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rite d'un ouvrage de génie dès le moment où il paroît, et qu'ils ont besoin d'être avertis de ses beautés par quelque passion particulière, qui fixe plus fortement leur attention sur elles. Mais, si la malignité hâta le succès du livre de La Bruyère, le temps y a mis le sceau : on l'a réimprimé cent fois; on l'a traduit dans toutes les langues; et, ce qui distingue les ouvrages originaux, il a produit une foule de copistes: car c'est précisément ce qui est inimitable que les esprits médiocres s'efforcent d'imiter.

Sans doute La Bruyère, en peignant les mœurs de son temps, a pris ses modèles dans le monde où il vivoit ; mais il peignit les hommes, non en peintre de portrait, qui copie servilement les objets et les formes qu'il a sous les yeux, mais en peintre d'histoire, qui choisit et rassemble différents modèles; qui n'en imite que les traits de caractère et d'effet, et qui sait y ajouter ceux que lui fournit son imagination, pour en former cet ensemble de vérité idéale et de vérité de nature qui constitue la perfection des beaux-arts.

C'est là le talent du poëte comique : aussi a-ton comparé La Bruyère à Molière; et ce paral

lèle offre des rapports frappants: mais il y a si loin de l'art d'observer des ridicules et de peindre des caractères isolés, à celui de les animer et de les faire mouvoir sur la scène, que nous ne nous arrêtons pas à ce genre de rapprochement, plus propre à faire briller le bel esprit qu'à éclairer le goût. D'ailleurs, à qui convient-il de tenir ainsi la balance entre des hommes de génie? On peut bien comparer le degré de plaisir, la nature des impressions qu'on reçoit de leurs ouvrages; mais qui peut fixer exactement la mesure d'esprit et de talent qui est entrée dans la composition de ces mêmes ouvrages?

On peut considérer La Bruyère comme moraliste et comme écrivain. Comme moraliste, il paroît moins remarquable par la profondeur que par la sagacité. Montaigne, étudiant l'homme en soi-même, avoit pénétré plus avant dans les principes essentiels de la nature humaine. La Rochefoucauld a présenté l'homme sous un rapport plus général, en rapportant à un seul principe le ressort de toutes les actions humaines. La Bruyère s'est attaché particulièrement à observer les différences que le choc des passions sociales, les ha

bitudes d'état et de profession, établissent dans les mœurs et la conduite des hommes. Montaigne et La Rochefoucauld ont peint l'homme de tous les temps et de tous les lieux; La Bruyère a peint le courtisan, l'homme de robe, le financier, le bourgeois du siècle de Louis XIV.

Peut-être que sa vue n'embrassoit pas un grand horizon, et que son esprit avoit plus de pénétration que d'étendue. Il s'attache trop à peindre les individus, lors même qu'il traite des plus grandes choses. Ainsi, dans son chapitre intitulé : Du SOUVERAIN, OU DE LA RÉPUBLIQUE, au milieu de quelques réflexions générales sur les principes et les vices du gouvernement, il peint toujours la cour et la ville, le négociateur et le nouvelliste. On s'attendoit à parcourir avec lui les républiques anciennes et les monarchies modernes; et l'on est étonné, à la fin du chapitre, de n'être pas sorti de Versailles.

Il y a cependant dans ce même chapitre des pensées plus profondes qu'elles ne le paroissent au premier coup d'œil. J'en citerai quelques-unes, et je choisirai les plus courtes. «< Vous pouvez

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aujourd'hui, dit-il, ôter à cette ville ses fran

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chises, ses droits, ses priviléges; mais demain

«< ne songez pas même à réformer ses enseignes.

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Le caractère des François demande du sérieux dans le souverain. »

«

Jeunesse du prince, source des belles for« tunes. >> On attaquera peut-être la vérité de cette dernière observation; mais si elle se trouvoit démentie par quelque exemple, ce seroit l'éloge du prince, et non la critique de l'observateur.

Un grand nombre des maximes de La Bruyère paroissent aujourd'hui communes; mais ce n'est pas non plus la faute de La Bruyère. La justesse même, qui fait le mérite et le succès d'une pensée lorsqu'on la met au jour, doit la rendre bientôt familière et même triviale; c'est le sort de toutes les vérités d'un usage universel.

On peut croire que La Bruyère avoit plus de sens que de philosophie. Il n'est pas exempt de préjugés, même populaires. On voit avec peine qu'il n'étoit pas éloigné de croire un peu à la magie et au sortilège. « En cela, dit-il, chap. xiv, "DE QUELQUES USAGES, il y a un parti à trouver « entre les ames crédules et les esprits forts. Cependant il a eu l'honneur d'être calomnié

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comme philosophe; car ce n'est pas de nos jours que ce genre de persécution a été inventé. La guerre que la sottise, le vice, et l'hypocrisie, ont déclarée à la philosophie, est aussi ancienne que la philosophie même, et durera vraisemblablement autant qu'elle. « Il n'est pas permis, dit-il, de traiter quelqu'un de philosophe; ce sera tou« jours lui dire une injure, jusqu'à ce qu'il ait plu << aux hommes d'en ordonner autrement. » Mais comment se réconciliera-t-on jamais avec cette raison si incommode, qui, en attaquant tout ce que les hommes ont de plus cher, leurs passions et leurs habitudes, voudroit les forcer à ce qui leur coûte le plus, à réfléchir et à penser par eux

mêmes?

En lisant avec attention les Caractères de La Bruyère, il me semble qu'on est moins frappé des pensées que du style; les tournures et les expressions paroissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de plus inattendu, que le fond des choses mêmes; et c'est moins l'homme de génie que le grand écrivain qu'on admire.

Mais le mérite de grand écrivain, s'il ne sup

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