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LANCELIN.

NÉ VERS 1770, ET MORT A L'AGE DE 35 OU 36 ANS.

Voici un nom moins célèbre que ceux que nous avons vus précédemment; ce n'est cependant pas un écrivain à oublier. Il n'a fait qu'un ouvrage, aujourd'hui peu connu (1); mais c'est un livre qui représente, avec la plus grande fidélité, la philosophie de l'époque à laquelle il appartient. Conçu à propos d'une question proposée en l'an 5 par l'Institut (2), repris ensuite en sous-main pour recevoir le développement de tout un système composé dans le point de vue du sensualisme, il fut publié pendant les années 1801, 1802 et 1803; c'était le temps où le condillacisme, laissé un moment pour des questions plus pressantes et plus graves, et perdu avec toute spéculation dans la tempête politique qui avait passé sur la France, se relevait par les travaux d'esprits fermes et sérieux, et, renouvelé par le génie de Cabanis et de Tracy, ralliait à peu près à ses doctrines tout ce qu'il y avait de penseurs dans le pays. Il avait la foi des savans; mathématiciens, physiciens, chimistes et médecins, tous adhéraient en général à une opinion, qui assimilait la science de l'ame à celle du corps, et ne faisait de la psychologie qu'une branche de la physiologie. Ils y voyaient l'avantage de ramener à leur unité une théorie qui, jusque-là incertaine et sans base, pourrait enfin se constituer, et participer à l'exactitude des connaissances, dont elle se rapprochait. Les philosophes devenaient des leurs et cessaient de faire classe à part; il n'y avait plus une métaphysi

(1) Introduction à l'Analyse des Sciences, Paris, 1801, 1802 et 1803; trois parties, in-8°.

(1) Déterminer l'influence des signes sur la formation des idées. M. de Gérando remporta le prix.

que, une théologie, il n'y avait plus de Sorbonne, ou plutôt la Sorbonne était à eux, la métaphysique leur appartenait; ils étaient philosophes virtuellement; il ne s'agissait pour le devenir que de faire de leur idée une application particulière : telles étaient leurs espérances, et, pour qu'elles ne fussent pas trompées, ils favorisaient de tout leur pouvoir, appuyaient de tout leur crédit, embrassaient et propageaient avec ardeur le nouveau condillacisme. Lancelin était un savant, un géométre; jeune, plein d'enthousiasme, d'une intelligence qui ne demandait qu'à généraliser et à s'étendre, il sentit plus que personne cet entraînement des siens vers le système de la sensation. Il avait bien peu lu, lorsque se décida chez lui l'étude philosophique ; il nous le dit, il ne connaissait que Locke et la logique de Condillac, mais il était plein de l'esprit du temps, il en était possédé, agité, et il ne fallait qu'une circonstance pour faire saillir en lui sa vocation intime. Il vint à la philosophie à peu près comme Mallebranche, parce qu'il y avait l'ame tournée, et que le moindre accident devait suffire pour lui donner l'impulsion qu'il attendait. Ce fut l'effet de la lecture du programme qui contenait la question citée plus haut; il en fut saisi, préoccupé, il le médita avec attention, et conçut aussitôt la pensée du Mémoire, dont plus tard il fit le livre que nous avons.

Lancelin, manquant d'érudition, et même à peine au courant des ouvrages contemporains, puisque ce n'est que dans l'intervalle de son premier à son second volume qu'il connut les travaux de Cabanis, de M. de Tracy et de quelques autres, devait nécessairement être exposé aux désavantages inévitables d'un écrivain qui ne sait pas. Ainsi, par exemple, il fait tout, comme si tout était à faire; il traite la science, comme si elle n'était pas; recommence ce qui est fini, explique ce qui est expliqué, et perd en d'inutiles développemens une analyse qui n'apprend rien. De là aussi son peu de respect pour les opinions qui ne sont pas la sienne; ignorant de qui elles viennent, par quels génies elles sont consacrées, de quelle autorité elles sont investies, il ne les pèse ni ne les considère; il n'y cherche aucune vérité, n'y aperçoit rien de plausible, ne les regarde que comme des rêveries; faute de connaissances

historiques, il n'a nulle impartialité historique, et il ne tient pas à lui qu'on ne croie pas que hors le sensualisme tout est absurde. Il n'a surtout nul sens des opinions religieuses; il n'y voit de la part des prêtres qu'inventions législatives, artifices de police et moyens de gouvernement, et, dans les masses, dans la canaille, comme il dit, qu'une espèce de sottise, de folie et de duperie. C'est une aristocratie de savant pour tout ce qui n'est pas mathématique et physique, dont donne peutêtre assez l'idée la morgue théologique des écrivains d'une autre école. Mais s'il y a de tels inconvéniens à philosopher sans instruction, il y a par compensation quelques avantages. Comme tout paraît neuf dans les questions, on cherche avec plus d'ardeur, on a plus d'élan et d'enthousiasme, on jouit mieux de la science, on en jouit comme d'une découverte : il y a dans la pensée plus d'originalité et de hardiesse ; rien ne la contient, ne la modèle, ne la limite, elle va comme elle veut et jusqu'où elle veut. On trouve de toutes ces qualités dans Lancelin; il y a une certaine verve de science, une portée et une liberté de vues, une foi en ses idées qui intéressent et qui attachent; on aime à voir se déployer, dans sa forte et vive indépendance, cet esprit qui ne craint rien, ne tremble pas de ses solutions, quelque terribles qu'elles puissent être. Cette intrépidité et cette franchise plaisent alors même qu'elles se tournent contre des principes qui vous sont chers; elles sont d'une intelligence qui ne redoute ni ne retient aucun des secrets qu'elle a en elle.

