Page images
PDF
EPUB

tique; car on ne veut et on ne fait que ce qui est réellement dans sa pensée. L'homme réduit à la sensation n'a donc que la matière pour but moral; son corps et pour son corps tout ce qui en intéresse le bien-être, les organes avec les choses qui leur sont bonnes ou mauvaises, c'est là ce qu'il doit se proposer dans toutes ses décisions. Se conserver avant tout, et puis se procurer tous les plaisirs que permet la conservation de soi-même, étudier dans ce dessein l'univers et ses lois, et à l'aide de la science travailler à son bonheur, tel est son devoir suprême et sa grande règle de conduite : toute action qui s'y conforme est légitime et bonne, toute action qui s'en écarte est mauvaise et illégitime; le vice et la vertu ne sont que l'habitude de violer ou de remplir les commandemens qu'elle prescrit. Lisez plutôt Volney, et voyez si son Catéchisme n'enseigne pas cette doctrine. Il n'en peut être autrement: car le sensualisme moral est dans le sensualisme psychologique, et quand on admet celui-ci, on est bien forcé d'admettre celui-là.

Il en est de même de la politique : déduite des mêmes principes, elle a des maximes analogues; elle matérialise également le but qu'elle se propose; elle le circonscrit également dans l'utilité sensible: tout autre intérêt que celui-là, elle n'y croit pas et n'en tient pas compte. Elle aime l'ordre, parce que sans l'ordre il n'y a que péril et misère; mais elle l'aime quel qu'il soit, pourvu qu'il garantisse aux individus le seul droit qu'elle leur reconnaît, celui de vivre et de jouir des biens que demande la sensation; elle préfère la liberté, mais elle s'accommoderait du despotisme : le système de Hobbes en est la preuve. L'essentiel à ses yeux est le bien tel qu'elle l'entend; peu lui importe le régime, pourvu que ce régime le produise : pouvoirs de toute espèce et de tout degré, législa tion, justice, force publique et religion, de toutes ces choses elle ne considère que ce qui convient à son dessein; elle arrange tout selon ses vues, pénètre tout de son esprit : c'est l'industrialisme, qui ne conçoit le gouvernement que dans le sens physique et matériel.

La philosophie de la sensation est une, et se suit, de point en point, qu'il s'agisse de bien ou de beau, ses idées sont toujours les mêmes; elle n'a qu'une opinion pour la poésie comme

pour la morale. Qu'est-ce en effet que le beau pour elle? Rien de spirituel ni d'intime; ce n'est pas l'ame ou la vie animant de leur action un appareil organique et y répandant avec harmonie l'unité et la variété, la mesure et l'énergie; rien de semblable: elle n'y voit que la matière faisant plaisir à quelque sens; elle le définit par des couleurs, des figures, des mouvemens ou des sons : l'homme dans sa beauté n'est qu'un beau corps, et l'univers dans son éclat qu'un composé de belles masses; l'esprit n'entre pour rien dans ces merveilles. Ainsi, qu'est-ce que la poésie? Une sensation exquise, une finesse dans les sens, un art ou un instinct de l'œil ou de l'oreille; mais de conscience, point; d'idées morales, aucune; tout ce qui est ame lui échappe; elle peut chanter le monde visible; mais le monde invisible, mais l'homme et Dieu dans leur essence, elle ne les conçoit ni ne les admire, elle n'a point d'hymnes en leur honneur : la nature matérielle, sans caractère symbolique, sans figure ni expression, est donc le seul objet de ses impressions et de ses tableaux; elle s'y tient étroitement, de peur qu'en cherchant autre chose elle ne se perde en rêveries, et en imaginations sans vérité : telle est la poétique du sensualisme, et elle ne peut être différente, c'est ce que le raisonnement met hors de doute. Mais de fait rien n'est plus constant : toutes les fois que cette doctrine, régnant chez tout le monde, a régné chez les poètes, l'art a pris entre leurs mains une direction matérialiste; littérateurs, musiciens, peintres, statuaires, artistes de tout genre, de tout génie, ce qu'ils ont cherché dans leurs ouvrages, c'est l'expression de la nature dans sa vérité sensible. Mais l'idéal qu'elle revèle, mais l'esprit qu'elle porte en elle, ils ne l'ont ni connu, ni exprimé, ou du moins, s'ils l'ont exprimé, c'est sans le savoir, sans le vouloir, et plutôt par une fidélité mécanique que par une imitation intelligente; ils ne sont poètes qu'à moitié, à peu près comme ceux qui, dans un sens opposé, plus attentifs à l'esprit qu'occupés de la forme, sentimentalistes avant tout et fort peu naturalistes, ont négligé la figure et la réalité physique pour rendre exclusivement des choses intimes et morales. Leur pensée trop métaphysique manque de couleur et de relief, et leur style sans images est tout empreint de mysticisme; ils n'ont

