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conscience de la réalité qu'elle a la prétention d'exprimer c'est vouloir la fin et renoncer au moyen. La substitution de ce criterium véritable à la foule des criterium faux adoptés jusqu'ici, voilà ce qui a produit l'éclectisme moderne, et tout son esprit et tous les résultats qui en émanent. De là cette conviction que toute opinion est nécessairement vraie et nécessairement fausse; de là ce triage de ce qu'il y a de vrai dans chacune; de là cette tolérance universelle; de là cet esprit historique, conciliant, étendu, qui sort de chez lui, visite les croyances de tous les pays et de tous les âges, s'arrange en tous lieux, comprend toutes les langues, admet, comme observations, tous les systèmes, glane partout sans se fixer nulle part, parce que la vérité est partout un peu, mais toute en aucun pays, en aucun temps, chez aucun homme.

>> Cet esprit nouveau, introduit dans les sciences naturelles, a remplacé le règne des opinions par celui des observations, et leur a fait parcourir en cinquante ans plus de chemin qu'elles n'en avaient fait depuis l'origine du monde.

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Cet esprit nouveau, introduit dans la critique, est destiné à concilier le romantique et le classique, comme deux points de vue différens du beau réel.

» Grâce à cet esprit, les amis de Mozart comprennent que Rossini peut être admirable, et les partisans de David qu'on peut essayer de nouvelles routes en peinture, sans tomber dans la barbarie.

» Grâce à cet esprit, les partisans des républiques comprennent qu'on peut être libre sous une monarchie, et peut-être bientôt les partisans de la monarchie comprendront qu'on peut être moral et heureux sous une république.

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Grâce à cet esprit, les nouveaux philosophes s'aperçoivent qu'il y a de la philosophie dans le christianisme, et les nouveaux chrétiens conçoivent qu'il y a de la religion dans la philosophie.

>>

Grâce à cet esprit, la philosophie française moderne a cessé de jurer par Condillac, et ne sent plus le besoin de jurer par personne. Elle publie Platon, Proclus et Descartes ; elle expose Locke, Reid et Kant, rapproche les siècles et les pays, cherche partout le vrai, partout le faux, et, en approfondis

sant la nature humaine, qui est la réalité philosophique, prépare en silence un traité de paix entre tous les systèmes, qu'il est peut-être dans les destinées de la France de voir signer à Paris.

» C'est à cet esprit nouveau que notre siècle et surtout notre jeunesse doivent leur physionomie; c'est à cet esprit que M. Droz a succombé et dont son livre offre un symptôme si remarquable. Élève du dix-huitième siècle, nourri dans la morale du plaisir, ami de Cabanis, auteur d'un traité sur l'art d'être heureux, où il avait adopté une morale exclusive, par quel miracle un philosophe éclectique a-t-il pu sortir de ces antécédens? Sans doute l'ascendant des idées nouvelles a beaucoup fait, mais non pas tout. Pour ceux qui ont le bonheur de connaître et l'étendue d'esprit, et la bonne foi parfaite, et l'extrême bienveillance du caractère de l'auteur, sa conversion à l'éclectisme paraîtra moins encore l'effet de l'époque que le triomphe de la nature de l'homme sur son éducation. »

M. DE GÉRANDO.

LES ouvrages de M. de Gérando sont bien de leur temps. Publiés les uns à la fin du dernier siècle ou dans le commencement de celui-ci, les autres plus récemment et depuis que les idées ont pris un autre cours, ils datent de deux époques philosophiques différentes ; et, quoique quelques années seulement se soient écoulées de l'une à l'autre, c'est assez pour que dans l'intervalle les esprits qui ont travaillé aient changé de point de vue, et agrandi le champ de leurs recherches. Condillacien à un moment où il était bien difficile de ne l'être pas en France, condillacien sinon par l'adoption pure et simple des doctrines du maître, au moins par le choix des questions et l'esprit dans lequel elles sont traitées, M. de Gérando ne l'est plus aujourd'hui que la philosophie marche dans une autre direction, et est affranchie de la loi de Condillac. Il a cédé sciemment sans doute, et avec toute la réflexion qui convient à un esprit distingué, au mouvement intellectuel qui s'est fait parmi nous; mais, même à son insçu, et quand il ne l'eût pas senti, par cela seul qu'il ne restait pas étranger à la science, il eût été forcé d'aller comme elle allait, et de venir, à sa suite, au point où il en est aujourd'hui. Quand il arrive un changement dans les idées, il n'est nulle part plus sensible que chez ceux dont la pensée est active et prompte à s'éclairer. Ce n'est pas chez eux inconséquence, légèreté, variation sans motif: c'est mouvement de conscience, amour de la vérité, et liberté de pensée. Nous nous plaisons à faire honneur de tous ces sentimens à l'écrivain auquel nous consacrons ce chapitre; et lorsque nous disons qu'en rapprochant ses premiers et ses derniers ouvrages, on s'aperçoit d'un changement en lui, nous ne voulons qu'exprimer notre estime pour des travaux qui attestent dans leur

auteur une grande facilité à se modifier et à se perfectionner.

