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cours malgré que nous en ayons. En d'autres termes, nous n'avons pas un laboratoire, des instrumens et des expériences au moyen desquels nous puissions traiter l'ame comme les physiciens ou les chimistes traitent le sujet de leurs recherches. Aussi, les sciences naturelles sont-elles plus riches, plus avancées, plus profondes que les connaissances morales. Cela tient, encore une fois, à ce que, pour celles-ci, il n'y a que l'observation, et que, pour celles-là, il y a l'observation, plus l'expérience et

ses secrets.

Il faut convenir que, si tout était vrai dans l'objection qui vient d'être exposée, un désavantage réel serait du côté de la philosophie. Ce ne serait pas précisément une raison pour dire que, réduite à la simple contemplation, elle ne mène à aucun résultat important; car, même en se bornant à regarder, pourvu qu'on regarde bien, il se passe encore dans la conscience, par le seul fait de la nature, assez de phénomènes et d'évènemens, il s'y produit assez de rapports, il s'y manifeste assez de lois, pour que celui qui suivra bien tout ce jeu de l'activité humaine y trouve encore assez de principes et en retire assez de science. On n'assiste pas ainsi au développement continuel de la plus belle force de la création sans s'élever à des idées suivies, étendues, théoriques, et d'une utile application. Les philosophes mêmes seraient bien heureux s'ils pouvaient toujours, dans leurs recherches, s'assurer ce prix de leurs efforts. Mais il n'est pas vrai que la science de l'ame n'ait pas l'expérience à sa disposition. En effet, si l'on n'a ni creuset, ni alambic, ni instrument d'aucune sorte pour décomposer ou transformer une substance immatérielle, et qui ne se change pas comme un corps, s'il n'y a pas moyen de la traiter à la manière des choses physiques, de la chauffer, de la frotter, de la comprimer, de la faire vapeur ou étincelle, ce n'est pas à dire pour cela qu'elle ne donne réellement prise à aucune espèce d'action. Elle est force, et force vivante; elle est sensible, intelligente, et, par conséquent, accessible à toutes les impressions et à toutes les idées qui peuvent varier son existence; elle est puissante sur ellemême; elle l'est sur ses sens, sur la nature, et capable, par conséquent, de tenter toutes les positions qu'elle croit propres à faire ressortir quelques faits de son activité. Bien des circon

stances diverses, soit qu'elle les cherche, soit qu'elle les rencontre, ont sur elle un effet moral qui la pousse à se développer. Le fonds même de son essence ne change ni ne s'altère ; mais son mouvement, sa vie, le jeu de ses facultés, tous les exercices possibles de sa féconde virtualité, voilà, certes, qui est susceptible de variations et d'expériences. On expérimente sur soi-même, on expérimente sur les autres sur soi, lorsque, bien plein de conscience et d'attention, on se livre sans faiblesse à l'impression des objets; lorsqu'on se met en présence du monde ou de l'humanité, pour voir ce qu'ils font à l'ame et de quelle manière ils la remuent. On expérimente sur les autres lorsque, les soumettant aux mêmes épreuves, les interrogeant par les mêmes moyens, on leur fait dire leurs secrets et révéler leur conscience. Les livres, le théâtre, les tribunaux, les affaires, les voyages, toutes les chances de la destinée, toutes les vicissitudes de l'existence, quelles occasions d'expériences, quel apprentissage, quelles leçons! Toute la vie en est remplie; il n'y a même pas de créature qui se prête plus que l'homme aux tentatives de l'empirisme; il n'y en a pas, car il n'en est aucune qui soit plus faite pour être éprouvée : l'épreuve, en effet, est sa loi; il n'est sur terre que pour y passer par toutes les situations difficiles qui peuvent exciter sa vertu, et mettre en jeu ses facultés. Le temps, ce grand faiseur d'expériences, ne le laisse pas un moment sans le tenter, sans l'assiéger de besoins, d'affections, d'émotions et d'idées, qui, bon gré mal gré, le font agir de toute manière et l'exercent en tous sens. L'éducation elle-même, qui n'est qu'une imitation en petit, et faite de main d'homme, du gouvernement de la Providence, qu'est elle autre chose qu'une expérimentation dirigée sur de jeunes ames, dans le but de leur apprendre à se connaître, à se conduire, à se rendre meilleures et plus heureuses? Descartes, qui se connaissait en nature humaine, dit quelque part, dans sa Méthode: « Sitôt que l'âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l'étude « des lettres; et, me résolvant de ne chercher plus d'autre « science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou « bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de «ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fré

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« quenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans « les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire « telle réflexion sur les choses qui se présentaient, que j'en << pusse tirer quelque, profit. › Ces paroles montrent assez comment le père de la philosophie moderne entendait la science qui se propose l'étude de l'ame. Certes, si, dans son génie net et ferme, il n'eût pas bien vu la nécessité et la possibilité de l'expérience en matière de psychologie, il ne se fût pas mis à vivre pour s'éprouver lui-même, il n'eût pas couru le monde pour y fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, il n'eût pas perdu son temps en rencontres inutiles et en recherches sans objet; mais il sentait tout ce qu'il y a à gagner dans cette façon d'aller aux hommes, de les voir faire et de les manier; il sentait toutes les vérités qu'il portait lui-même dans sa conscience, et que les circonstances devaient y développer et y produire.

