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Disons, toutefois, qu'il n'existait, du temps de l'abbé Travers,
qu'un bien petit nombre d'indications à l'aide desquelles il eût pu
découvrir et reconnaître le véritable auteur du Commerce hono-
rable. La Bibliotheca carmelitana, du frère Cosme de Villiers (en
religion de Saint-Étienne), n'était pas encore publiée. Les anonymes
et pseudonymes n'avaient pas non plus trouvé leur OEdipe dans
Barbier. Il lui était bien permis de s'abuser, puisque, de nos jours
même et nonobstant ces ressources nouvelles, des bibliothécaires et
des historiens de Nantes n'ont pas mieux rencontré ou plutôt ont
suivi ses errements. Le registre des délibérations et arrêtés de l'an-
cienne mairie, qu'il avait consulté avec soin, ne lui avait rien appris,
quoiqu'il y soit question à deux reprises de cet ouvrage, parce qu'il
est, relativement à son auteur, d'une discrétion absolue. Ce n'était
que dans le couvent des Carmes, de Nantes, que se conservaient
une tradition et des écritures propres à le mettre sur la voie; mais
Travers, dont la persécution troubla le dernier âge, n'en fut point
informé. Exilé de sa ville natale en vertu de lettres de cachet, il n'y
revint guère que pour mourir. Il ne put, d'ailleurs, connaître le père
Alexis de Sainte-Anne, qui a rédigé plus tard, sous le titre de Livre
du Prieur, durant l'exercice triennal de ses fonctions, un registre
historique des archives de cette communauté (1), et qui n'ignorait
point cette particularité, sans doute. L'auteur du Commerce hono-
rable, religieux carme de la province de Touraine, était, en effet,
prieur de cette maison, lorsqu'il fut publié en 1647. Il s'appelait
patronymiquement dans le monde Jean Eon, et, en religion, Mathias
de Saint-Jean. C'est le même que l'historien et le panégyriste de
l'ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel. Breton d'origine, né à
Saint-Malo sur la fin du XVIe siècle, il avait fait profession, en 1618,
dans l'étroite observance de Rennes, à Rennes même, où cette
réforme avait pris l'initiative quelques années auparavant (2). C'était

(1) Un contemporain instruit, Vincent Dupas, recteur ou plutôt vice-gérant de
la paroisse de Saint-Vincent, sur laquelle était situé le couvent des Carmes,
qualifie cette œuvre, qu'il avait vue, mais qui paraît aujourd'hui perdue, de
monument des soins du père Alexis de Sainte-Anne, prieur de 1753 à 1756.
Son nom de famille était Saliot.

(2)« C'est dans ce couvent où a commencé la réforme des Carmes, sous le nom
de l'Observance de Rennes, selon le véritable esprit de leur règle, approuvée de
l'Eglise, quand ils furent appelés, avec les autres religieux mendiants, dans les

villes pour le service des fidèles. Cette réforme commença vers l'an 1600, et a été
reçue dans plusieurs autres provinces, tant dedans que dehors du royaume. » (Le
père TOUSSAINT DE SAINT-LUC, Mémoires sur l'état du clergé et de la noblesse
de Bretagne, 1re part., pag. 100; Paris, Prignard, 1691, in-8°.)

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Après avoir reconnu et constaté, sous le froc d'un moine, l'auteur anonyme du Commerce honorable, sachons au juste ce qui en a occasionné la rédaction et la publication. Avant de rendre compte de l'ouvrage lui-même, il importe de retracer les diverses tentatives infructueuses qui lui donnèrent naissance. Cet historique ne sera pas inutile pour le mieux apprécier.

Toutes les entreprises conimerciales n'avaient été, jusque dans les premières années du XVIIe siècle, que l'ouvrage de quelques particuliers. Le Gouvernement n'y intervenait en rien: il se bornait à les entraver, le plus souvent, à l'intérieur, par sa fiscalité et ses péages (1), et à protéger quelquefois au dehors, par ses négociations et ses armes, leurs opérations maritimes (voir note A). « Ce ne fut « probablement que sous le ministère du cardinal de Richelieu, dit « Savary, que l'on vit se former, en France, des compagnies, sous « l'autorité du roi et avec des lettres patentes, pour l'une et l'autre « Inde. » (Dictionn. de commerce, art. COMPAGNIE.)

Sitôt, en effet, qu'il fut devenu ministre dirigeant, attentif à tout ce qui pouvait accroître l'abondance, et ne voulant pas que, sous lui, la France éprouvât de l'étranger la plus légère humiliation, il se préoccupa vivement de la marine et du négoce. Son administration se signala par des encouragements et une large protection accordés à ces deux branches de la puissance et de la richesse publiques. C'était préluder dignement à la transformation de l'ancienne charge, purement guerrière et destructive, d'amiral, en fonctions de l'ordre pacifique et productif, qu'il devait bientôt s'attribuer sous le titre de grand-maître, chef et surintendant général de la navigation et du commerce de France (1626), qui est l'origine de nos ministères actuels de la marine et du commerce (*).

Sur ces entrefaites, le cardinal descendit à Nantes, avec le roi,

(1) On ne connaissait point alors la loi de libre circulation, la seule qui puisse sauver les empires, comme disait Law. (Lettre au régent.) La liberté des ventes et des achats est seule profitable à tous. (Turgot.)

