Page images
PDF
EPUB

émigrants repétaient les hymnes de leurs célèbres bardes; ils aimaient surtout à redire les derniers combats de l'indépendance, où leur chef, le brave Arthur, avait défendu son pays avec tant de gloire. Vaincus, mais non sans honneur, ils agrandirent le nom d'Arthur, comme le contre-poids de leur défaite; et conservèrent leurs chants patriotiques comme une consolation et une vengeance.

Il est curieux de suivre le travail de la crédulité populaire autour de la légende d'Arthur, de voir s'élever peu à peu le monument poétique, auquel chaque âge apporte pour ainsi dire sa pierre. C'est voir naître et grandir l'épopée, c'est étudier en quelque sorte l'histoire naturelle de l'imagination.

Les vies des saints contemporains d'Arthur nous présentent ce roi sous les couleurs de la réalité historique. C'est un chef barbare et violent, toujours en guerre avec ses voisins, soit pour repousser l'injustice soit pour l'exercer à son profit. Il pille un monastère et accepte l'intervention du clergé il enlève la femme d'un chef voisin, et éprouve lui-même une semblable infortune. Loin d'être le monarque universel, il n'est pas même le seul prince du petit royaume de Galles. Il combat les Saxons : mais ses victoires retardent seulement leurs conquêtes. Gildas, qui vivait à la même époque, résume assez exactement les exploits d'Arthur en ces termes : « La victoire restait tantôt aux Bretons, tantôt à leurs ennemis, jusqu'à la bataille de Hills près de Bath, où les Bretons obtinrent un avantage signalé. » Ce succès se borna toutefois à suspendre le progrès de l'invasion. Kerdic, le chef saxon, s'arrêta aux limites méridionales des comtés de Southampton et de Sommerset.

C'est chez les bardes mêmes du vi siècle que commence l'apothéose. Tantôt ils célèbrent Arthur avec la modération qui convient à une mémoire récente; tantôt, emportés par l'enthousiasme lyrique, ils l'environnent déjà de quelques rayons fabuleux. Le chef breton transfiguré par l'imagina

poésies, publiées dans le premier volume du recueil intitulé: Vyvirian; Archæology of Wales.

4. Vita sancti Cadoci, — Vita sancti Paterni, etc.

tion de ses propres bardes, comme autrefois Alexandre par celle de ses historiographes, devient pour eux un personnage mythologique, mais non encore chevaleresque. Il n'y a point encore ici de table ronde, de tournois, d'amour, ni surtout de saint Graal.

La table ronde; le trouvère Wace et ses originaux,

Mais tout à coup au xII° siècle la tradition prend un autre caractère. Maitre Wace, clerc de Caen, né dans l'ile de Jersey, composa en 1155 une longue histoire en vers de huit syllabes, où il nous raconte les faits et gestes des rois de la Grande-Bretagne, presque depuis la ruine de Troie jusqu'à l'an de Jésus-Christ 680, et cela sans préjudice d'une seconde histoire en vers, non moins longue, où sont consignés les règnes des ducs de Normandie jusqu'à la seizième année de Henri II1.

La première de ces deux chroniques rimées, qui a pour litre le Brut, contient l'histoire d'Arthur telle que les bardes l'avaient créée, mais avec de notables additions. Le héros gallois est devenu l'idéal de la chevalerie. Il parcourt le monde, en le délivrant des géants et des monstres : il tient cour plénière à Caerléon, en Galles, aux grandes fêtes de l'année, et réunit autour de sa personne la fleur des rois, des barons et des chevaliers de l'Europe. Nous reconnaissons près de lui les compagnons que lui donnèrent jadis les bardes cambiens, Keu, le sénéchal; Beduier, l'échanson, Gauvain, l'ambassadeur: nous y trouvons de plus un personnage armoricain qui joue un très-grand rôle dans cette histoire, c'est Hoël, roi de la petite Bretagne, dont la présence n'est pas insignifiante au point de vue des origines du poëme. Enfin l'innovation essentielle de l'ouvrage, c'est le nouveau lien qu'Arthur y établit parmi ses compagnons :

Fit roy Arthur la ronde table,

Dont les Bretons disent maint fable.

La table ronde était le domaine de l'égalité. Tous les con

1. Le Roman du Brut a été publié par M. Leroux de Lincy, en 1836, 2 vol. in-8. — Le Roman de Rou, par M. Fr. Pluquet, en 1827, 2 vol. in-8.

vives y étaient assis et servis sans distinction, quels que fussent d'ailleurs leurs rangs et leurs titres.

་་

Il n'y avait pas un Français, pas un Normand, pas un Angevin, pas un Flamand, pas un Bourguignon, pas un Lorrain, pas un bon chevalier de l'Orient à l'Occident, qui ne se crût tenu d'aller à la cour d'Arthur; tous ceux qui recherchaient la gloire y venaient de tous les pays, tant pour juger de sa courtoisie que pour voir ses États; tant pour connaître ses barons que pour avoir part à ses riches présents. Les pauvres gens l'aimaient, les riches lui rendaient de grands honneurs; les rois étrangers lui portaient envie et le craignaient; car ils avaient peur qu'il ne conquît tout le monde et ne leur enlevât leur couronne. »

Telle est la conception pleine d'originalité et de grandeur qui se trouve pour la première fois égarée dans la prolixe chronique du clerc de Caen. Maître Wace, bien que clerc lisant, n'était pas de force à l'inventer. Il en avait trouvé les principaux germes dans une chronique en prose latine, que nous avons encore, et qui avait été rédigée vers 1140 par Geoffroy de Monmouth'. Celui-ci nous déclare à son tour que son ouvrage n'est qu'une traduction. Le sir Walter Calenius, archidiacre d'Oxford, ayant été faire un voyage dans l'Armorique, en avait rapporté un très-ancien livre écrit dans la langue du pays, et contenant un recueil des plus vieilles traditions de ce peuple. Walter le donna à Geoffroy, qui le mit en latin. Maître Wace en profita largement, et y joignant d'autres traditions du même pays, il sut en tirer la partie la plus curieuse de son poëme.