que le génie du sens intime, ils n'ont pas celui de la sensation.. Chez les autres, c'est le contraire : ils ont l'inspiration de la sensation, ils n'ont pas celle du sentiment; ils pèchent ainsi par la partie la plus importante de leur art, car, sans doute, si la beauté n'est pas uniquement dans l'esprit, elle est encore bien moins uniquement dans la matière et dans la forme inexpressive.

La poésie touche toujours de si près à la religion, que le système de philosophie qui entend l'une d'une façon doit nécessairement entendre l'autre d'une façon à peu près semblable. Qu'est-ce, en effet, que Dieu pour qui ne conçoit que l'étendue? Simplement de l'étendue; et que serait-il autre chose? Mais, ce Dieu une fois admis, deux explications opposées se présentent sur sa nature: ou bien il n'est qu'un tout, qu'une vaste et pleine existence, le grand corps, l'être unique dont les prétendus individus ne sont que des membres ou des modes, et c'est là le point de vue de ceux qui se préoccupent de l'unité, c'est le matérialisme panthéiste; ou bien ce Dieu est multiple, et se résout en une foule d'êtres qui tous existent à part, et alors il n'est plus ce α immense où tout s'absorbe, il est chacun des élémens dont se compose l'univers; chaque élément est dieu, il n'y a plus un dieu, il y en a mille; c'est un polythéisme qui ne finit pas, c'est l'atomisme d'Épicure. Dès qu'on ne voit au fond des choses que pluralité et totalité, la conséquence forcée est la religion épicurienne, ou le matérialisme panthéiste. Quant au sentiment que doit inspirer aux partisans de ces deux opinions l'idée qu'ils se font du dieu ou des dieux qu'ils imaginent, ce ne peut être qu'une affection sans spiritualité ni moralité; comme ils n'ont foi, de part et d'autre, qu'à l'être physique et à ses attributs; qu'ils ne lui supposent en conséquence ni intelligence ni volonté, le bien ou le mal qu'ils en reçoivent n'ont à leurs yeux aucun caractère de providence et de bonté ; ils en jouissent ou ils en souffrent comme de faits inévitables; ils n'expliquent rien par un dessein, et leur religion n'est que le culte d'une fatalité brute et sans pensée; point de piété ni de reconnaissance, point de sainte résignation, point de prière, ni de confiance en une justice à venir, mais des émotions sans enthousiasme, un amour sans gratitude, une froide

sympathie, de l'espérance à tout hasard, une adoration qui reste à terre, rien d'idéal ni d'inspiré.

Nous ne nous arrêterons pas à présenter la critique du système dont nous venons de parcourir quelques uns des points principaux : la manière seule dont nous avons eu soin d'en dégager le principe, et d'en presser les conséquences, suffit de reste pour montrer ce qu'il a de vrai et de faux, de bon et de mauvais. Nous aurons d'ailleurs par la suite plus d'une occasion de le discuter. Tout ce qu'il importe de remarquer, c'est l'élément exclusif des théories dont il se compose, afin que, si on veut le comparer aux systèmes des autres écoles, on sache où le prendre précisément, pour ne pas tomber dans le vague. Cet élément exclusif est la sensation et tout ce qui vient de la

sensation.

