Page images
PDF
EPUB

lité n'est pas un élément, et l'attention un autre élément : elles ne sont que les attributs d'un seul et même élément; ce sont deux propriétés de l'activité intellectuelle. L'ame est une force intelligente; comme telle, elle perçoit: si c'est de sentiment, elle ne fait que voir; si c'est avec attention, elle regarde : elle contemple dans le premier cas, dans le second elle étudie; mais dans l'un et l'autre cas elle a perception, acte et mouvement d'intelligence. Par suite de l'explication proposée par M. la Romiguière, le fait se passerait autrement que nous ne venons de le dire : il y aurait deux choses à part, le sentiment et l'attention, le passiveté et l'activité, la capacité et la faculté; l'un sujet, l'autre agent des idées de toute espèce, et l'opération idéologique ressemblerait à celle du sculpteur qui travaille sur le bloc de marbre, ce serait comme la mise en œuvre d'une matière brute et informe; le sentiment serait cette matière, l'attention l'instrument, le procédé de formation. Rien n'est plus clair logiquement, mais psychologiquement il n'en est pas même, et la conscience ne reconnaît rien à cette combinaison sans réalité ; ce n'est pas ainsi qu'elle voit les choses. Voici plutôt comment elle les juge: en présence d'un objet, l'esprit entre soudain en exercice, il perçoit et a une vue ; mais cette vue, dont il n'est pas maître, vague, confuse, pure impression, n'est pas encore une idée pour qu'il lui donne ce caractère, il faut qu'il y revienne, qu'il la reprenne sur nouveaux frais, la précise et la détermine : alors ce n'est plus un sentiment, ce n'est plus une notion, c'est une connaissance. La réflexion a passé par là, et cela s'est fait uniquement parce que l'intelligence, de spontanée qu'elle était, est devenue libre et attentive, s'est dirigée par la volonté au lieu de se diriger par l'instinct; c'est le même mouvement de la pensée à deux âges différens, à celui du sentiment et à celui de la raison.

de

Sur tout ce que nous venons de dire, la théorie de M. la Romiguière n'est pas d'une parfaite exactitude; il semble aussi qu'elle n'embrasse pas un point de psychologie qui mérite d'être indiqué. Nous l'avons déjà remarqué, l'auteur des Leçons de philosophie entend par sentiment perception, pensée ; il n'entend pas, du moins quand il fait son système, passion, émotion, affection: c'est certainement une lacune. Il y avait à

montrer comment l'ame est susceptible de passions, de quelles passions, enprésence de quels objets, et avec quels caractères; il y avait à dire ce qui fait que les passions sont bonnes, ce qui fait qu'elles sont mauvaises, comment elles sont vraies et dans la mesure, ou fausses et immodérées; il y avait enfin à tirer de là un art pratique pour la direction, la réforme et l'éducation des diverses passions: tout cela manque dans M. la Romiguière, et il n'y a pas à s'en étonner. Préoccupé comme son maître du point de vue idéo logique, c'était surtout sous ce rapport qu'il devait considérer la nature de l'ame : à ses yeux la psychologie devait se réduire à l'idéologie. Il ne pouvait guère l'étendre au-delà, en se renfermant, comme il l'a fait, dans le cercle qui était tracé par le Traité des sensations, tout ce qu'il pouvait, c'était de rectifier ou d'éclaircir quelques uns des points de cette théorie; il l'a tenté avec succès; nous devons lui en savoir gré : il montré en particulier que la sensation n'est pas la seule source de nos connaissances, et en lui adjoignant le sens moral, il a sauvé son système du reproche de matérialisme qu'on est en droit d'adresser à quiconque ne reconnaît d'autre principe que les sens et leurs idées. Il a aussi montré, quoique peut-être moins clairement, quelle part l'activité, ou plutôt la liberté sous la forme de l'attention, prend au développement et à l'exercice desfacultés intellectuelles : quand il n'aurait rendu à la science d'autres services que cette réforme, il faudrait l'en féliciter; d'autant plus qu'avant d'en venir là il a dû vaincre des habitudes, se délivrer de préjugés qui pouvaient lui tenir au cœur : car, en philosophie comme en toute autre chose, on a ses attachemens et ses affections, et l'on ne se sépare pas sans peine des idées auxquelles on a voué sa première foi et son premier amour: c'est toujours un bel exemple d'impartialité et de conscience. M. la Romiguière nous l'a donné, et l'a fait avec cette candeur, cette mesure et cette bonne grâce qui répandent tant de charme sur ses aimables leçons, et leur prêtent l'air d'un tableau où l'on verrait un esprit se dégageant pas à pas d'un système dont il fut épris, mais dont il s'est détaché par conviction.

Pour donner à M. la Romiguière un autre éloge qui lui est dû à aussi juste titre, ajoutons un mot sur l'influence que son ouvrage a pu avoir sur l'enseignement public de la philosphie.

Cet enseignement, plus qu'aucun autre, s'est ressenti de l'esprit qui a dirigé le pouvoir dans ces dernières années; il a presque été ramené à l'âge de la scolastique, l'ancien régime de la science.

