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maître, et philosophes de même lignée. Il n'en est, au contraire, dans le nombre, que quelques uns qui aient entre eux ce rapport et cette filiation nécessaires pour constituer une école, une famille de penseurs. Les autres, isolés et sans lien, sont arrivés à leur système d'une foule de points divers. Nous avons marqué cette nuance en commençant par ceux-ci. Ainsi, les premiers que nous examinerons n'ont guère qu'implicitement la pensée de l'éclectisme; elle n'est dégagée et professée, elle n'est vraiment théorique que chez ceux qui viennent ensuite et terminent notre revue.

Maintenant il s'agit de montrer comment, sous le titre d'éclectisme, il y a quelque chose de commun entre tous les hommes auxquels nous le donnons.

Des penseurs sont venus, qui, sous la direction de Bâcon, observant au lieu de supposer, parce qu'en effet le temps de l'hypothèse devait faire place à celui de l'observation, ont commencé par regarder un point de vue de l'homme, celui qui est le plus positif et le plus familier en même temps, le point de vue physique, le corps, dont ils se sont préoccupés et qu'ils ont en conséquence considéré comme le principe de tout l'homme; et ils avaient presque raison de faire ainsi; du moins une sorte de nécessité les forçait, en quelque façon, à un pareil procédé ne pouvant pas tout voir, tout bien voir dès l'abord, et sentant cette impuissance, ils se sont déterminés à ne saisir et à n'éclaircir qu'une face de leur objet. Ils ont eu des successeurs qui, continuant leur méthode, et se bornant à leur idée, en ont fini la science et épuisé l'analyse : leur tort, à eux derniers venus, tort qui aurait bien aussi son excuse, soit dans le génie particulier et la position des individus, soit dans les circonstances générales au milieu desquelles ils se sont trouvés, est d'avoir cru que cette idée était toute la vérité, et qu'il n'y avait rien au-delà. Toute cette ligne de philosophes qui, de Gassendi à Locke, de Locke à Condillac, de Condillac à son école, à Cabanis et M. de Tracy, parcourt deux siècles remarquables, et a fait trace profonde, est celle des sensualistes, des partisans de l'observation réduite aux faits de la sensation..

Une autre école plus vieille encore, ou plutôt la vieille école,

ne

la scolastique par excellence, toute cette philosophie du moyen âge, qui aux ordres du catholicisme, et pensant sous la loi, n'a cherché ses principes que dans l'autorité de la tradition, s'est pas éteinte à Descartes, quoiqu'elle se soit fort affaiblie; et, si dès le commencement du dix-huitième siècle, mais surtout à la fin, elle a paru sans éclat et à peine donné signe de vie, elle n'en a pas moins gardé un reste de force jusqu'à l'époque où nous sommes ; et de nos jours, depuis la restauration particulièrement, elle ne laisse pas d'avoir repris une sorte de mouvement et d'influence. C'est le défaut du sensualisme et l'absence ou le peu de développement d'une doctrine meilleure qui lui ont préparé ce retour, et rendu cet élan. Or, la philosophie dont nous parlons ne procède pas à la science par l'observation et l'examen, elle y procède pár la foi, elle accepte pour principes des dogmes fondés sur le témoignage; la tradition lui sert de base. Ce n'est pas une raison pour qu'elle n'ait pas de la vérité, mais c'en est une pour qu'elle ne l'ait pas évidente et démontrée. En effet, puisqu'au lieu de juger des choses par elle-même, elle se borne à les croire, et adhère simplement aux données traditionnelles, au point même de leur laisser leur forme de mysticisme, il est clair que, si elle est dans le vrai, c'est à la condition de la foi, c'est-à-dire d'une opération qui n'est pas une connaissance.

Or, il ne pouvait manquer d'arriver que, frappés des restrictions apportées par les sensualistes à la pure observation, et de la nullité où la laissaient les écrivains théologiens, des hommes assez heureux pour n'avoir précisément ni les préjugés des uns, ni l'aveuglement des autres, cherchassent, au moyen d'un empirisme impartial et raisonné, à élargir le système des premiers, à pénétrer les dogmes des seconds, et en démêler la réalité. Ces hommes sont venus comme ils devaient venir, ils ont fait ce qu'ils avaient à faire, et, sans avoir pour cela plus de mérite que ceux dont ils devenaient les critiques et les réformateurs, ils ont profité de leur position et des avantages qu'elle leur donnait. Avec des faits mieux observés, des faits négligés remis en lumière, une disposition réfléchie à tout constater et à tout voir, ils ont pu, possesseurs d'une plus grande part de vérité, reconnaître ce qu'il y en avait dans les

doctrines qu'ils jugeaient ; ils ont pu montrer ce qu'il y avait à compléter, à modifier ou à expliquer dans ces doctrines pour les rendre plus raisonnables. Ayant sous les yeux un tableau des choses plus étendu et plus réel, ils ont eu la facilité d'indiquer dans d'autres images, là ce qu'il y avait de trop resserre, ici ce qui s'offrait de trop obscur, de trop peu rationnel; et ainsi ils ne se sont pas amusés, comme quelquefois on se l'imagine, à prendre çà et là des traits épars, pour en composer une idée où tout se mêle et se confond, où le contraire s'accole au contraire, sans raison ni liaison, véritable mosaïque à coups de dés, qui ne serait que du désordre. Mais ils ont fait leur théorie à l'aide d'une large observation, et leur théorie une fois faite, ils s'en sont servis pour marquer, dans les systèmes existans, ce qu'ils en approuvaient ou ce qu'ils en rejetaient; ils y ont cueilli avec discrétion, en la séparant de l'erla vérité qu'ils y trouvaient, et voilà comme ils ont été éclectiques.

reur,

› L'éclectisme, en effet, qui n'est pas le syncrétisme, consiste dans l'observation bien entendue, et dans le jugement que cette observation permet de porter sur les opinions d'autrui.

