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faits existent, il n'a pas de peine à apprécier le défaut des théories qui, portant sur les mêmes faits, ne les prennent qu'à moitié, les mutilent et les altèrent. Il est toutefois à regretter qu'il n'ait pas plus développé l'idée qu'il a conçue; il s'en tient trop à la généralité: il pose bien son principe, mais il ne l'applique pas, et aucune doctrine morale assez précise et assez forte ne sort de cette unité, qui pourtant est féconde; tout y demeure en germe : l'esprit de M. Bonstetten semble se peu prêter à ce travail de patience qui achève et finit; curieux et coureur, il aime mieux s'occuper de sujets neufs et variés, qu'insister jusqu'au bout sur ceux qu'il connaît; il jette ainsi plus d'esquisses, mais il termine moins de tableaux; et souvent de ses recherches il ne demeure, au lieu de science, qu'une trace un peu vague de la vérité dont il traite.

Après la psychologie et la morale, l'ordre naturel des idées amenait la religion: l'auteur a suivi cet ordre ; il a traité dans un chapitre de Dieu et de l'immortalité de l'ame : ici encore son opinion n'est qu'une conséquence de sa psychologie; c'est en lui, en sa nature, c'est de conscience qu'il trouve les raisons qui le portent à croire à ces deux grandes vérités. Ainsi Dieu est pour lui, parce que lui-même il est : l'homme, en effet, prouve Dieu; mais non-seulement il le prouve, il sert encore à le connaître ou du moins à le concevoir: il en est l'image, comme l'ouvrage ; il y a de l'homme dans Dieu, comme il y a de Dieu dans l'homme; la différence n'est pas de nature, mais de degré ; l'infini les sépare, mais ne les fait pas dissemblables. Dieu, c'est l'homme avec l'éternité, l'immensité, la toute-puissance; l'homme, c'est Dieu venu au monde et tombé dans des rapports qui limitent ses perfections: le Créateur, en un mot, est l'idéal de la créature, de même que celle-ci n'est à son tour qu'un type imparfait du Créateur. Quant à la destinée future de l'homme, son rapport avec Dieu, dont les attributs lui sont des garanties d'ordre, de bonté et de justice, ses propres facultés, qui demandent du temps ailleurs pour continuer à se développer, auxquelles il faut un autre vie, soit pour expier celle-ci, soit pour en recevoir la récompense, ce besoin d'être qui ne le quitte pas, cet ennui qu'il a du monde, ce pressentiment d'un avenir qui conviendra mieux à son activité, cette

foi enfin que toute sa race a constamment montrée à un ordre de choses qui doit succéder à celui-ci : tout prouve la vérité du dogme à la fois philosophique et religieux de l'immortalité de l'ame. M. Bonstetten l'adopte avec sentiment et avec amour; sa conviction est profonde, et lui tient au fond du cœur. On la partage en le lisant, on sent à tout ce qu'il dit qu'elle n'est pas vaine et sans raison; mais peut-être ne donne-t-il pas à ses preuves un caractère assez scientifique; il ne les fait pas valoir avec toute la force dont elles seraient susceptibles; il donne trop au développement poétique ou oratoire, et pas assez au développement philosophique et démonstratif; sa pensée a quelquefois l'air du sentimentalisme : nous devons même avouer que ce n'est qu'en précisant à notre manière les idées qu'il expose, que nous avons pu les réduire au petit nombre d'argumens que nous venons d'indiquer.

Et en général on peut remarquer qu'il ne fait point assez d'efforts pour donner à ses idées le caractère de la science; il s'en tient à des vues, et travaille peu à la théorie : il a souvent par-devers lui tous les élémens d'un système; mais il ne tente pas le système, ou se borne à l'ébaucher: sur beaucoup de points il a un avis, et un avis plein de sagesse; sur presque aucun il n'a de doctrine, point d'opinion achevée et poussée jusqu'au dernier terme, point de généralité en saillie, point de ces principes dominans qui saisissent les esprits et les forcent à l'examen; toujours quelque peu de vague, et des questions qui auraient besoin d'être traitées avec plus de rigueur et d'exactitude: de là sans doute le peu d'impression que les ouvrages de M. Bonstetten ont produit sur notre public. Il n'y a point encore en France un goût assez sérieux de la philosophie pour qu'on la recherche avec ardeur dans les livres où elle se montre sans art et sans système; on ne la sent pas assez quand elle manque de relief, et on la néglige, faute de la sentir : toutefois, on n'a peut-être par rendu à M. Bonstetten toute la justice qu'il mérite. Il philosophe d'une si bonne manière, avec tant de bons sens et d'observation, qu'il y a certainement à profiter en étudiant avec lui; il ressemble beaucoup aux Écossais (1); il est moins avancé dans les questions,

(1) M. Bonstetten a peut-être ressenti, plus que nous ne l'avons dit,

l'in

moins près des applications, moins développé et moins classique; mais il a leur méthode, leur conduite d'esprit, leur sage circonspection: c'est un maître qui, comme eux, est excellent pour le début.

fluence de la philosophie anglaise et écossaise. Né dans le pays de Vaud, où de bonne heure cette philosophie a eu siège et faveur, il a dû naturellement en prendre l'esprit et la méthode.