L'ouvrage de Lancelin se compose de trois parties. La première a pour objet l'analyse de la pensée : c'est un traité d'idéologie, d'après les principes de Condillac; l'auteur se rapproche beaucoup de M. de Tracy, mais il n'en a ni la simplicité, ni la profondeur; il n'est pas aussi maître de sa matière, et n'en traite pas les problèmes avec la même facilité; on sent qu'il manque d'expérience, et qu'il n'a pas mûri sa philosophie par des études assez longues. A l'idéologie il rattache naturellement la question du langage, et se trouve ainsi conduit à examiner l'influence des signes sur la formation des idées. C'était le sujet de l'Institut : il en présente l'explication, commune à toute son école, c'est-à-dire qu'il

montre très-bien que les mots sont nécessaires, sinon à la génération, du moins au développement, au perfectionnement scientifique de la faculté de penser; mais il n'éclaircit pas suffisamment le rapport en vertu duquel l'esprit emprunte à la parole cette puissance de précision, qui lui sert à définir et à distinguer ses impressions. Il ne pénètre pas dans le secret de cette force intelligente, qui, réduite à de vagues notions, tant qu'elle reste en elle-même et ne fait pas effort pour s'appuyer sur les organes, n'a pas plus tôt tenté de les mettre à son service, de leur donner le mouvement, d'ajouter et de lier ce mouvement à son action idéale, qu'aussitôt elle sent ses idées, participant en quelque sorte à la nature de la matière, prendre corps et couleur, se déterminer, se définir, passer de l'état d'enveloppement et de confusion à celui d'exposition et de précision. Il n'y a rien sur ce point de tout-àfait satisfaisant dans les théories idéologiques.

:

La deuxième partie de l'Introduction à l'analyse des scien ces est consacrée à l'examen de la volonté et des phénomènes qui s'y rattachent. L'auteur réunit, ou plutôt confond sous ce titre deux choses qui doivent être cependant soigneusement distinguées; ce sont les déterminations instinctives de l'amour de soi, et les déterminations réfléchies de la liberté, ou, en d'autres termes, les émotions, les passions et les résolutions volontaires. Il y a une différence sensible entre ces deux sortes d'actions dans celles-ci, l'homme se reconnaît, se possède, délibère et se résout; dans celles-là, il ne songe à rien, il cède et se laisse faire. Responsable, digne ou indigne dans les unes, dans les autres, il n'est que le sujet des causes qui l'affectent et déterminent en lui le plaisir ou la peine. Du reste, dans cette même partie, après avoir été considérée d'une manière abstraite et métaphysique, la volonté est ensuite suivie dans ses effets sur l'éducation, la législation et le gouvernement. Nous verrons tout à l'heure dans quel sens toutes ces idées sont présentées. Enfin, dans une dernière section, il est traité de la division de nos connaissances, des progrès et des bornes de l'esprit humain. C'est toujours le même point de vue, le point de vue sensualiste.

En effet, au fond de toute cette idéologie, il y a un sys

tème général, dont le principe et les conséquences sont trèsnettement matérialistes. Il suffit pour s'en convaincre de relever quelques opinions que renferme l'ouvrage.

Et, d'abord, en ce qui regarde l'ame, il pense qu'elle est une collection de sensations. Il discute peu cette assertion, il la pose plutôt; mais il la pose expressément et comme un dogme de sa philosophie. L'ame est une collection de sensations; mais les sensations, que sont-elles? Des phénomènes organiques, qui, eux-mêmes, ne forment collection que parce que les causes dont ils proviennent, se liant les unes aux autres, se combinant entre elles, composent un effet collectif ou une addition d'effets dont l'ame est l'expression et la somme résultante. L'ame de l'homme, ainsi conçue, son origine et sa fin sont claires et évidentes; elle commence dans l'ordre actuel, au moment même où la génération dispose entre elles certaines molécules de manière à les rendre propres aux fonctions de la vie, du mouvement et du sentiment; primitivement ce fut d'une autre façon, puisque les agens de la génération n'existaient pas à cette époque; la nature se mit en travail, et à force d'essais et d'ébauches, à force de chances et de combinaisons, elle aboutit enfin à la composition de l'être humain tel que nous le voyons maintenant, et alors elle se déchargea sur lui du soin de perpétuer son espèce, se bornant à lui en donner le besoin et l'attrait. Ce que fait l'addition, la division le défait; l'ame, née d'une collection, meurt et finit avec cette collection: il n'y a pas plus d'immortalité pour elle que pour l'organisme décomposé; il y a même entre elle et les molécules cette différence singulière, que celles-ci, éternelles et impérissables, pour cesser de sentir, ne cessent pas d'exister; tandis qu'elle, qui n'est que sensations, n'a pas de vie au-delà des phénomènes sensitifs. Ainsi la matière est immortelle, mais l'esprit ne l'est pas, parce qu'il tient à l'organisation et que l'organisation n'a qu'un temps. Un Dieu, dans ce cas, serait de peu de chose pour la destinée morale, puisqu'il ne saurait la prolonger au-delà du terme inévitable, et y faire intervenir la justice d'une autre vie. Mais ce n'est pas une illusion à se faire; ce Dieu n'est pas, tel du moins que le conçoivent les religions : s'il y a un être, ou plutôt un nombre infini

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