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ce puissant enthousiasme qui saisissent les consciences, ils ne perdront pas leurs paroles. L'école nouvelle fera elle-même école; les disciples auront des disciples; l'enseignement descendra en s'étendant; il descendra aux masses, et finira par en former l'opinion et la foi. Le peuple pensera alors comme les philosophes, il professera leurs principes, il sera leur disciple à sa manière. En sorte que, dans ce cas comme dans l'autre, la philosophie pourra encore être considérée dans sa généralité comme l'expression du sentiment commun.

Ainsi, de quelque côté qu'on la regarde, qu'on y voie le dernier développement ou le premier principe, la production ou la conséquence des idées populaires, la philosophie en est toujours la représentation exacte. Remarquons seulement, pour prévenir toute méprise, qu'en parlant ainsi de la philosophie, nous n'entendons pas parler de ces théories vaines, qui ne répondent à rien, ne tiennent à rien, naissent et meurent étrangères aux sociétés, qui les ignorent: celles-là ne comptent pas dans les annales philosophiques. Ce que nous voulons dire, c'est qu'il n'y a pas de doctrine vraie, grande, puissante et publique, qui n'ait eu ses analogies avec les croyances dominantes du pays et des temps dans lesquels elle a paru.

La conclusion que nous venons de tirer, déjà assez importante en elle-même, conduit à une autre qui ne l'est pas moins. S'il est vrai que les systèmes représentent les croyances, l'histoire des systèmes sera donc celle des croyances; exposer les uns dans leur ordre et leurs rapports, ce sera indirectement exposer les autres dans le même ordre et les mêmes rapports; ce sera porter la lumière dans cette conscience du genre humain, qui, surtout vue de loin et dans son expression populaire, est quelquefois si difficile à démêler et à comprendre ; ce sera, par le secret des philosophes, trouver celui du vulgaire.

Et ce n'est pas peu de chose. Combien en effet, le plus souvent, n'a-t-on pas de peine à se rendre compte des opinions d'un peuple! On s'y prend de mille manières; on interroge les arts, la religion et les mœurs. Et cependant, à quoi arrive-t-on? à des conjectures, à des notions vagues : il n'en peut être autrement. Les peuples parlent sans doute par les

arts, les mœurs et la religion; mais ils parlent pour eux, sans autres besoins que de s'entendre, sans autre but que de donner une forme à leur pensée ; ils ne pensent pas à vous quand ils professent leur foi; ils ne la professent que par conscience; il n'est donc pas étonnant que vous les compreniez si peu, leur langage est à eux, et n'a pas été fait pour vous. Si vous voulez saisir leurs idées, ne les cherchez pas sous les formes naïves ou arbitraires qu'ils se sont plu à leur donner : cherchez-les dans les livres des philosophes, quand ils ont eu des philosophes; étudiez-les dans les systèmes : c'est là seulement que vous les trouverez dégagées, abstraites, simplifiées, telles en un mot qu'elles doivent être pour être comprises exactement.

L'histoire de la philosophie est celle des croyances. Or, il n'est pas difficile de montrer quelle part ont ces croyances dans les affaires humaines : car il en est des nations comme des individus, elles ne font que ce qu'elles croient. Quand un homme a sa foi, quels qu'en soient d'ailleurs le motif et l'objet, par cela seul qu'elle est sa foi, qu'elle a vie dans sa conscience, il agit à son ordre, et ne veut que ce qu'elle lui inspire; tout entier à sa conviction, il ne prend parti sur quoi que ce soit qu'il n'y soit porté par son sentiment; de même les nations: chez elles aussi, la foi fait tout. Gouvernées par leurs idées, elles en ont de fixes et de durables, dont elles reçoivent leurs mœurs, leurs usages et leurs lois; elles en ont d'accidentelles et de temporaires, d'où viennent ces mouvemens imprévus et ces résolutions éventuelles qui varient leur existence. Ce qui reste en elles comme ce qui passe, leurs habitudes et leurs positions, leur caractère et leur fortune, il n'est rien qui ne s'explique par la croyance qui les anime; toute leur destinée est dans leur conscience.

