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M. BONSTETTEN.

NÉ A BERNE, EN 1745.

Si, au lieu de borner à notre pays l'histoire de la philosophie contemporaine, nous l'avions suivie ailleurs, et particulièrement en Angleterre et en Allemagne, nul doute que notre Essai n'eût offert plus d'intérêt, et que la critique, élargie par un sujet plus varié, n'eût étendu ses vues et généralisé son examen; des comparaisons se seraient établies, des rapprochemens se seraient présentés, des jugemens auraient été portés sur la situation relative des doctrines de chaque peuple. Il eût été curieux de chercher si chacun d'eux avait eu les mêmes écoles, avait eu son sensualisme, sa théologie et son éclectisme dans le même rapport et avec le même caractère; on eût aimé à voir quelle influence diverse avaient pu tour à tour exercer et recevoir ces philosophies de lieux et de génie si différens : c'eût été le tableau de tout un mouvement d'idées, et il est aisé de sentir de quelle importance il eût été de le tracer complètement. Mais outre les difficultés de ce sujet pris en lui-même, il y avait d'autres obstacles, tels que l'ignorance des langues et des littératures, qui devaient nous empêcher d'entreprendre une telle tâche : nous n'en avons pas eu la pensée. C'est donc à la France que nous nous sommes réduit; cependant comme quelques écrivains ont, en se servant de notre langue, pris en quelque sorte parmi nous des lettres de naturalisation, qu'ils se sont faits Français, qu'ils ont parlé pour les Français, nous ne pouvonsguère nous dispenser de leur donner une place dans la galerie que nous avons essayé de présenter au public : c'est ce que nous avons déjà fait pour M. le baron d'Eckstein, c'est ce que nous allons faire en ce moment pour MM. Bonstetten

et Ancillon : ils appartiennent à l'éclectisme, et ils y ont leur rang et leur nuance; ils viennent naturellement, et après les philosophes qui précèdent, et avant ceux qui vont suivre. Ils ouvrent dans leur école la série de ceux chez lesquels la pensée de l'éclectisme commence à paraître plus développée et plus expresse. Parlons d'abord de M. Bonstetten.

Une remarque nous a frappé dans la lecture de ses ouvrages, c'est la position qu'il a su prendre entre deux philosophies qui semblaient l'une ou l'autre devoir le gagner et le captiver. En commerce avec toutes deux, exposé à leurs séductions, il a gardé sa liberté, et est demeuré indépendant; vivant au milieu de penseurs et d'amis qui tenaient pour Kant ou Condillac, il n'a lui-même été ni kantiste ni condillacien. Né en Suisse, et dans le moment où devait s'y faire sentir le système de philosophie qui avait remué toute l'Allemagne, où la France y devait porter avec son goût et sa littérature ses opinions métaphysiques, placé comme sur un lieu neutre, où arrivaient toutes ces idées, il ne s'est exclusivement livré ni à celles-ci, ni à celles-là; il a tout regardé, tout jugé avec bienveillance et calme, et s'est ensuite retiré, sans préjugé, dans sa conscience, pour s'y former de son propre fonds une opinion qui fût à lui : il n'est comme aucun des maîtres dont il reçut les leçons ; il n'est pas même comme Bonnet, avec lequel il philosopha dans des rapports si doux, et qui excitèrent dans son ame tant d'admiration et tant d'amour. Il a sympathie pour tous, mais il n'a foi qu'à ce qu'il sent; s'il ressemble à quelqu'un c'est plutôt à un Écossais, c'est à Stewart, dont il rappelle assez la manière et l'esprit ; mais ce n'est pas comme disciple, c'est comme homme du même cru et de même nature philosophiques. On peut, au reste, expliquer cette liberté de pensée par les deux causes qui toujours concourent à donner à l'intelligence son caractère et sa direction, par les dispositions originelles et les circonstances dans lesquelles ces dispositions se sont développées : or, ce qu'on voit dans M. Bonstetten, c'est, d'une part, un goût naturel pour l'observation et la vie intimes; c'est le besoin d'être à soi, de s'étudier et de se connaître ; c'est un sens curieux et sérieux, sincèrement dévoué à la recherche de la vérité; de l'autre, c'est l'impression qu'il

reçoit du monde dans lequel il vit ; c'est ce concours d'opinions qui se débattent sous ses yeux, et dont il suit le spectacle avec une attention impartiale et un examen instructif: il y a en effet de tout cela dans ses ouvrages de philosophie; tout s'y ressent et de son génie particulier, et des objets qui l'ont modifié.

Si l'on recherche avec soin la pensée qui domine dans ses diverses compositions, on reconnaît que c'est surtout celle de trouver aux sciences morales et métaphysiques un point de départ et un principe auxquels elles se rattachent, et qu'il le trouve avec raison dans la science de l'ame ou dans la psychologie : il fait donc de la psychologie, et il en fait selon sa méthode. Observateur recueilli, sincère et spirituel, il laisse les livres dès qu'il philosophe, et les systèmes avec les livres; il n'en garde que les questions, qu'il traite alors par lui-même, en la seule présence des faits, avec les seules lumières de sa conscience.

