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Ce sont les rapprochements ou les oppositions de sentiments et d'idées, de formes et de couleurs, qui, faisant ressortir tous les objets les uns par les autres, répandent dans une composition la variété, le mouvement, et la vie. Aucun écrivain peut-être n'a mieux connu ce secret, et n'en a fait un plus heureux usage, que La Bruyère. Il a un grand nombre de pensées qui n'ont d'effet que par le contraste.

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Il s'est trouvé des filles qui avoient de la « vertu, de la santé, de la ferveur, et une bonne

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vocation; mais qui n'étoient pas assez riches

pour faire dans une riche abbaye vœu de pauvreté. »

Ce dernier trait, rejeté si heureusement à la fin de la période pour donner plus de saillie au contraste, n'échappera pas à ceux qui aiment à observer dans les productions des arts les procédés de l'artiste. Mettez à la place, « qui n'étoient pas «< assez riches pour faire vœu de pauvreté dans «< une riche abbaye; » et voyez combien cette légère transposition, quoique peut-être plus favorable à l'harmonie, affoibliroit l'effet de la phrase. Ce sont ces artifices que les anciens recherchoient

avec tant d'étude, et que les modernes négligent trop lorsqu'on en trouve des exemples chez nos bons écrivains, il semble que c'est plutôt l'effet de l'instinct que de la réflexion.

On a cité ce beau trait de Florus, lorsqu'il nous montre Scipion encore enfant, qui croît pour la ruine de l'Afrique : Qui in exitium Africæ crescit. Ce rapport supposé entre deux faits naturellement indépendants l'un de l'autre plaît à l'imagination, et attache l'esprit. Je trouve un effet semblable dans cette pensée de La Bruyère :

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Pendant qu'Oronte augmente, avec ses années, son fonds et ses revenus, une fille naît « dans quelque famille, s'élève, croît, s'embellit, « et entre dans sa seizième année : il se fait prier à cinquante ans pour l'épouser, jeune, belle,

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spirituelle : cet homme, sans naissance, sans es

prit, et sans le moindre mérite, est préféré à « tous ses rivaux. »

Si je voulois, par un seul passage, donner àla-fois une idée du grand talent de La Bruyère et un exemple frappant de la puissance des contrastes dans le style, je citerois ce bel apologue qui contient la plus éloquente satire du faste insolent et scandaleux des parvenus.

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« Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre <«< empire, ni la guerre que vous soutenez virile<< ment contre une nation puissante, depuis la << mort du roi votre époux, ne diminuent rien de << votre magnificence. Vous avez préféré à toute << autre contrée les rives de l'Euphrate, pour y «< élever un superbe édifice; l'air y est sain et tempéré; la situation en est riante; un bois sacré « l'ombrage du côté du couchant; les dieux de «< Syrie, qui habitent 'quelquefois la terre, n'y << auroient pu choisir une plus belle demeure. La «< campagne autour est couverte d'hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui vien<«<nent, qui roulent ou qui charrient le bois du Liban, l'airain, et le porphyre : les grues et les machines gémissent dans l'air, et font espérer à « ceux qui voyagent vers l'Arabie de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, et << dans cette splendeur où vous desirez de le por<< ter, avant de l'habiter vous et les princes vos

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enfants. N'y épargnez rien, grande reine : employez-y l'or et tout l'art des plus excellents ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis de votre « siècle déploient toute leur science sur vos pla

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fonds et sur vos lambris; tracez-y de vastes et

« de délicieux jardins, dont l'enchantement soit

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tel qu'ils ne paroissent pas faits de la main des hommes; épuisez vos trésors et votre industrie << sur cet ouvrage incomparable; et après que vous ‹y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu'un de ces pâtres qui habitent les sables voi<< sins de Palmyre, devenu riche par les péages « de vos rivières, achètera un jour à deniers comp<< tants cette royale maison, pour l'embellir, et la << rendre plus digne de lui et de sa fortune. »

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Si l'on examine avec attention tous les détails de ce beau tableau, on verra que tout y est préparé, disposé, gradué avec un art infini pour produire un grand effet. Quelle noblesse dans le début! quelle importance on donne au projet de ce palais! que de circonstances adroitement accumulées pour en relever la magnificence et la beauté! et quand l'imagination a été bien pénétrée de la grandeur de l'objet, l'auteur amène un PATRE, enrichi DU PÉAGE DE VOS RIVIÈRES, qui achète A DENIERS COMPTANTS cette ROYALE maison, POUR L'EMBELLIR ET LA RENDRE PLUS DIGNE DE

Il est bien extraordinaire qu'un homme qui a enrichi notre langue de tant de formes nouvelles, et qui avoit fait de l'art d'écrire une étude si approfondie, ait laissé dans son style des négligences, et même des fautes qu'on reprocheroit à de médiocres écrivains. Sa phrase est souvent embarrassée; il a des constructions vicieuses, des expressions incorrectes, ou qui ont vieilli. On voit qu'il avoit encore plus d'imagination que de goût, et qu'il recherchoit plus la finesse et l'énergie des tours que l'harmonie de la phrase.

Je ne rapporterai aucun exemple de ces défauts, que tout le monde peut relever aisément ; mais il peut être utile de remarquer des fautes d'un autre genre, qui sont plutôt de recherche que de négligence, et sur lesquelles la réputation de l'auteur pourroit en imposer aux personnes qui n'ont pas un goût assez sûr et assez exercé.

N'est-ce pas exprimer, par exemple, une idée peut-être fausse par une image bien forcée et même obscure, que de dire : « Si la pauvreté est « la mère des crimes, le défaut d'esprit en est le père? »

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La comparaison suivante ne paroît pas d'un

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