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fin des deux portraits, frappent comme deux coups de lumière, qui, en se réfléchissant sur les traits qui précèdent, y répandent un nouveau jour, et leur donnent un effet extraordinaire.

Quelle énergie dans le choix des traits dont il peint ce vieillard presque mourant qui a la manie de planter, de bâtir, de faire des projets pour un avenir qu'il ne verra point! « Il fait bâtir une << maison de pierres de taille, raffermie dans les encoignures par des mains de fer, et dont il «< assure, en toussant et avec une voix frêle et débile, qu'on ne verra jamais la fin. Il se pro« mène tous les jours dans ses ateliers sur les bras

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d'un valet qui le soulage; il montre à ses amis «< ce qu'il a fait, et leur dit ce qu'il a dessein de « faire. Ce n'est pas pour ses enfants qu'il bâtit, «< car il n'en a point; ni pour ses héritiers, per<< sonnes viles et qui sont brouillées avec lui : c'est pour lui seul; et il mourra demain ! >>

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Ailleurs il nous donne le portrait d'une femme aimable, comme un fragment imparfait trouvé par hasard; et ce portrait est charmant : je ne puis me refuser au plaisir d'en citer un passage. Loin de s'appliquer à vous contredire avec es

b.

« prit, ARTÉNICE s'approprie vos sentiments; elle << les croit siens, elle les étend, elle les embellit: « vous êtes content de vous d'avoir pensé si bien, <«<et d'avoir mieux dit encore que vous n'aviez « cru. Elle est toujours au-dessus de la vanité, << soit qu'elle parle, soit qu'elle écrive: elle oublie <«<les traits où il faut des raisons; elle a déja com« pris que la simplicité peut être éloquente. »

Comment donnera-t-il plus de saillie au ridicule d'une femme du monde qui ne s'aperçoit pas qu'elle vieillit, et qui s'étonne d'éprouver la foiblesse et les incommodités qu'amènent l'âge et une vie trop molle? Il en fait un apologue. C'est IRÈNE qui va au temple d'Épidaure consulter Esculape. D'abord elle se plaint qu'elle est fatiguée : « L'oracle prononce que c'est par la longueur du chemin qu'elle vient de faire. Elle déclare que le vin lui est nuisible; l'oracle lui dit de boire de l'eau. Ma vue s'affoiblit, dit

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Irène prenez des lunettes, dit Esculape. Je << m'affoiblis moi-même, continue-t-elle ; je ne suis « ni si forte, ni si saine que je l'ai été: c'est, dit

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« le dieu, que vous vieillissez. Mais quel moyen

de guérir de cette langueur? Le plus court,

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Irène, c'est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule. » A ce dialogue, d'une tournure naïve et originale, substituez une simple description à la manière de Théophraste, et vous verrez comment la même pensée peut paroître commune ou piquante, suivant que l'esprit ou l'imagination sont plus ou moins intéressés par les idées et les sentiments accessoires dont l'écrivain a su l'embellir.

La Bruyère emploie souvent cette forme d'apologue, et presque toujours avec autant d'esprit que de goût. Il y a peu de chose dans notre langue d'aussi parfait que l'histoire d'ÉMIRE (a): c'est un petit roman plein de finesse, de grace, et même d'intérêt.

Ce n'est pas seulement par la nouveauté et par la variété des mouvements et des tours que le talent de La Bruyère se fait remarquer; c'est encore par un choix d'expressions vives, figurées, pittoresques; c'est sur-tout par ces heureuses alliances de mots, ressource féconde des grands écrivains, dans une langue qui ne permet pas, comme

(a) Voyez le chapitre III.

presque toutes les autres, de créer ou de composer des mots, ni d'en transplanter d'un idiome étranger.

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Tout excellent écrivain est excellent peintre, »> dit La Bruyère lui-même, et il le prouve dans tout le cours de son livre. Tout vit et s'anime sous son pinceau, tout y parle à l'imagination: «< La « véritable grandeur se laisse TOUCHER ET MA<< NIER.... elle SE COURBE avec bonté vers ses in

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férieurs, et REVIENT sans effort à son naturel.»

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« Il n'y a rien, dit-il ailleurs, qui mette plus subitement un homme à la mode, et qui le sou« LÈVE davantage, que le grand jeu. »

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Veut-il peindre ces hommes qui n'osent avoir un avis sur un ouvrage, avant de savoir le jugement du public; « Ils ne hasardent point leurs « suffrages. Ils veulent être PORTÉS par la foule, «<et ENTRAÎNÉS par la multitude. »

La Bruyère veut-il peindre la manie du fleuriste, il vous le montre PLANTÉ et ayant PRIS RACINE devant ses tulipes; il en fait un arbre de son jardin. Cette figure hardie est piquante, surtout par l'analogie des objets.

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« d'avoir su éviter une sottise. » C'est une figure bien heureuse que celle qui transforme ainsi en sensation le sentiment qu'on veut exprimer.

L'énergie de l'expression dépend de la force avec laquelle l'écrivain s'est pénétré du sentiment ou de l'idée qu'il a voulu rendre. Ainsi La Bruyère, s'élevant contre l'usage des serments, dit : « Un « honnête homme qui dit oui, on non, mérite « d'être cru; son caractère JURE pour lui. »

Il est d'autres figures de style d'un effet moins frappant, parceque les rapports qu'elles expriment demandent, pour être saisis, plus de finesse et d'attention dans l'esprit : je n'en citerai qu'un exemple.

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Il y a dans quelques femmes un MÉRITE PAImais solide, accompagné de mille vertus qu'elles ne peuvent COUVRIR de toute leur mo

«SIBLE,

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Ce MÉRITE PAISIBLE offre à l'esprit une combinaison d'idées très fines, qui doit, ce me semble, plaire d'autant plus qu'on aura le goût plus délicat et plus exercé.

Mais les grands effets de l'art d'écrire, comme de tous les arts, tiennent sur-tout aux contrastes.

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