M. ANCILLON.

né a berlin, en 1758.

Nous avions d'abord eu la pensée de rendre un compte particulier de chacun des Essais de M. Ancillon; mais comme, sans être tout-à-fait étrangers les uns aux autres, ils ne font pas cependant suite entre eux, nous avons cru que, si, au lieu de présenter une assez longue succession d'analyse et de critique isolées, nous recherchions la philosophie générale de l'auteur, l'objet qu'il se propose, la méthode qu'il suit, les principales opinions qu'il professe, nous aurions un meilleur moyen d'apprécier et de faire connaître le mérite qui le distingue.

Il est une science assez hardie pour se mesurer à l'univers, et qui, dans son ambition, vaste comme la vérité, prétend à tout, s'applique à tout, à l'invisible comme au visible, à l'infini comme au fini, à Dieu comme au monde : les forces physiques et morales, le principe qui les a créées, les êtres et leur raison, il n'est rien qu'elle n'embrasse dans ses immenses recherches. Elle veut des solutions pour tous les problèmes, des explications pour tous les mystères, des démonstrations pour tous les inconnus ; c'est la toute-science: telle est une espèce de philosophie.

Il en est une autre, plus modeste et plus sage, qui, au lieu de porter ses vues si haut et d'aspirer à l'universalité, n'a pour but que de reconnaître la nature et la destinée de l'homme. A l'exemple de toutes les vraies sciences, qui limitent leur domaine, et n'embrassent chacune que certains êtres et certains faits, elle se borne à la question de l'humanité, qu'elle trouve encore assez grande, assez complexe, et assez difficile à résoudre.

Entre ces deux philosophies, le choix de M. Ancillon ne pouvait être douteux: ami prudent du vrai, il devait craindre de s'engager dans un système ontologique : un système ontologique

est un voyage autour du monde; il faut de la forcè et de l'audace pour le tenter; s'il a quelque chose de séduisant pour l'ardente curiosité de la jeunesse, il n'a que des difficultés et des périls aux yeux de l'homme dont l'expérience a mûri la raison. Quand on est instruit par l'histoire des erreurs dans lesquelles sont tombés les anciens philosophes; quand on a été témoin de celles auxquelles ont été entraînés les philosophes contemporains; quand peut-être soi-même on s'est égaré sur les pas des uns ou des autres, et qu'enfin on reconnaît que le mal vient de l'ambition de tout voir, de tout expliquer, de tout comprendre, on est moins porté à ces vastes recherches, qui souvent ne mènent à rien, et l'on aime à borner sa vue pour être plus sûr de la reposer sur la réalité. C'est ce qu'a senti M. Ancillon, aussi l'objet de sa philosophie n'a-t-il rien de transcendental et d'ontologique; c'est de l'homme surtout qu'il s'occupe : connaître l'homme et appliquer cette connaissance aux grandes question's morales, politiques et littéraires, tel est le dessein général qui se montre dans ses Essais ; et sa méthode répond à son but, elle est pleine de sagesse et de mesure.

Convaincu qu'en philosophie, dès qu'on fait système, il faut être bien malheureux pour n'avoir pas un peu raison, ou bien heureux pour n'avoir jamais tort, il excelle à garder entre tous les partis la plus constante neutralité; mais cette neutralité n'est pas celle du sceptique indolent ou railleur, qui laisse aller la guerre ou s'en moque à plaisir, et, loin de la mêlée, se complaît en son repos, ou jouit du combat comme d'une occasion de rire ; la sienne est judicieuse, active et utile; il ne l'emploie qu'à ménager des rapprochemens, à terminer des débats, et à fonder cette science conciliatrice qui recueille la vérité partout où elle la trouve, et la prend de quelque main qu'elle lui vienne. Quand on n'a pas cette impartialité d'esprit, et qu'on se préoccupe de quelque vue systématique, on saisit un point de vue ou un côté de la vérité à l'exclusion de tous les autres; on ne tient aucun compte de ceux que l'on ne saisit pas, ou l'on tâche de les ramener forcément à son point de vue favori: on se fait ainsi une fausse unité dont on se félicite, dont on s'engoue, et l'on finit par se perdre sans retour dans une théorie exclusive et incomplète. C'est donc à l'éclectisme qu'il faut

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