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Joie, amour, désir, douleur, haine et aversion, voilà donc la double passion qui naît de l'amour de soi. Cette passion a ses variétés; cela dépend de la nature des objets auxquels elle se rapporte physique quand c'est au monde, sociale quand c'est à l'homme, religieuse quand c'est à Dieu, elle développe dans ces trois cas des affections de toute espèce, l'appétit et la répugnance, la bienveillance et la malveillance, la piété et l'impiété, avec toutes leurs différences de degrés, de caractères et de tendances. Et non-seulement le présent touche l'ame et l'intéresse, le passé la touche aussi : au souvenir d'un bien perdu, elle s'attriste et s'afflige; à l'idée d'un mal qui a cessé, elle se réjouit et se console. L'avenir lui-même lui est ouvert : elle y prévoit mille chances favorables ou contraires; elle espère ou elle craint; elle pressent en quelque sorte les émotions qu'elle doit avoir, souvent avec plus de force qu'elle ne les sentira réellement. La passion une fois expliquée, il s'agit de la juger. Or, comment la juger? En voyant si elle est dans l'ordre. Et comment est-elle dans l'ordre ? C'est d'abord quand elle est vraie, c'est-à-dire quand elle ne se trompe pas sur la nature de son objet, quand elle ne prend pas un bien pour un mal ou un mal pour un bien, un bien apparent pour un bien réel, un mal imaginaire pour un mal constant. C'est de plus quand elle se mesure convenablement à son objet, quand elle ne met pas à le poursuivre ou à le repousser trop ou trop peu d'énergie, quand elle ne pèche par conséquent ni par exaltation ni par apathie, car ce sont là deux défauts qui la corrompent également : tel est le cadre dans lequel nous proposerions de renfermer les développemens philosophiques auxquels le fait de la passion pourrait donner naissance; il nous semble assez vrai et assez large pour tout contenir et ne rien fausser.

Insuffisante en plusieurs points, inexacte en plusieurs autres, la philosophie de M. de Tracy ne saurait être considérée comme une théorie satisfaisante; elle pèche par sa base, en se fondant sur la physiologie; elle est en défaut dans ses explications, parce qu'elle omet ou méconnaît des faits importans dans la science; en cet état il serait difficile que la morale qui en dérive fût exempte d'objections; celle que l'auteur en a

déduite par indications, il est vrai, donnerait lieu, sans contredit, à des critiques assez graves. Mais, comme il l'a à peine esquissée, et que d'ailleurs nous la retrouvons exposée et commentée dans le catéchisme de Volney, nous attendrons pour la juger que nous nous occupions de cet ouvrage : elle deviendra alors l'objet d'un examen spécial. Pour le moment, qu'il nous suffise de dire que, si l'homme n'est que matière, et n'a d'intelligence que pour la matière, il ne peut être question pour lui que de la vie physique et des soins du corps. Point d'autres devoirs que ceux-là; conservation et bien-être : voilà tout le but de sa destinée. Mais quoi! tous ces dévouemens héroïques dont l'histoire nous entretient, et ces vertus moins éclatantes que nous admirons autour de nous, nos propres résolutions quand elles ont quelque chose de moral et de religieux, tout est-il vain et sans objet? en serions-nous donc réduits à n'estimer que la tempérance, à n'honorer que l'industrie; et pour toute gloire à acquérir, n'y aurait-il véritablement qu'à s'enrichir et à se bien porter? hors de l'utile, et de l'utile de cette espèce, n'y aurait-il rien de vrai, de bon, de beau et d'honorable? Avec quelque art que l'on ménage les conséquences d'un tel système, quelque bon sens que l'on apporte à l'appliquer convenablement, quelle que soit même la pureté des vues de ceux qui le proposent, toujours trahit-il de quelque façon le vice et le faux de son principe. Il n'a réellement quelque valeur que dans des limites et à des conditions que plus tard nous marquerons. Hors de là, il est étroit, petit, et ne peut donner qu'une sagesse du second ordre et une morale du bas étage.

Nous le disons, et c'est à regret, on trouve dans le livre de l'Idéologie le principe d'une telle doctrine; il n'y est pas expliqué ni surtout exposé avec les choses fâcheuses auxquelles il peut conduire, mais il y est implicitement, et pour l'y saisir il ne faut qu'y regarder.

Cependant voulons-nous qu'on impute au philosophe les torts qui ne sont qu'à son opinion? Nous protestons contre une telle idée; et cela, non par vain égard pour l'honorable M. de Tracy, dont le caractère n'a besoin d'apologie ni de ménagement notre motif est meilleur, il est mieux dans la

vérité. Il arrive rarement qu'avec une théorie, même exacte, un philosophe puisse être constamment l'homme et le fait de cette théorie: les inconséquences échappent si vite! La foi qu'il porte à ses principes n'est pas si vive et si présente qu'elle ne manque pas un seul instant de présider à ses actions; il l'oublie en bien des cas et se laisse aller à d'autres idées à plus forte raison quand sa théorie n'est nullement satisfaisante; car alors, quoi qu'il fasse, il ne peut y croire de toute conscience; il y croit spéculativement, avec son esprit et sa logique, mais il n'y croit pas avec son ame : c'est chez lui affaire de tête, et non conviction de cœur. Aussi ne la suivra-t-il dans la pratique qu'avec incertitude et restriction; le plus souvent même il s'en écartera, ou la corrigera habilement; il y prendra ce qu'il y a de bien, et y laissera ce qu'il y a de mal; il y mêlera des émotions, des affections, des pensées de bonté et d'honneur, qui en effaceront heureusement le vice métaphysique. Il pourra se montrer humain, généreux, ferme et droit dans sa conduite; sa vie sera selon son ame, et son livre selon son esprit : heureuse contradiction dont doit profiter la critique, afin d'accorder à l'écrivain toute l'estime que la vérité lui force de refuser au système. Avons-nous besoin d'ajouter que nous nous félicitons d'avoir à appliquer ces réflexions à un homme qui plus que personne a droit à un tel jugement?

