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d'améliorer sa loi n'est pas l'anarchie, l'isolement et la dissolution, c'est l'existence libre des individus, à la condition de ne pas se nuire; c'est aussi l'harmonie par la paix ; c'est la force qui naît de l'harmonie ; c'est aussi de l'unité, mais une unité vraie et non factice. La liberté n'est pas incompatible avec l'organisation ou la réorganisation; elle la repousse quand elle est arbitraire, mais elle l'accepte quand elle est légitime; elle se prête à tout ce qui est ordre; elle s'arrangerait de l'ordre des producteurs, si elle le trouvait vrai et naturel : aussi, qu'ils ne s'inquiètent pas de leur système; si jamais il devient science, théorie positive et exacte, il fera son chemin de lui-même, il gagnera les esprits par sa propre vertu, il vaincra par l'évidence. Rien ne dispose mieux les consciences à recevoir la lumière que le régime de la liberté ; celui de la foi, celui de la force, leur imposent, les oppriment, les paralysent en quelque sorte, et leur ôtent ce sens vif et dégagé, cette curiosité et cette aptitude, qui sont si favorables aux idées nouvelles; l'autre leur donne, au contraire, toutes ces facultés au plus haut point: il n'y a pas d'homme qui résiste moins à la vérité que celui qui est libre et qui le sent bien. Nous le répétons, que les philosophes dont il s'agit s'en fient à la liberté pour le succès de leurs idées; après la vérité, qu'il leur faut, et sans laquelle rien ne se peut, elles n'ont pas de meilleur appui.

Du reste, s'il est un point sur lequel nous sympathisions avec eux, c'est celui de la nécessité d'une réorganisation morale: la société a besoin d'une doctrine nouvelle ou renouvelée, d'une philosophie ou d'une religion, qui, remplaçant dans les consciences une foi qui n'y fait plus rien, et substituant ses principes aux dogmes éteints qui y sommeillent, apporte aux ames une moralité dont elles ne sauraient se passer long-temps. Travailler à cela est une bonne œuvre, une œuvre qui ne vient à la pensée que d'esprits élevés et généreux, et, s'il est vrai que les producteurs mettent, à cette tâche philanthropique, zèle ardent et persévérance, bien qu'à notre avis ils ne soient pas dans le vrai, ils méritent, par leurs tentatives, estime, encouragement et attention. Leurs efforts ne seront pas perdus, et concourront pour leur part à hâter le moment de cette restauration morale, dont ils ont en eux le sentiment.

Arrêtons-nous ici. Nous touchons au terme du mouvement que la philosophie a suivi depuis la révolution jusqu'à nos jours. Nous en avons tracé l'esquisse, entrons maintenant dans les détails, et prenons les hommes un à un.

ÉCOLE SENSUALISTE.

CABANIS.

NÉ EN 1757, MORT EN 1808.

DESCARTES avait ce qu'il fallait pour triompher de l'école, et devenir le philosophe de son siècle : indépendance et puissance de génie, nouveauté de système, hardiesse d'idées, vivacité et adresse pour attaquer et se défendre, tout devait contribuer à répandre et à établir ses doctrines: aussi, le cartésianisme eut bientôt gagné les esprits; il décida la vocation de Mallebranche, il enchanta le génie de Fénélon, il eut la foi de Bossuet, et il prêta des vues à Spinosa et à Leibnitz. Toutefois, il devait, avec le temps, perdre de son autorité : il avait quelques côtés évidemment trop faibles pour satisfaire la raison sévère et difficile du dix-huitième siècle; et, comme alors en France, sur l'avis de Voltaire, on commençait à étudier les ouvrages de Locke, et qu'on y trouvait des théories dont le sens commun s'accommodait mieux que de celles de Descartes, on laissa la philosophie des Méditations pour celle de l'Essai sur l'entendement humain; on changea de croyance : et bientôt Condillac, habile à réduire à leur plus simple expression les idées du philosophe anglais, fut le maître commun de tous ceux qui se livrèrent après lui aux recherches philosophiques. Il y eut certainement, à cette époque, d'autres philosophes en crédit, Helvétius, d'Holbach, Diderot; mais, comme ils avaient plutôt une opinion qu'un système, ou que leur système parut d'abord défectueux, Condillac seul fit école, grâce à l'exactitude de son langage, à la simplicité de ses déductions, et au caractère de ses doctrines, qui étaient tout-àfait dans l'esprit du temps.

