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à de longues suites de vers pompeux, qui semblent forts, élevés, et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et, à mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage; il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étoient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre; que leurs auteurs s'entendoient eux-mêmes, et qu'avec toute l'attention que je donnois à leur récit j'avois tort de n'y rien entendre: je suis détrompé.

I

L'on n'a guère vu jusques à présent un chefd'œuvre d'esprit qui soit l'ouvrage de plusieurs : Homère a fait l'Iliade, Virgile l'Énéide, Tite-Live ses Décades, et l'Orateur romain ses Oraisons. Il y a dans l'art un point de perfection, comme

Contre un fils criminel excusable est un père :
Ouvre les yeux... et, moins aveugle, voi

Le plus sage conseil l'inspirer à ton roi.

Le Dictionnaire de l'Académie françoise, qui a paru enfin en 1694, après avoir été attendu pendant plus de quarante ans.

de bonté ou de maturité dans la nature : celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas, et qui aime en-deçà ou audelà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement.

Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes; ou, pour mieux dire, il y a peu d'hommes dont l'esprit soit accompagné d'un goût sûr et d'une critique judicieuse.

La vie des héros a enrichi l'histoire, et l'histoire a embelli les actions des héros : ainsi je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l'histoire à ceux qui leur en ont fourni une si noble matière, ou ces grands hommes à leurs historiens.

Amas d'épithètes, mauvaises louanges: ce sont les faits qui louent, et la manière de les ra

conter.

Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. Moïse (a), Homère, Platon, Virgile, Horace, ne sont au-dessus des autres

(a) Quand même on ne le considère que comme un homme qui a écrit.

écrivains que par leurs expressions et par leurs images: il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.

On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture. On a entièrement abandonné l'ordre gothique que la barbarie avoit introduit pour les palais et pour les temples; on a rappelé le dorique, l'ionique, et le corinthien: ce qu'on ne voyoit plus que dans les ruines de l'ancienne Rome et de la vieille Grèce, devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristiles. De même on ne sauroit en écrivant rencontrer le parfait, et, s'il se peut, surpasser les anciens, que par leur imitation.

Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes dans les sciences et dans les arts aient pu revenir au goût des anciens, et reprendre enfin le simple et le naturel!

On se nourrit des anciens et des habiles modernes; on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renfle ses ouvrages; et quand l'on est auteur, et que l'on croit marcher tout seul,

I Fontenelle, académicien, auteur des Dialogues des morts, et de quelques autres ouvrages.

on s'élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui battent leur nourrice.

Un auteur moderne prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs, en deux manières, par raison et par exemple: il tire la raison de son goût particulier, et l'exemple de ses ouvrages.

Il avoue que les anciens, quelque inégaux et peu corrects qu'ils soient, ont de beaux traits, il les cite; et ils sont si beaux, qu'ils font lire sa critique.

Quelques habiles 2 prononcent en faveur des anciens contre les modernes; mais ils sont suspects, et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'antiquité : on les récuse.

L'on devroit aimer à lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez pour les corriger et les estimer. Ne vouloir être ni conseillé ni corrigé sur son ouvrage, est un pédantisme.

Il faut qu'un auteur reçoive avec une égale mo

I Charles Perrault, de l'Académie françoise, qui a voulu prouver, par un ouvrage en 3 volumes in-12, que les modernes sont au-dessus des anciens.

2 Boileau et Racine.

destie les éloges et la critique que l'on fait de ses

ouvrages.

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne : on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant. Il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est foible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.

Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l'expression qu'il cherchoit depuis long-temps sans la connoître, et qu'il a enfin trouvée, est celle qui étoit la plus simple, la plus naturelle, qui sembloit devoir se présenter d'abord et sans effort.

Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à retoucher à leurs ouvrages: comme elle n'est pas toujours fixe, et qu'elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu'ils ont le plus aimés.

La même justesse d'esprit qui nous fait écrire de bonnes choses nous fait appréhender qu'elles ne le soient pas assez pour mériter d'être lues.

Un esprit médiocre croit écrire divinement: un bon esprit croit écrire raisonnablement.

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