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Ainsi, la méthode de l'expérimentation est applicable à la psychologie, tout comme la simple observation. Seulement elle demande peut-être encore plus d'habileté; elle exige une patience, une faculté de garder les idées à vérifier, une invention d'expériences, une prudence, et quelquefois une hardiesse de tentatives, une présence d'esprit, une force et une finesse, qui en rendent l'art très-difficile. Qu'on songe que souvent ce n'est pas sans péril ni sans douleur qu'on se met à l'épreuve et l'on essaie de son activité; que que ce n'est pas sans inconvéniens, sans mécompte, et quelquefois sans dégoût, que l'on se mêle au monde pour y pénétrer les cœurs et les presser sur leurs secrets. Toutes les révélations qu'on leur arrache ne sont pas pures et idéales, et bien des faits ne se manifestent qu'au milieu de vices et de faiblesses dont la vue n'a rien d'attrayant. Il en est un peu des expériences morales comme des expériences physiques et physiologiques : il faut en voir plutôt les résultats que les moyens; les uns éclairent l'esprit, lui agréent et le rendent heureux, tandis que les autres maintes fois le rebutent, l'embarrassent, lui coûtent des peines infinies. Mais enfin, si, au bout du compte, la vérité apparaît, c'est un assez beau prix de l'entreprise, pour qu'on se console

de l'avoir tentée, et qu'on ne craigne pas de la renouveler. Si, du reste, la philosophie parvient un jour à se servir de l'expérimentation et de l'observation, aussi bien que le font pour leur part les sciences physiques et naturelles, nul doute qu'elle n'arrive aussi à des théories exactes. Elle ne deviendra pas mathématique, parce que ce n'est pas dans sa nature, parce que l'objet dont elle s'occupe n'est pas une quantité, une grandeur, un sujet à arithmétique ou à géométrie; mais elle sera claire, positive, rationnelle. Elle aura son exactitude; elle aura ses applications comme la médecine et la chimie; deux grandes espèces d'applications: celles qui se rapportent au passé l'expliquent et le font comprendre; celles qui regardent l'avenir l'éclairent et le dirigent. Elle sera la lumière de l'histoire et de la direction sociale; c'est-à-dire que, par ses principes, elle enseignera ce qu'il y a eu d'industrie, d'art, de morale et de religion dans les faits que la tradition rapporte de telle ou telle société, à telle ou telle époque, et qu'en même temps elle montrera ce que telle ou telle société actuellement vivante, et en mouvement, doit faire pour bien remplir sa destinée sous le rapport de l'utile, du beau, du bien et du divin. A quoi emploie-t-on les sciences physiques,. par exemple l'astronomie? à se rendre compte de certains faits que les historiens, et les poètes, qui sont les premiers historiens, racontent, mais n'expliquent pas; et c'est ainsi que l'on a pu voir clair dans les annales de la nature. Elles ont en même temps un autre usage, celui de diriger tous les arts qui dépendent des lois qu'elles enseignent. La philosophie est susceptible d'une utilité tout-à-fait analogue: bien faite, elle doit nous apprendre à nous souvenir et à prévoir, à savoir d'où nous où nous allons, et comment, nous devons aller. Telles sont les réflexions par lesquelles doivent s'éclairer les derniers doutes que l'on pourrait élever sur l'excellence de la méthode d'observation.

venons,

DEUXIÈME PARTIE.

DES QUESTIONS GÉNÉRALES A TRAITER EN PHILOSOPHIE.

Entendue comme elle doit l'être, la méthode d'observation, en s'appliquant aux faits de l'ame, doit certainement conduire à la science de ces faits. Que sera cette science, nous ne prétendons pas le dire; avant il faudrait qu'elle fût, et elle est encore à faire ou du moins à finir: mais, à défaut d'exposition, donnons du moins une indication.

Et d'abord il s'agit de l'objet même à étudier, du sujet dont on se propose de reconnaître la nature et d'expliquer les facultés. Ce sujet est le moi. Sur ce, point de débats, point de divisions d'opinions. Il n'y a pas deux manières de voir: car qui jamais a nié sa propre existence, cette existence qu'il se sent, cet être qu'il appelle moi, qu'il retrouve sans cesse en lui, et qu'il distingue de toute autre chose?

L'ame, on peut la nier en tant que substance spirituelle; il y a des hypothèses dans ce sens-là: mais le moi, mais cette substance individuelle qui a conscience d'elle-même, nul système n'a tenté d'en contester la réalité ; il y aurait trop d'absurdité. Ainsi, le moyen pour la science d'avoir d'abord une vérité qui soit admise par tout le monde c'est prendre, non pas l'ame, mais le moi, pour sujet de son examen, sauf plus tard à élever et à discuter la question de l'être spirituel. La voilà donc sûre d'un principe, c'est qu'il est quelque chose en l'homme qui a conscience et égoïté, et qui est le centre de tous les faits qui modifient son existence.

Mais qu'est ce quelque chose? quelle en est la nature, sous quels rapports l'observer, qu'y chercher et qu'y voir? Ce qu'on y voit, avant tout, quand on procède avec ordre, c'est

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