Le grand objet, comme la gloire de l'école idéologique, a été d'étudier et d'expliquer avec le plus grand soin deux faits importans de la nature humaine, l'intelligence et la parole. Quelle est l'origine et la génération des idées? qu'est-ce que le langage, et quelle est son utilité comme instrument de la pensée? telles sont les questions dont cette école s'est presque exclusivement occupée; et, si l'on en cherche la raison, elle n'est pas difficile à trouver. La philosophie, comme la littérature, comme les arts et l'industrie, est toujours dans le sens des goûts et des besoins du temps; elle est ce que l'a fait le monde; et, lors même qu'elle a le plus d'originalité et d'indépendance, elle est encore la conséquence et l'expression des opinions qui dominent dans le public: ainsi, sans doute, elle est bien neuve et bien libre dans Descartes; cependant, quand on y regarde de près, on voit que Descartes lui-même n'est que le fait de son siècle; c'est le réformateur philosophique venu au temps où la réforme philosophique était de toute part imminente et fatale. Au temps de Condillac, tous les esprits étaient tournés vers l'étude des sciences exactes: on voulait donc des procédés et des méthodes propres à cette étude; on voulait de la logique, une logique nouvelle, qui pût mieux convenir que celle de l'école aux recherches dont on s'occupait: voilà ce qu'on demandait à la philosophie. Condillac comprit ce besoin des esprits, et se trouva mieux que personne en état de le satisfaire ; il fut le logicien de son époque; mais, comme il ne pouvait être seulement logicien, que pour être logicien il fallait être idéologue, c'est-à-dire, avoir la connaissance des opérations par lesquelles se forment et se développent les idées, il fut idéologue et logicien ; il le fut par excellence; mais il ne fut pas autre chose : la faute, si faute il y a, n'en fut pas à lui, mais à ses contemporains, qui eux-mêmes ne firent que céder aux circonstances dans lesquelles ils se trouvaient, et marcher dans la direction qu'elles leur imprimaient inévitablement; à des hommes tout intelligens, tout en réflexion et en raisonnement, il n'y avait d'autre philososophie à proposer qu'une idéologie et une logique. Les disciples de Condillac se trouvèrent dans la même position que

leur maître; ils n'eurent affaire qu'à des savans, et ils ne furent en général qu'idéologues et logiciens : ils l'auraient été par nécessité, quand ils ne l'auraient pas été par imitation et esprit d'école.

Il n'est pas étonnant, d'après cela, que M. de Gérando, qui entra dans la carrière sous de tels auspices, ait débuté par les deux ouvrages dont nous allons donner une idée. Le premier a pour titre De la génération des connaissances humaines; et l'autre : Des signes et de l'art de penser, considérés dans leurs rapports mutuels.

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En traitant la question de la génération des connaissances humaines, il commence par passer en revue les principales opinions que présente sur ce sujet l'histoire de la philosophie ancienne et moderne; il en fait la critique; après quoi, il expose sa doctrine, ou au moins celle qu'il se fait, en prenant avec discrétion à celles de Locke et de Condillac ce qu'elles peuvent avoir de plus plausible et de plus vraisemblable. Il énumère, en les définissant, les principales facultés dont, à son avis, se compose l'intelligence; il les décrit, en explique l'action, et montre comment, seules ou combinées entre elles, elles produisent les idées de toute espèce. Plus méthodique et plus complet que Locke, dont au reste il profite beaucoup, moins systématique et moins exclusif que Condillac, qu'il corrige et réfute quelquefois, M. de Gérando, dans son traité de la génération des connaissances, a certainement le mérite d'avoir discuté, traité et résolu la question avec sagesse; s'il manque d'originalité et de nouveauté, il ne manque pas de vérité: en effet, le fond de son opinion, c'est que, pour avoir une idée telle qu'elle, il faut avoir senti, avoir réfléchi pour l'avoir claire et distincte, et s'être servi de telle ou telle faculté pour l'avoir de telle ou telle espèce: il n'y a rien là qui ne s'accorde bien avec les faits.

Dans le livre Des signes, M. de Gérando a pour objet de montrer comment le perfectionnement de l'art de parler peut contribuer à celui de l'art de penser. En conséquence, il dit ce que c'est que penser et se former des idées, ce que c'est que parler, avoir des expressions et les appliquer aux idées. Il fait voir que l'homme pense et acquiert ses idées en mettant

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