C'est la philosophie du sens commun, appliquée à la critique des systèmes.

Comme toute philosophie, celle-ci peut, selon les temps, selon les lieux, selon les esprits qui la cultivent, paraître plus ou moins développée, plus ou moins forte et brillante. C'est ainsi que chez un certain nombre des écrivains dont l'examen va suivre, elle ne se montre qu'implicite, et plus sentie que comprise; tandis que chez d'autres, au contraire, elle est saillante et déclarée. Mais, malgré ces différences, elle n'en est pas moins en chacun d'eux, et tous sont réellement éclectiques, dans le sens que nous venons d'indiquer. Seulement, il y en a qui le sont sans le savoir ni le professer.

F. BÉRARD.

NÉ EN 1793, MORT EN 1828.

LA conséquence nécessaire du règne du sensualisme en France, pendant les premières années du 19° siècle, devait certainement être de rendre la science physiologique encore plus matérialiste qu'elle ne l'eût été d'elle-même et d'après ses propres préjugés; comme le résultat inévitable du spiritualisme régénéré devait être de la ramener à une manière de voir plus psychologique. En effet, tant que les philosophes n'ont reconnu dans l'intelligence d'autre faculté que la sensation, il était difficile aux médecins, déjà trop portés par leurs études à tout réduire à l'organisme, de ne pas expliquer par les organes la vie et toutes les fonctions qui dépendent de la vie. Mais quand la philosophie, tout en admettant la sensation, a tenu compte de la conscience, et que par la conscience elle a saisi l'ame et l'a expliquée sans mysticisme, la médecine, de son côté, a dû modifier son système; et quoique peu d'écrivains seulement, de ceux qui lui appartiennent, aient été les interprètes de cette réforme physiologique, ils ont cependant eu dans la science assez de poids et d'autorité pour qu'il convienne de constater ce changement de direction, et de dire quelque chose de deux auteurs chez lesquels il nous a paru le plus marqué : nous voulons parler de MM. Bérard et Virey (1). Commençons par le premier.

Rien de plus aisé à reconnaître dans son idée sur la vie que

(1) Nous sommes loin de vouloir borner à ces noms la liste des physiologistes spiritualistes; si nous avions une plus grande érudition médicale, nous en pourrions citer un plus grand nombre; nous citerions les docteurs Georget, Miquel, Bertrand, etc.; mais nous avons voulu présenter deux exemples, et non offrir une énumération.

l'influence qu'y a exercée la science psychologique. Matérialiste comme tout le monde, tant qu'il ne regarde que les faits, il cesse de l'être aussitôt qu'il recherche les principes. Il juge par les sens de tout ce qui est sensible; mais pour ce qui ne l'est pas et doit se conclure, il le conçoit d'après la conscience : il observe en médecin et raisonne en psychologue.

Des molécules et un arrangement déterminé de ces molécules, des organes et des fonctions, un corps vivant, en un mot, avec ses divers attributs, voilà ce qu'il admet, en commun avec tous les physiologistes; mais ensuite les choses changent. Ce corps qui vit, comment vit-il? d'où lui viennent l'excitation, l'action et le mouvement? de la force, il le faut bien, puisque sans cela rien ne se ferait; mais la force elle-même, qu'est-elle, et quelle notion s'en former? Ceux qui pensent que nous n'avons qu'une manière de connaître, la sensation, qu'un objet à connaître, l'étendue, ne distinguent pas réellement la force de la molécule, dont ils la supposent une qualité : il n'y a pas deux choses à leurs yeux, la molécule et la force ; il n'y en a qu'une, la molécule, avec la force pour attribut; ensorte que, quand l'ordre l'appelle avec ses pareilles à composer un corps, elles n'ont toutes besoin que d'elles-mêmes pour produire ce résultat; point d'auxiliaires qui les secondent, rien d'emprunté ni d'étranger: elles ont tout ce qu'il leur faut, et se suffisent parfaitement. Cette opinion est toute contraire à celle que professe M. Bérard. Selon lui, outre la sensation, il y a dans l'homme le sentiment, le sens intime, aussi réel qu'aucun autre et d'un objet aussi certain. Si donc on l'interroge avec attention, et qu'on recueille fidèlement l'espèce de vérité dont il donne témoignage, on reconnaît qu'il atteste l'existence d'un principe qui, sans avoir rien de corporel, sans être sensible d'aucune façon, est cependant, et se montre actif, vivant, animé, source de mouvement et d'impulsion, force substantielle et efficace. C'est une force, et il l'est sans être matière; il l'est en lui-même, par sa nature et indépendamment de ses rapports avec la masse organique : ce n'est en effet ni comme molécule, ni comme assemblage de molécules, qu'il se révèle à l'observation; ce n'est sous aucun des attributs qui appartiennent aux molécules. Ce qu'on y voit au milieu des aspects di

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