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(2) Richelieu parle de la suppression de l'ancienne charge d'amiral dans ses Mémoires, tom. III, pag. 212, et de la création de la nouvelle, pag. 256. L'édit se trouve dans le Recueil des anciennes lois françaises, par Isambert, tom. XVI, pag. 194. Des devises et des allégories ayant trait à la faveur que le cardinal venait d'obtenir, furent alors publiées en assez grand nombre. On peut les voir dans la collection historique des Estampes de la Bibliothèque nationale.

pour dissiper en Bretagne les restes de la faction des Vendome qui venaient d'être arrêtés à Blois, tenir les États de la province et se saisir de la personne d'un autre agent de cabales, nommé Chalais (Henri de Talleyrand-Périgord, sieur de). Une chambre de justice criminelle fut aussitôt établie pour le juger (1). Tandis que le procès de ce misérable, qui s'était perdu par ses intrigues, s'instruisait au château, Richelieu, débarrassé de ces grands malfaiteurs et goûtant un peu de repos, s'occupait des vrais intérêts du pays. Ketiré, pour se refaire, dans une maison de campagne nommée La Haye, située en SainteLuce, non loin de Chassais, l'ancienne maison de plaisance des évêques de Nantes, à deux lieues de cette ville, et pénétré du grand principe que l'association multiplie les forces, il préparait et jetait les bases d'une première compagnie des Indes. Profitant de sa présence sur les lieux, et voulant utiliser sa bonne volonté, plusieurs particuliers, dont nous ne connaissons guère que les noms, Guillaume de Bruc et Jean-Baptiste Duval seulement, d'après les pièces que nous avons sous les yeux, et, en outre, Le Mareschal et Montmort, d'après le Mercure françois, lui avaient soumis le projet d'une vaste société commerciale, tant par terre que par mer, dont le siége serait au havre du Morbihan, en Bretagne (2). Le cardinal, qui voyait dans de pareilles combinaisons le meilleur moyen de vivifier la navigation et le négoce, accueillit immédiatement la proposition : les statuts ou articles en furent discutés et arrêtés au conseil d'État, et, pour leur imprimer le caractère gouvernemental, Richelieu s'occupait, dans son loisir, à les formuler en édits royaux, qui furent expédiés surle-champ aux concessionnaires, et ne tardèrent même pas à être imprimés, pour réaliser plus vite le fonds social, ou bien en faire

(1) Voir sur cet épisode un excellent travail de notre collaborateur et ami M. le professeur d'histoire de Nantes L. Grégoire, inséré dans la Revue des provinces de l'Ouest, 1re et 2o années.

(2) On appelle ainsi le golfe de Vannes, qui a donné son nom au département. Couvert par la presqu'île de Rhuys, il plus de trois lieues de profondeur; sa largeur est fort inégale. Il y a dans ce golfe plusieurs îles habitées et cultivées, entre autres celle d'Ars, et l'île aux Moines. Ses environs sont garnis de villages. Voir Expilly, Dict. des Gaules et de la France, vo MORBIHAN. Ce nom breton signifie mer renfermée ou petite mer. Le mare conclusum de César, dans ses Commentaires de la guerre des Gaules, liv. III, chap. 2, qu'on prenait pour la Méditerranée, n'en est probablement que la traduction.

connaître les vraies dispositions qu'on dénaturait. Cette circonstance précieuse de la vie de ce grand homme s'étant pour ainsi dire noyée dans le drame judiciaire qui se jouait alors à Nantes, d'autant que la compagnie ne put malheureusement avoir d'exécution, comme on va voir, nous voulons lui restituer la place qu'elle mérite dans nos annales locales et même dans l'histoire générale. Ce sera une nouvelle preuve qu'en y regardant de près, on trouve, dans les conceptions de Richelieu, le germe de tous les genres de perfectionnements et de toutes les institutions qui, depuis le commencement du XVII° siècle, ont contribué au bien-être et au bonheur de la France (1).

Voici donc comment il s'exprime, lui-même, dans une page curieuse de ses propres Mémoires, publiés, pour la première fois, sous la Restauration, par Petitot. Après avoir rendu compte sommairement de ce que le garde des sceaux Marillac avait eu ordre de dire au parlement de Rennes, où le roi s'était rendu après la tenue des États et le supplice de Chalais à Nantes, entre autre choses, qu'il venait non pour faire passer, par son autorité, des édits préjudiciables à la province, mais pour supprimer les droits onéreux de l'amirauté, et pour rétablir tout à fait leur commerce, dont eux-mêmes lui ont représenté l'anéantissement être un de leurs plus grands maux, il ajoute :

« Le roi veut vérifier deux édits, à la condition que les deniers n'en soient employés que par eux : ce qui montre bien qu'il ne passe pas les édits comme roi, mais comme leur père; que ce n'est pas lui, mais leur bien et leur nécessité qui les fait.

« Il en passe deux, et supprime plusieurs autres; au moins leur laisse-t-il, pour les examiner à loisir, les vérifier s'ils les estiment utiles, ou les supprimer s'ils le trouvent meilleur.

« Il y a un troisième édit, qui est celui de Morbihan, que l'on n'estime pas qui fasse nombre (2), parce que c'est un édit que toute la France recherche, que tous les étrangers craignent, et dont l'exécution seule est capable de remettre le royaume en sa première splendeur.

<< Cet édit était pour l'établissement d'une compagnie de cent associés pour le commerce de toutes sortes de marchandises, tant

(1) Histoire du ministère du cardinal de Richelieu, par A. Jay, t. I, p. 329; Paris, Rémont, 1816, 2 vol. in-8°.

(2) C'est-à-dire, que l'on n'estime pas devoir être supprimé, souffrir de difficulté.

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