N. B. Nous n'avons pas eu en vue, dans l'examen que nous venons de faire, ni l'Économie politique, ni la Politique, de M. de Tracy, dont l'une se trouve dans le Traité de la Volonté, et l'autre, dans le Commentaire de l'Esprit des Lois (1). Ce sont des questions qui ne sont pas sans rapport avec notre sujet, mais qui cependant n'en font pas partie. Nous nous bornons à la pure philosophie.

(1) Les œuvres complètes de M, Destutt de Tracy, in-18, se composent ainsi qu'il suit: Idéologie proprement dite, première partie, un vol. 1827; Grammaire raisonnée, deuxième partie, un vol. 1825; Logique, suivie de plusieurs ouvrages relatifs à l'instruction publique, la plupart inédits, troisième partie, 2 vol.; Traité de la volonté et de ses effets, ou Traité d'Économie politique, augmenté du premier chapitre de la Morale, quatrième et cinquième partis, un vol.; Commentaires sur l'Esprit des Lois, de Montesquieu, un vol,

VOLNEY.

NÉ EN 1757, MORT EN 1820.

POUR peu qu'une école soit forte, elle a non-seulement sa doctrine et ses solutions générales, mais des théories particulières que lui donnent des hommes spéciaux dont l'esprit s'est tourné vers tels ou tels points de vue déterminés. Ainsi, elle ne s'en tient pas à ses métaphysiciens, elle a en outre ses physiciens, ses moralistes, ses politiques, etc. L'école sensualiste ne pouvait manquer de s'assurer cet avantage; elle a parcouru une trop belle carrière, elle s'est livrée à trop de travaux, ses progrès et ses perfectionnemens ont été trop bien conduits depuis son origine jusqu'à nos jours, pour qu'en chemin elle n'ait pas trouvé tous les génies dont elle avait besoin, pour qu'elle n'en ait pas trouvé pour toutes ses vues et tous ses usages: aussi, en France surtout, est-il peu de questions importantes sur lesquelles elle n'ait eu des écrivains dans son sens, et des partisans de ses principes; c'est manifeste dans le 18 siècle; au 19° ce ne l'est pas moins; ici, en effet, comme nous l'avons déjà montré, Cabanis en a été le physiologiste, M. de Tracy le métaphysicien; voici maintenant Volney, qui en est le moraliste.

Il y a peu d'originalité dans la morale de Volney : elle est celle de tous les partisans du système sensualiste; elle est celle, en particulier, d'Helvétius, de d'Holbach et de SaintLambert. Il n'a fait que la réduire à sa plus simple expres

sion.

Son principe est bien clair: il pense que l'homme ne doit agir que dans la vue de se conserver. Se conserver, et, pour

cela, tout tenter et tout faire, telle est selon lui la grande loi de la nature humaine. Et il ne faut pas croire qu'il attache à ce terme un sens extraordinaire ou profond: il l'entend comme tout le monde ; il veut simplement dire que le devoir est de vivre, de veiller à la vie, d'en assurer avec soin le cours et le bien-être. Il n'y a sur ce point aucun doute à avoir; et il y en aurait, qu'il suffirait pour le dissiper de remarquer à quel système métaphysique l'auteur emprunte sa morale. Partisan de l'hypothèse physiologique, il ne peut pas ne pas voir l'homme tout entier dans les organes, et par conséquent ne pas regarder le bon état des organes, leur intégrité, leur exercice, comme l'unique fin des actions que doit se proposer la volonté. En niant l'ame, ou, ce qui est la même chose, en ne l'admettant que comme un résultat de la matière organisée, il s'engage à n'en tenir aucun compte dans ses préceptes, ou à n'en parler que pour la comprendre au nombre des fonctions de la vie, et la mettre à ce titre, mais à ce titre seulement, sous la sauvegarde de la loi qui ordonne de se conserver. Or, il n'est pas homme à ne pas suivre son opinion jusqu'au bout et à reculer devant les conséquences qu'elle entraîne après elle; il y va sans réfléchir, et, fort de raisonnement, il adopte sans détour le principe de la conservation.

:

Les applications vont d'elles-mêmes elles sont toutes en harmonie avec l'idée générale dont elles dérivent. S'agit-il en effet de savoir ce que c'est que le bien, ce que c'est que le mal, la réponse est aisée le bien est tout ce qui tend à conserver et à perfectionner l'homme, c'est-à-dire l'orgahisme; le mal, tout ce qui tend à le détruire et à le détériorer. Le plus grand bien est la vie, le plus grand mal est la mort rien au-dessus du bonheur physique, rien de pis que la souffrance du corps; le bien suprême est la santé aussi, le vice et la vertu ne sont et ne peuvent-ils être que l'habitude volontaire des actes contraires ou conformes à la loi de la conservation; et quant aux vertus et aux vices en particulier, les unes sont toutes les pratiques conservatrices, les autres toutes les pratiques funestes, auxquelles l'homme peut se livrer comme individu, comme membre d'une famille ou d'une société. La science, la tempérance, le courage, l'acti

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