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par un vent favorable, nous vîmes bientôt les Canaries, les îles du cap Vert, et traversâmes la ligne. Enfin, le 29 avril, 30 jours après notre départ, nous nous trouvâmes à la hauteur de Rio-Janeiro.

Nous commençâmes alors à être contrariés par les vents; nous eûmes quelques gros temps qui nous forcèrent à prendre la cape à plusieurs reprises avant d'arriver à la hauteur des Malouines, où nous nous trouvions le 28 août. Le 30 nous passions en vue de l'île des États, et le 9 juin nous apercevions le cap Horn et la Terre de Feu.

Malgré quelques coups de cape et la rencontre d'énormes glaces flottantes, le 14 juin nous doublions les îles DiegoRamirez.

Le temps était toujours fort mauvais; cependant, le 12 juin, il y eut une éclaircie qui permit de prendre hauteur; ce fut la dernière fois. Du 16 au 17 juin le vent souffla du S., et nous nous croyions déjà au but de notre voyage; mais il revint bientôt au N. O. L'estime seule nous conduisait, lorsque, dans la nuit du 18 au 19 juin, à deux heures et demie du matin, nous fùmes brusquement réveillés par l'effroyable frottement de la quille contre les rochers. «Terre ! » s'écria aussitôt le second, qui était de quart depuis minuit. En moins d'un instant tout le monde était sur le pont, équipage et passagers.

Les rochers et les brisants environnaient le navire de tous côtés, on voyait distinctement des montagnes se dessiner à travers la brume.

Il serait difficile de rendre l'effroi général en ce moment. Le navire flottait, mais il avait touché si rudement qu'on pouvait craindre qu'il ne s'emplît et coulât. Cependant les passagers étaient aux pompes, et l'équipage à la manœuvre.

En peu d'instants les pompes sont affranchies. On se précipite sur la barre; le gouvernail était enlevé; le navire touche de nouveau; le capitaine ordonne d'orienter les voiles vers la terre et de couper les saisines qui retiennent

la chaloupe et le canot. Mais, dès ce moment, le navire heurte sans cesse, il menace à chaque instant d'être mis en pièces. On jette la grosse ancre pour l'arrêter, s'il est possible, elle glisse sur un fond de roc. Le navire faisait eau de toutes parts, il fallait se presser de mettre la chaloupe à la mer. On eut toutes les peines du monde à hisser cette vieille et lourde embarcation, qui, à chaque roulis du navire, brisait tout dans ses mouvements, et menaçait la vie des hommes. Elle est enfin mise à flot; on y jette quelques vivres et tous y descendent, le capitaine en dernier.

Il était alors cinq heures du matin; nous restâmes, en attendant le jour, au milieu des rochers et des goëmons, à observer le navire, qui finit par s'arrêter contre des roches bordant un îlot. Au point du jour, nous nous portâmes vers la terre, en nous dirigeant sur une baie de 'sable que nous apercevions. Nous descendimes sur des roches attenantes, ou nous débarquâmes les vivres.

Le capitaine repartit immédiatement, n'emmenant avec lui que les marins, pour sauver, s'il était possible, de nouveaux vivres et les choses les plus nécessaires. Trois heures après, la chaloupe revint avec le canot, remplis tous deux de ce qu'on avait pu emporter. Le navire avait été trouvé contre des roches à une demi-lieue de l'endroit où nous avions débarqué. Toute la cale et l'entre-pont, à l'exception de l'arrière, étaient remplis d'eau. Les rochers sur lesquels nous avions opéré le débarquement se trouvant, à la haute mer, séparés de la plage de sable, on s'empressa de porter les vivres sur celle-ci; on fit de suite une tente provisoire, au milieu de laquelle on alluma un grand feu, on étendit autour des toiles à voiles que l'on avait sauvées et qui nous servirent de lit pour passer la nuit. Le lendemain on sauva encore des vivres, on dressa une nouvelle tente avec la misaine que l'on avait apportée.

Dans la nuit du 21 au 22, il survint un violent coup de vent, pendant lequel la chaloupe, qui était vieille et en

mauvais état, se défonça, de sorte qu'on fut obligé de l'échouer.

Quinze jours s'écoulèrent ainsi, pendant lesquels on allait au navire avec le canot toutes les fois que le temps le permettait.

Le capitaine ayant pris hauteur, nous nous savions par 49° 8' de latitude S., et nous acquîmes la certitude que nous occupions une île d'environ deux lieues de longueur, séparée par un étroit canal de la grande île de Campaña, et comprise dans l'espace pointé sous ce nom sur la grande carte anglaise, que le capitaine avait pris soin de sauver le premier jour du naufrage, ainsi que son sextant et deux

compas.

Tout rendait, malheureusement pour nous, inévitable un long séjour dans ces parages : l'hiver, où nous entrions, les vents du nord qui soufflent continuellement dans cette saison; la distance qui nous séparait de tout établissement, et le manque de moyens pour nous y rendre.