On a ordonné que les leçons se fissent en latin et sous la forme de l'antique argumentation; cet ordre est en pleine exécution dans la plupart de nos collèges, Paris peut-être excepté. On philosophe en latin d'un bout de la France à l'autre avec le cérémonial de l'étiquette du vénérable syllogisme. Et sur quoi philosophe-t-on? Sur ces thèses de l'école et sur les objecta qui les accompagnent; c'est-à-dire que l'on argumente sur la logique, la métaphysique et la morale (peu s'en est fallu qu'on en fit autant sur les mathématiques et la physique); et cependant on ne traite ni de trois sciences distinctes, ni d'une science en trois parties: il ne s'agit pas de science, d'ensemble philosophique ; il ne s'agit que de points épars, rassemblés sans ordre sous trois titres, qui les groupent, mais ne les unissent pas; car, pour peu qu'on y regarde, on s'aperçoit qu'il n'y a partout que des lambeaux de systèmes, souvent divers, quelquefois contraires, rapprochés, nous ne disons pas sans éclectisme, mais sans art de compilation et de classification : voilà le fonds de la philosophie telle qu'elle est dans l'instruction publique; à peine quelques habiles professeurs, qui valent mieux que l'institution, mais qui manquent de liberté, osent-ils mêler à ces matières des leçons où ils prennent licence de bon sens et de vrai savoir. Cependant leur exemple reste inconnu et n'a aucune utilité. Les autres, soit par conviction, soit par déférence, se renfermant strictement dans le cercle qui leur est tracé, y manœuvrent comme ils peuvent avec la tactique et sous l'armure des beaux jours de la scolastique; faux exercice, travail futile, dont donneraient assez l'idée des tacticiens de Napoléon qui instruiraient nos jeunes soldats aux coups d'épée des anciens preux et à l'art militaire de la chevalerie. De tels cours de philosophie ne sont plus du siècle; ils restent étrangers au mouvement des idées : ce qui fait que, sans crédit, on ne les suit plus que pour la forme, et parce qu'ils sont une condition d'admission aux écoles de droit et de médecine. On ne se soucie pas de ce qu'on y apprend, et on l'oublie dès qu'on

l'a appris. Au lieu d'y prendre des principes et de tenir à ces principes, on n'y prend que des formules que l'air du monde emporte bientôt. On n'a pas mis le pied hors du collège, qu'on sent combien peu on a philosophé pendant qu'on y faisait de la philosophie; c'est-à-dire, en termes nets, qu'il n'y a plus en ce moment, sauf quelques rares exceptions, aucun véritable enseignement sur les questions philosophiques : c'est la partie faible entre toutes les autres de l'instruction universitaire, faible surtout en comparaison des sciences physiques et mathématiques qui y sont cultivées avec le succès que doit produire l'emploi de bonnes méthodes.

En cet état, il est heureux que les Leçons de M. la Romiguière (1) qui, par la nature même de leur sujet, ne touchant que de bien loin aux idées politiques et religieuses, n'ont, comme on dit, aucune couleur, et n'alarment pas le pouvoir; il est heureux, disons-nous, que ses Leçons aient trouvé grâce, et soient entrées dans l'enseignement. Seules à peu près, elles y représentent le siècle et son mouvement; seules, elles y portent un peu de cet esprit qui est nécessaire à la science: elles font donc la plus grande partie du peu de bien qui y est produit. Si elles sont loin de présenter une philosophie forte et complète, au moins apprennent-elles à philosopher, à penser et à écrire; elles ne forment pas des ames, car il faut à des ames plus que de l'idéologie et de la logique; mais elles forment des intelligences, et à des intelligences cultivées il ne faut que des occasions pour s'élever aux idées. Or, les occasions ne manquent pas; elles viennent avec chaque jour. On ne saurait donc, sous ce rapport, accorder trop d'estime à l'ouvrage de M. la Romiguière; malgré les défauts qu'il peut avoir, il à assez fait, et peut assez faire pour bien mériter des amis de la philosophie et de la raison.

(1) Les Leçons de Philosophie de M. la Romiguière forment 2 vol. in-8°.

M. MAINE DE BIRAN.

NÉ EN 1766, MORT EN 1824.

Un des philosophes qui ont marché le plus près de Cabani set de M. de Tracy, dans l'école sensualiste, est sans contredit M. Maine de Biran. Il faut distinguer toutefois : c'est à son début dans la carrière qu'il paraît leur disciple; par la suite, il l'est moins; à la fin, il ne l'est plus, il devient celui de Leibnitz : il arrive au plus pur spiritualisme. Mais n'anticipons pas.

On connaît peu la philosophie de M. Maine de Biran, et cela doit être ; il n'y a rien dans ses ouvrages, ni dans son talent qui ait pu frapper vivement l'attention du public. Un mémoire sur l'influence de l'habitude, un mémoire sur la décomposition de la pensée, un examen des leçons de M. la Romiguière, un article sur Leibnitz (1), voilà des travaux qui sont peu propres à exciter l'intérêt et la curiosité de la plupart des esprits. Quelle question un peu populaire s'y rattache? en quoi touchent-ils d'un peu près aux beaux-arts, aux lettres, à la morale, à la politique et à la religion? Comment se laisser prévenir pour des dissertations purement métaphysiques et qui ne roulent d'ailleurs que sur quelques points particuliers de la science? Ajoutez à cela que M. Maine de Biran a d'ordinaire un sentiment si profond et en quelque sorte si personnel de ce qu'il veut dire, qu'il ne peut le dire qu'à sa manière : il lui faut sa langue, et il la fait ce n'est pas un écrivain, c'est un penseur qui se sert des mots comme il l'entend, et sans songer au lecteur. De là ces longueurs, ces bizarreries et ces négligences qui choquent souvent dans son style, et rebutent ceux qui s'en tiennent à la phrase, et n'entrent pas dans l'esprit de l'auteur, ne sympathi

(1) Inséré dans la Biographie universelle, tome 23,

« PreviousContinue »