Cela est vrai, surtout des sociétés dans lesquelles se manifeste une exaltation d'esprit énergique et durable: elles remuent tout de leur pensée. Voyez les prodiges de la société chrétienne : elle n'a dans l'origine de puissance que sa foi, mais avec le temps sa foi lui vaut l'empire. Voyez aussi les Arabes, dès qu'inspirés et unis par Mahomet ils se mettent en mouvement: le Coran leur prête force, et leur puissance vient du dogme; le glaive n'en est que l'instrument. Et il ne faut pas croire que

les religions seules aient cette vertu : les idées politiques, industrielles, poétiques, toutes les idées en général qui sont à fond dans les consciences, ont cette vertu et cet effet : l'histoire de l'humanité n'en est qu'un long exemple. C'est pourquoi, pour comprendre cette histoire, il faut nécessairement connaître les opinions qui ont dominé dans les siècles et les pays divers. Or, ces opinions, dont on n'a jamais bien le sens tant qu'on ne les voit que sous des formes populaires, ne se trouvent nulle part plus simples et plus précises que dans les systèmes qui les représentent. Mystères, dogmes obscurs, symboles souvent inintelligibles, à ne les juger que dans l'expression du vulgaire, elles sont claires et intelligibles dans les livres des philosophes; elles s'y montrent sans voile et sans figure. Sous le rapport de l'art, elles y perdent sans doute; elles y perdent cet air de révélation, d'inspiration naïve, cette poésie de sentiment, cette originalité de couleur, qui font leur charme et leur puissance; mais elles y gagnent en clarté, elles sont plus scientifiques. Tandis que le peuple exprime comme il l'entend ce qu'il croit comme il peut, les philosophes, plus maîtres de leur pensée, la rendent avec plus de rigueur. Avec eux, pour comprendre il suffit de raisonner; avec le peuple, il faut deviner: on n'est bien dans son secret que quand on y est initié par les hommes qui, en le partageant, l'ont médité et éclairci; c'est donc dans les théories philosophiques d'une époque et d'un pays qu'il faut chercher l'état exact des croyances de cette époque et de ce pays. Et alors on pourra avec certitude se rendre raison des faits matériels dont d'ordinaire l'histoire se borne à nous tracer le tableau; alors aussi l'histoire trouvera son complément et son commentaire dans l'analyse chronologique et critique des systèmes de philosophie : on saura par les systèmes, les croyances, et par les croyances, les motifs et les causes des actions.

Envisagée sous ce rapport, l'histoire de la philosophie n'est plus la revue simplement curieuse des idées de quelques hommes qui ont pensé à part et comme en dehors de la société ; ce n'est plus l'exposition sans application pratique de doctrines solitaires et étrangères au monde : elle a plus d'utilité; ce sont des opinions humaines si sociales qu'elle recueille et exa

mine. En les rappelant, elle rappelle des idées qui ont eu efficacité et puissance, elle y montre les mobiles des grands mouvemens du genre humain. Les penseurs à ses yeux ne sont pas seulement des penseurs, ce sont les représentans de l'humanité en les étudiant, elle l'étudie; en les comprenant, elle la comprend; en les jugeant, elle la juge. Du même regard qu'elle porte sur les doctrines des philosophes, elle embrasse les croyances populaires, les volontés populaires, les actions populaires; elle va jusqu'aux affaires, elle les explique, les conçoit, les rattache à leurs principes.