L'école théologique a son principe comme le sensualisme; mais, nous n'avons pas besoin de le dire, ce principe est bien différent: au lieu de ne voir dans l'homme que des organes et la sensation, elle y voit une intelligence servie par des organes, elle y voit surtout une intelligence; elle est éminemment spiritualiste, mais elle l'est selon l'Église, c'est-à-dire qu'à son idée psychologique elle mêle un dogme de tradition qui produit une théorie plus mystique que scientifique, meilleure pour la foi que pour la raison : ce dogme est celui du péché originel. En effet, elle croit que le premier homme a failli, et en lui toute sa race; que sa faute est devenue celle de ses enfans, et des enfans de ses enfans, jusqu'à la dernière génération; qu'il nous a tous faits semblables à lui, tous coupables comme lui, tous méchans de sa malice; de sorte que le péché nous vient avec la vie, et que nul ne saurait y échapper; mais s'il est impossible de s'y soustraire, il ne l'est pas de l'expier, et il dépend de chaque conscience de se purifier par la vertu et de se racheter par la religion; telle est la loi du genre humain : sa destinée est de recouvrer par le repentir le bien dont il est déchu par le malheur de sa naissance; elle est pénible et douloureuse, parce qu'elle est une punition. Le monde n'est pour notre race qu'un lieu d'expiation; rien n'y arrive que dans un but de satisfaction et de justice; les maux dont il est plein ne sont pas de simples épreuves, ce sont des peines et des châtimens. Des

créatures qui naîtraient faibles mais innocentes, imparfaites mais sans vice, ne devraient être exposées qu'aux afflictions nécessaires à leur meilleure éducation; la douleur et le besoin conviendraient à leur état comme motif et moyen de perfectionnement et de vertu; la punition serait injuste. Si elles naissent au contraire coupables et vicieuses, leur condition n'est plus la même, et, pour l'ordre, il faut que leur vie soit expiatoire. Il importe de le remarquer, car c'est là le grand principe de la morale théologique : la vie est avant tout un régime pénitentiaire.

Et comme l'homme peut encore à son péché originel ajouter des vices acquis et des crimes accidentels, et mériter en conséquence un surcroît de corrections, il n'y a pas seulement sur terre les maux du droit commun, il y en a de particuliers réservés à certains coupables. Mais s'il est des hommes assez méchans pour accumuler vice sur vice et être pécheurs à la fois du chef de leurs pères et de leur propre chef, il en est d'autres qui, plus heureux, non-seulement paient pour leur compte, mais qui, leur dette une fois payée, ont en sus assez de mérites pour pouvoir être cautions de leurs frères en détresse, et s'offrir à Dieu en sacrifice afin de les racheter du péché. Dès qu'ils le peuvent, ils le doivent, la charité leur en fait une loi, et le fils de Dieu n'est venu au monde que pour leur en donner divinement et le précepte et l'exemple.

En général, l'humanité n'est pas bonne, et elle a besoin de sévérité: si les chefs qui la gouvernent ne règnent pas d'après ce principe, il est à craindre qu'elle ne tombe dans des désordres de toute espèce; il lui faut des maîtres qui la contiennent, la soumettent et lui fassent remplir de force les conditions de sa destinée. Elle se perdrait par la liberté : car certainement elle ne l'emploierait pas dans un but d'expiation, et n'en userait pas pour son salut; il ne la lui faudrait du moins qu'à la discrétion de l'autorité : ce pourrait être une concession locale et temporaire, mais non un droit essentiel, national et général. Si donc les gouvernemens veulent répondre dans les sociétés aux besoins qui les y instituent, s'ils veulent aller selon la loi que Dieu a tracée à leur pouvoir, il importe qu'ils se conduisent d'après le principe de l'expiation, qu'ils ne fléchissent pas de

« PreviousContinue »