Spiritualiste par toutes les bonnes raisons qui, lorsqu'on suit l'expérience, mettent hors de doute la vérité d'une force simple et immatérielle, il s'applique à la connaître dans ses facultés et dans ses actes; il s'occupe particulièrement de l'intelligence, pas autant de la sensibilité, et peu ou point de la liberté, sur laquelle il avoue naïvement qu'il n'a point d'opinion faite. Ce serait sans doute une omission assez importante à relever, si elle se trouvait chez un auteur qui affichât la théorie; mais dans un livre qui ne prétend qu'au titre d'essai ou d'études, quoique souvent il mérite mieux, ce n'est qu'une chose qui reste à faire, et qui, un jour ou l'autre, pourra s'achever; ce n'est pas une négation, c'est plutôt un ajournement: ainsi, prenons les choses pour ce qu'elles sont, et n'exigeons pas d'un livre qui n'est point fait pour un système, mais pour de simples observations, une rigueur et un complet qu'il n'est point dans sa nature d'avoir; il n'en est pas pour cela moins vrai, mais seulement moins scientifique. M. Bonstetten s'occupe donc principalement de l'intelligence, dont, sans précisément présenter tous les faits, il décrit cependant les plus importantes circonstances. Selon lui, la pensée a deux principales applications : elle est sens externe et sens interne, perception et conscience, vue de la matière et vue de l'esprit ;

ce ne sont point là ses termes, mais ce sont ses idées. Dans chacune de ses applications, la pensée se modifie de certaines façons particulières : elle commence par sentir, ensuite elle réfléchit; et, quand elle en est à réfléchir, son temps se passe à observer, à comparer, à faire des principes et à raisonner; mais non-seulement elle sent et connaît, elle ressent et reconnaît, elle a la vue des faits passés; en outre elle imagine, elle idéalise, elle conçoit autrement, et mieux que dans la nature (au moins c'est sa tendance), les choses que son expérience lui a fait sentir et lui rappelle. Ainsi, quoi qu'elle regarde, que ce soit l'ame ou le monde, l'esprit ou la matière, elle peut, de premier mouvement ou par réflexion, voir, revoir, prévoir et imaginer: telles sont les généralités sous lesquelles on pourrait ranger et classer les diverses observations d'idéologie dont l'auteur a enrichi ses deux ouvrages philosophiques (1). Ajoutons qu'il donne une attention toute particulière à la mémoire et à l'imagination, dont il a étudié les actes et les lois avec un soin, des détails, et une méthode, qui rappellent toutà-fait la manière de Stewart.

Du principe psychologique dans lequel il reconnaît que l'ame est à la fois douée de sentiment et de sensation, il tire une conséquence qu'il propose comme la règle morale de la vie. Que suit-il, en effet, de ce que nous avons la double faculté. de connaître notre nature et celle du monde extérieur? c'est que nous devons agir en vue de ce double sujet ; c'est que nous devons nous conformer à ce qui est l'ordre dans l'un comme dans l'autre ; c'est que la vérité dans l'homme, comme la vérité hors de l'homme, c'est que la vérité tout entière est la loi selon laquelle nous devons régler nos actions: en sorte que le sens moral, qui n'est ni seulement le sens interne, ni seulement le sens externe, mais l'harmonie de l'un et de l'autre, est obligatoire pour nous toutes les fois qu'il nous paraît regarder l'ordre et la justice.

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Mais il y a des philosophes qui, méconnaissant dans leur système, soit la conscience, soit la perception, ont voulu faire

(1) Recherches sur l'imagination, 2 vol. in-8°, Genève, 1807; Études de l'homme, 2 vol. in-8°, Genève, 1821.

le sens moral du seul sens qu'ils admettaient. Ils n'en ont fait qu'un sens faux, qu'une faculté incomplète, et leur doctrine en a souffert ; elle n'a plus embrassé qu'un côté du devoir et de la destinée humaine. Les uns n'ont vu que la matière, et l'ont proposée comme unique fin de tous les actes de la vie ; les autres n'ont pensé qu'à l'esprit, et y ont réduit toute la morale; ils se sont trompés de part et d'autre, et l'ascétisme de ceux-ci, comme le sensualisme de ceux-là, n'a fait que tracer à l'homme des préceptes insuffisans et quelquefois dangereux; ascétiques ou sensualistes, mystiques ou épicuriens, dévots ou industriels, sous quelque nom qu'on les désigne, et quelque nuance qu'ils puissent prendre, tous raisonnent dans un système qui, poussé avec rigueur jusqu'à ses dernières conséquences, doit finir par recommander d'une manière exclusive l'absorption en soi ou l'absorption dans la matière, le régime du couvent ou celui des ateliers, les rêveries de l'idéalisme ou la vie purement physique ; il n'y a pas de milieu, ou plutôt ily en a un, mais c'est à une condition: c'est que chaque système, se reconnaissant pour incomplet, consentira à s'élargir, et se fondra dans une théorie plus générale, qui, du haut d'un principe où tout sera compris, tempèrera leurs conséquences et modérera leurs excès; alors seulement le moral sera dans le vrai et dans le bien.

Tel est le point de vue sous lequel M. Bonstetten envisage la question du devoir. C'est évidemment de l'éclectisme, et non pas de celui qui, voyant deux systèmes contraires, se place entre eux sans raison, par routine et sans jugement; mais de celui qui a son idée, et, fort de son principe, sent aussitôt ce qui manque aux opinions extrêmes, et, après l'avoir marqué, le supplée, le rétablit, et forme ainsi d'élémens qui, d'abord, se repoussaient, une unité large et harmonieuse. C'est une philosophie éclairée, et non une modération d'instinct; de la critique, et non de la crainte; de la science, et non de la tactique. Une telle philosophie vient à l'auteur de cette observation simple et scrupuleuse avec laquelle, oubliant tout, système et autorité, il n'apprend rien que par expérience, et reconnaît tout par lui-même : il est éclectique de sentiment; assuré par sa conscience que certains

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