Il y a long-temps que ce rapport entre l'histoire de la philosophie et l'histoire proprement dite est entrevu et senti; mais peut-être n'a-t-il pas encore été suffisamment démontré et apprécié. On a souvent dit qu'il n'y a pas de véritable histoire sans la connaissance des hommes, mais on n'a point assez dit comment il faut s'y prendre pour acquérir cette connaissance; on n'a point assez prouvé que le meilleur moyen d'y parvenir est de se familiariser par de sérieuses études avec les systèmes qui ont successivement été l'expression de l'opinion humaine. On n'a point assez prouvé comment ces systèmes en général ne sont et ne peuvent être que l'expression de cette opinion. Si l'on eût mieux compris que la philosophie' n'est que la foi des peuples réfléchie et expliquée, on eût certainement tiré meilleur parti des données qu'eût fournies cette remarque ; on eût fait davantage pour éclairer les livres des historiens par ceux des philosophes, et on eût plus avancé dans les recherches qui ont pour objet de reconnaître les loisgénérales des faits sociaux : car ces lois ne sont que celles de la pensée humaine, et nulle part cette pensée n'est plus à découvert que dans les doctrines philosophiques. Les lois des sociétés, aujourd'hui que tant de sociétés ont vieilli, que tant d'autres ont déjà accompli leur destinée, voilà ce que de plus en plus on demande à l'histoire d'éclaircir : or, elle n'éclaircira rien qu'en appelant à son aide l'histoire de la philosophie.

Cette vérité s'applique sans peine à notre époque. Il y a eu en France trois principales écoles durant l'espace de temps que nous embrassons dans cet Essai : l'école de la sensation, représentée par Cabanis, Destutt de Tracy, Garat et Volney;

celle de la révélation, qui compte pour chefs MM. de Maistre, de Bonald et de Lamennais; celle enfin de l'éclectisme ou du spiritualisme rationnel, qui, plus diverse et plus confuse, a plus de peine à se rallier à des noms et à un drapeau. Ce sont autant de philosophies différentes; principes et conséquences, tout en elles est distinct, souvent même opposé; si elles s'accordent sur quelques points, sur tant d'autres elles se divisent, et leurs rapports sont si partiels, leurs divergences si générales, qu'il n'y a pas à se tromper sur leur caractère respectif. Pour peu qu'on les connaisse, on ne saurait les confondre: de la simple psychologie à la métaphysique, en morale comme dans les arts, en politique comme en religion, sur toute question fondamentale, leurs doctrines se divisent et font système à part.

A quelque titre que l'école de la sensation prenne le fait dont elle part pour principe de sa théorie, qu'elle l'explique par l'organisme, ou par l'action d'une force simple, matérialiste ou spiritualiste, peu importe, elle n'en pose pas moins la sensation comme le fondement unique de toute sa philosophie.: ni le sens moral avec ses données, ni les conclusions de ces données, ni les notions d'aucunes sortes qui se rapportent à l'ame et aux faits intimes, elle ne les admet ni n'en tient compte; elle se borne exclusivement à la sensation, à la connaissance sensible. Or, la sensation n'a pour objet que la matière et les choses physiques; les corps et leurs qualités, le monde et ses rapports, l'univers et ses lois : voilà tout ce qu'elle regarde; hors de là, elle ne sait rien. Ainsi, l'être dont elle est la faculté, et la seule faculté, n'a idée que de la matière; fût-il esprit lui-même, comme il n'a pas la conscience, il s'ignore sous ce rapport; il ne sent et ne se connaît que dans son existence organique; la nature est son tout; il peut autant qu'il le veut l'étudier, l'observer, en rechercher les propriétés, en constater les lois; mais pour passer à autre chose, pour s'enquérir d'un autre sujet, pour pénétrer jusqu'aux ames, jusqu'aux forces et aux actions, il n'a ni sens ni pouvoir; il n'en sait rien par expérience, il n'en sait rien par raisonnement; ce ne sont pas même des inconnues; elles ne sontpas, ou elles sont sans données qui les révèlent : telle est la sphère de son intelligence, telle est aussi celle de sa volonté et de son activité pra

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