Cette transmission des traditions bretonnes, ce voyage du vieux livre armoricain, avaient excité longtemps l'incrédulité des plus savants critiques. Tous les doutes ont dû tomber devant les travaux de M. de La Villemarqué, qui a publié en 1842, non pas l'original que traduisait Geoffroy, mais une série de documents qui prouvent l'existence de la tradition poétique d'Arthur dans le peuple armoricain jusqu'au xir siè

4. Galfredi Monemutensis Historia Regum Britanniæ.

2. Ce livre était intitulé: Brut y brenhinen, c'est-à-dire Histoire traditionnelle des rois. De là le nom de Brut, qu'a conservé le poëme français.

cle. L'ingénieux auteur nous fait connaître mieux qu'un livre, il nous révèle un peuple poëte. Grâce à lui, la création du cycle chevaleresque d'Arthur nous apparaît, comme toute véritable épopée, flottant d'abord sur une nation entière telle qu'une vaste atmosphère d'harmonie. M. de La Villemarqué a retrouvé dans les bibliothèques galloises, traduit avec talent, et donné au public les Contes populaires des anciens Bretons, monument qui renoue la chaîne traditionnelle entre les bardes du vi siècle et les poëtes du XII".

Chrétien de Troyes; analyse du Chevalier au lion. Il est intéressant de comparer cette poésie populaire des Armoricains avec la rédaction française de nos trouvères. C'est ainsi qu'on peut observer la dernière métamorphose de la tradition qui s'anime et s'épure au souffle chevaleresque du moyen âge. Prenons pour sujet de comparaison le premier des contes publiés par M. de La Villemarqué : le savant éditeur nous suggérera lui-même la plupart des observations que nous allons mettre sous les yeux du lecteur. Le héros qui donne son nom au récit populaire est Ivain, ou Owen, comme l'appellent tous les monuments celtiques.

Le conte qui célèbre les aventures de ce héros a été rédigé dans les premières années du XII siècle, par un barde du Glamorgan, nommé Jeuann Vaour, à la prière du chef Griffiz ap Conah, dont le règne fut le siècle d'Auguste de la littérature galloise. C'est, comme tous les contes du cycle d'Arthur, une refonte d'anciens chants populaires : il nous offre l'image de la société galloise à l'aurore de la chevalerie. Les mœurs des personnages portent l'empreinte d'une rudesse voisine de la barbarie: on n'y trouve pas encore ces sentiments de tendresse exaltée, cet amour raffiné et systématique qu'on remarque dans les ouvrages plus récents. Le conteur gallois commence par nous introduire à la cour d'Arthur, à laquelle il prête une physionomie toute particulière et assez bourgeoisement pittoresque.

« L'empereur Arthur était à Caerléon-sur-Osk. Or un jour il était assis dans sa chambre, et avec lui se trouvaient Owenn, fils d'Urien, et Kenon, fils de Kledno, et Kai, fils

de Kener, et Gwennivar et ses femmes travaillant à l'aiguille, près de la fenêtre.

«Et l'on ne pouvait pas dire qu'il y eût un portier au palais d'Arthur, car il n'y en avait point'.... Or, l'empereur était assis au milieu de la chambre, dans un fauteuil de joncs verts, sur un tapis de drap aurore, et il s'accoudait sur un coussin de satin rouge. Et il dit : « Si vous ne vous moquez « pas de moi, seigneurs, je vais faire un somme en attendant « l'heure du repas, et vous pouvez conter des histoires et « vous faire servir par Kai une cruche d'hydromel et quel« ques viandes.

« Et l'empereur s'endormit. »

Le trouvère français Chrétien de Troyes, qui écrivit après 1160 un poëme en vers de huit syllabes sur le même sujet et sous le titre du Chevalier au lion, peint la cour d'Arthur sous des couleurs bien différentes. Le chef breton y figure en vrai roi il y donne des leçons de prouesse et de courtoisie. Ses chevaliers, au lieu de s'attabler autour d'une cruche d'hydromel, se répandent dans les salles où les appellent les damoiselles, qui à leur tour, dédaignant l'aiguille et les travaux de Gwennivar, sourient aux récits galants des chevaliers et s'intéressent à leurs amours.

Cependant les chevaliers du barde gallois obéissent au roi endormi et content des histoires. Kenon raconte une aventure qui lui est arrivée dans sa jeunesse. Il s'agit d'une fontaine merveilleuse dont l'eau répandue au dehors excitait un violent orage. Un chevalier vêtu de noir venait combattre l'imprudent qui avait osé bouleverser ainsi ses domaines. Les deux auteurs dépeignent la fontaine seulement le trouvère français y déploie encore un luxe descriptif inconnu au gallois. Chez lui le bassin est d'or et de l'or le plus fin qui fut jamais à vendre, et quant au perron qui y conduit, il est d'émeraudes et orné d'un rubis

Plus flamboyant et plus vermeil
Que n'est au matin le soleil.

1. C'était une marque d'hospitalité chez les rois bretons que d'éloigner le portier; pour laisser un libre accès à tous les visiteurs.

2. Le Chevalier au lion a été publié en Angleterre, par M. de La Villemarqué,

« PreviousContinue »