et, d'instant en instant, comme un lointain ressouvenir des jours heureux, revenaient quelques phrases du début se mêlant aux plaintes désespérées et aux sanglots déchirants. Enfin, un grand apaisement se fit: c'était comme l'entrée dans une vie calme et heureuse, et plus doux encore que le chant du prélude, une

dernière mélodie s'épanouit

rayonnante de calme et de bonheur.

Pendant plus d'une heure, M. Letondal écouta, immobile, haletant, puis l'orgue se tut. Le bruit

u d'une porte tira le professeur de la rêverie dans laquelle il restait plongé, et il se précipita

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G.B. LAGACE

vers la sortie avec l'espérance de rencontrer l'invraisemblable musicien qui l'avait si puissamment ému.

Il se heurta sous le porche à un gamin, les cheveux ébouriffés, le front en sueur et qui semblait descendre de la tribune.

-Eh! dis donc, petit! lui dit M. Letondal, qui donc était à l'orgue il n'y a qu'un instant.

-Moi! monsieur, répondit l'enfant en se rengorgeant. --Toi! allons donc ! tu te moques de moi!

-Si fait, pardon, monsieur, et la preuve c'est que c'est moi qui soufflais l'orgue.

-Ah! très bien ! très bien, fit le professeur en riant, puisque tu soufflais l'orgue, tu pourras me dire qui en jouait. -Eh! pardi! c'est M. Charles.

-Qui ça, M. Charles?

-C'est le marchand de la grande rue.
-Un marchand?

-Oui, monsieur, et la preuve c'est qu'il m'a rempli la poche de pruneaux pour que je lui souffle.

-Est-ce que tu peux me conduire chez M. Charles? -Avec plaisir, c'est justement tout près de chez nous. Dix minutes après, le professeur entrait dans un modeste magasin de campagne et se trouvait en présence d'un homme jeune encore, malgré ses cheveux grisonnants, et qui, la poitrine ornée d'un grand tablier gris, pesait une livre de sucre en plaisantant avec une vieille femme.

-Monsieur Charles, fit le gamin, voici un monsieur qui demande après vous.

Le marchand leva la tête vers l'étranger et tout en ficelant son paquet:

-Que désire monsieur ? demanda-t-il.

-Mais, causer un instant avec vous, si vous le voulez bien. -A vos ordres, monsieur.

-Et, d'abord, c'est bien vous qui, il n'y a qu'un instant, joueiez de l'orgue à l'église ?

-Oui, monsieur.

-Mes compliments à l'exécutant, mais je serais curieux de savoir de qui est cette merveilleuse composition.

-Oh! merveilleuse !....Monsieur n'est sans doute pas très musicien ?

-Pas très musicien, moi? J'ai formé tous les artistes de la jeune génération, les Ducharme, les Fowler, les Saucier et beaucoup d'autres sont mon oeuvre. D'ailleurs, si loin

que vous soyez de Montréal, mon nom peut-être ne vous est pas inconnu je suis Paul Letondal.

MARS.-1898.

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