Nous avions pour trois mois et demi de vivres, tant en biscuit qu'en farine; on pensa que l'on ne pouvait mieux faire que d'attendre la mauvaise saison fût passée, pour aller chercher des secours avec la chaloupe qui serait réparée, et que le capitaine jugea à propos de faire ponter.

que

Le capitaine n'oublia pas que, dans les circonstances où nous nous trouvions, il fallait mettre, le plus possible, la santé des hommes à l'abri de l'intempérie du climat. Il fit dresser avec la grande voile une tente nouvelle, plus vaste que la première, et organisée de manière que les lits fussent à une certaine élévation au-dessus du sol. Ce travail fut promptement exécuté à l'entrée d'un bois qui dominait la baie; et, dans les premiers jours de juillet, quinze jours après le naufrage, nous nous y installâmes. Il fit aussi, malgré le peu de moyens dont nous pouvions disposer, construire dans l'ancienne tente, un four qui permît de faire du pain. Des indices non équivoques nous avaient induits à pen

ser que l'île où nous nous trouvions était quelquefois fréquentée par des sauvages. Nous avions trouvé, dès notre arrivée, dans différents endroits, des huttes formées de branches d'arbres au milieu desquelles on voyait des restes de coquillages et des os d'animaux. Peu de jours après notre nouvelle installation, le chien du capitaine, qui avait été sauvé avec nous, gronda toute la nuit sans qu'on pût le faire taire. Nous étions sur le qui-vive, quand, le lendemain, on vint annoncer qu'on voyait des empreintes de pieds nus marqués sur le sable. Nous savions qu'alors personne parmi nous ne marchait sans chaussures. Ces traces annonçaient des individus courant en fuyant du bois où était située notre tente. Cette circonstance nous fit soupçonner que nous étions observés. En effet, le lendemain, le 9 juillet, pendant qu'une bordée était allée dans le canot pour le sauvetage, un des passagers, qui se trouvait à quelque distance, revint annoncer qu'il avait vu des sauvages. On s'arma à la hâte de ce qui se trouvait à portée, et le capitaine, s'étant avancé avec quelques hommes, les aperçut bientôt. Ils étaient neuf, sans armes, n'ayant pour tout vêtement qu'une peau de phoque sur le dos. Ils hésitèrent d'abord pour nous approcher; mais, nous voyant venir avec des démonstrations amicales, ils devinrent de suite familiers. On leur fit quelques présents, mais on ne les laissa pas venir jusqu'à la tente, comme ils paraissaient beaucoup le désirer. Après être restés avec nous quelque temps, ils partirent. Depuis ils vinrent souvent, même avec leurs femmes, qui n'étaient pas vêtues autrement qu'eux. Plus tard on les admit dans la tente, et nous allâmes maintes fois les visiter dans les différentes îles, où ils se transportent dans des pirogues qu'ils dirigent fort adroitement. Leurs huttes étaient semblables à celles que nous avions vues dans notre île, mais couvertes de peaux.

Ces sauvages sont généralement d'une taille moyenne, forts et bien constitués: c'est évidemment la même race d'hommes que les Indiens de Chiloë. Ils ont toujours avec

grande quantité de chiens qui leur servent à chasser les phoques. Ils mangent la chair de ces animaux, et se nourrissent principalement de coquillages. Cette nourriture doit souvent leur manquer dans les gros temps, lorsqu'ils ne peuvent pas tenir la mer avec leurs pirogues. Quand ils venaient nous visiter, ils nous demandaient souvent à manger: c'était probablement là leur principal but, et peut-être aussi celui de nous voler quelque objet à la dérobée, comme ils le faisaient souvent. En résumé, ils nous ont paru fort misérables, indolents et paresseux à l'excès. Le naufrage de la Delphine leur a procuré une infinité de choses provenant de la cargaison, dispersées cà et là sur les îles où ils allaient les recueillir.

Pendant la première période de notre séjour dans l'île, le temps se passa d'une manière très-uniforme. La bordée qui restait à terre approvisionnait de bois la tente. Il s'en faisait une énorme consommation pour alimenter un grand feu jour et nuit, précaution indispensable dans un climat aussi pluvieux, où l'humidité pouvait occasionner des maladies. On s'occupa toujours avec la plus grande activité du sauvetage. Chaque jour on allait avec le canot pour retirer de l'eau les marchandises qu'on pouvait atteindre.

Le jeune lieutenant de l'Épine dirigea toujours avec zèle et courage les matelots dans ce travail pénible, tant sur le navire et sur l'endroit où il avait été fort longtemps, que sur les îlots environnants, souvent assez éloignés, lorsque la mer eut enfin démoli le navire. Cependant le mois de septembre approchait. Le charpentier avait fini de réparer, autant que possible, et de ponter la chaloupe, qui fut gréée en goëlette.

Quoique le temps fùt toujours le même, nous espérions qu'il ne tarderait pas à s'améliorer. Le capitaine Coisy résolut de mettre à exécution son projet, de se transporter avec quelques hommes seulement à San-Carlos de Chiloë, pour

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