Cabanis fut admiré de tous ses disciples. Esprit sérieux et de grande activité, il se livra d'abord aux lettres, dont il espérait quelque gloire; mais, comme il n'y trouva pas de quoi contenter son opiniâtre curiosité et ce grand besoin d'occupation qu'il éprouvait et qui le plongeait dans l'ennui, il se tourna vers des travaux plus forts et mieux faits pour captiver sa pensée; il se livra à la médecine, et en même temps cultiva la philosophie. Déjà familier avec les principes de Locker dont il avait commencé de bonne heure à lire et méditer les ouvrages, il était bien préparé par cette étude à comprendre, et à croire Condillac; ajoutez à cela qu'il vécut dans sa société, qu'il eut son amitié; qu'il reçut de lui, dans de fréquens entretiens, des lumières qui durent de plus en plus disposer son esprit en faveur de la doctrine nouvelle voilà où en était Cabanis lorsque la révolution commença. En ce moment la politique l'entraîna et ne lui permit guère de suivre des études qui demandent tant de calme et de tranquillité d'esprit; mais, dès qu'il put retrouver quelque loisir, il reprit ses travaux, et s'occupa dès lors de son grand ouvrage sur les Rapports du physique et du moral de l'homme (1).

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Son point de départ fut le Traité des Sensations. Condillac avait expliqué tous les faits de l'ame par la sensation; Cabanis accepta son système, mais il eut la pensée de le compléter en reconnaissant la nature et l'origine de la sensation, et ses recherches le conduisirent à la doctrine que nous allons exposer.

Il n'est pas certain que chez tous les animaux la sensation, ou plutôt la sensibilité, soit une propriété des nerfs; car il en est, tels que les polypes et les insectes infusoires, qui sentent, et cependant paraissent privés de tout appareil nerveux; mais dans les organisations qui se rapprochent de celle de l'homme, et dans celle de l'homme en particulier, ce sont exclusivement les nerfs qui possèdent la sensibilité. Une expérience bien simple le démontre : on n'a qu'à lier ou couper les troncs des nerfs d'une partie, et aussitôt elle devient insensible. Du reste il n'y aurait jamais de sensation parfaite, si après

(1) Paris, 1802, 2 vol. in-8°

l'impression reçue il ne se faisait une réaction du centre de l'organe vers les extrémités; en sorte que la sensibilité ne se déploie tout-à-fait qu'en deux temps distincts. Dans le premier elle agit, dans le deuxième elle réagit; dans le premier elle reflue de la circonférence au centre de l'organe, dans le deuxième elle revient du centre à la circonférence : on dirait le fluide qui, soudain dégagé dans les nerfs par la présence de quelque cause, n'a son plein effet qu'après les avoir parcourus dans deux sens opposés.

Quoi qu'il en soit, c'est dans les nerfs que réside la sensibilité, et par suite toutes les facultés morales, l'intelligence, la volonté, etc. L'homme n'est un être moral que parce qu'il est sensible; il n'est sensible que parce qu'il a des nerfs : les nerfs, voilà tout l'homme.

Tels sont les principes qu'on trouve développés dans le livre des Rapports.

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Avant de les juger, il faut d'abord en admirer l'extrême simplicité une impression reçue, l'action et la réaction des nerfs, le sentiment qui en est la suite, voilà toute la théorie. Plus de difficultés sur les rapports du physique et du moral : le moral et le physique ne sont plus entre eux que comme l'effet et la cause; l'un suit de l'autre, et le sentiment est tout à la fois le dernier terme des phénomènes qui constituent la vie, et le premier de ceux qui se rapportent à l'esprit.

Remarquons encore avec quelle facilité cette théorie se prête à une foule d'applications particulières on sait, par exemple, que l'âge, le sexe, le tempérament, le régime, le climat, exercent une grande influence sur le moral des individus; rien de si simple à concevoir, ce sont là autant de circonstances qui affectent et modifient le système nerveux, et par le système nerveux la sensibilité, l'intelligence, la volonté, etc. Remontez aux causes qui font impression sur les nerfs, à l'état des nerfs, au sentiment qui en résulte, et vous pourrez aisément vous rendre compte de tous les phénomènes moraux de l'ame humaine.

Mais tout cela est-il la vérité? Et d'abord, ce qui est vrai, c'est que, dans l'état actuel de notre existence, l'action régulière des nerfs est une condition nécessaire de tout sentiment,

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