Page images
PDF
EPUB

cycles, et reproduisirent quelque chose d'analogue à ce qui se passa autrefois dans la Grèce1.

L'histoire des poëtes concorde ici avec l'aspect des œuvres. Aux jongleurs primitifs, dont la vie dissipée et souvent avilie commençait à obtenir peu d'estime, succédèrent par degrés les poëtes qui écrivaient, les savants, les clercs, les trouvères. Ceux-ci laissèrent aux jongleurs le soin de chanter des vers qu'ils ne faisaient plus, et d'amuser l'auditoire par des tours d'adresse ou même par l'exhibition de leurs ménageries.

Les trouvères s'emparèrent des traditions et des chants répandus dans le public; ils leur donnèrent une nouvelle forme, et décrièrent leurs devanciers pour les mieux dépouiller. Ils débutaient en disant :

Or écoutez, seigneurs que Dieu bénie,
Une chanson de moult grand seigneurie;
Jongleurs la chantent et ne la savent mie.
Un clerc en vers l'a mise, et rétablie.

ou bien encore :

Ces jonglieurs qui ne savaient rimer

Firent l'ouvrage en plusieurs lieux fausser,
Ne surent pas les paroles placer.

Entre les mains des trouvères, les Chansons de Geste gagnèrent sans doute en élégance et même d'abord en intérêt. Ces hommes, lettrés pour la plupart, appliquant un esprit plus cultivé à l'invention des incidents et au style, firent sans doute faire à la langue poétique de rapides progrès. Mais ce perfectionnement produisit bientôt un nouveau

4. M. F. Génin, dans l'Introduction de son édition de la Chanson de Roland (1850), a tâché de renverser le système de Fauriel, et n'a voulu voir dans ces nombreuses variantes, où la même idée est reproduite trois ou quatre fois en termes analogues et avec des détails quelquefois contradictoires, que l'œuvre d'un seul poëte, et qu'un procédé de composition. Il nous semble que le trop ingénieux critique n'a point ébranlé les solides raisons de son devancier. Bien plus, M. Génin lui-même, quelques pages plus loin, est forcé par l'évidence d'admettre en quelque sorte ce qu'il vient de combattre, quand il a sous les yeux, comme pour la Chanson de Roland, plusieurs manuscrits du même poëme, mais de différents âges, et que les plus récents lui montrent le texte primitif gâté par des surcharges, des altérations et des refontes.

mal. Quand les poëtes eurent cessé de chanter eux-mêmes leurs vers, ils perdirent, avec le contact de l'auditoire, le sentiment délicat de ce qui doit lui plaire. C'était perdre toute leur poétique. Ils ne sentirent plus à leurs côtés cette curiosité ardente qu'il fallait sans cesse aiguillonner et satisfaire, ce bon sens des masses qui préserve l'homme qui leur parle de toute recherche, de toute oiseuse digression, ce silence fragile d'une grande foule, cette attention qu'on n'achète qu'à force d'intérêt et de vérité. Les poëtes qui écrivirent au fond de leur cabinet n'eurent plus pour guide que les inspirations de leur goût individuel, souvent faussé par les préoccupations de leur état. Ils tombèrent dans le bel esprit, dans la froideur, et crurent enfin avoir renouvelé la poésie, en inventant le genre ennuyeux par excellence, l'allégorie.

CHAPITRE VIII.

PREMIER CYCLE ÉPIQUE.

L'ÉPOPÉE AU MOYEN AGE.—CYCLE FRANÇAIS OU CARLOVINGIEN. — CARACTÈRE

[merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small]

Un des préjugés les plus extraordinaires, c'est celui qui refuse aux Français le génie de l'épopée. C'est par l'épopée que se manifesta la naissance de l'esprit français. Les récits, ou plutôt les chants héroïques dans toute leur naïveté originale, souvent aussi dans toute leur grandeur, sont la gloire. la plus brillante de notre ancienne poésie. Loin que la France ait manqué d'épopées, elle en a inondé l'Europe: l'Italie, l'Angleterre, l'Allemagne se sont inspirées du souffle de nos trouvères; et nous, comme des fils prodigues et ingrats, nous avons laissé dilapider l'héritage et la réputation de nos pères.

La muse épique de la France au moyen âge avait trois sujets favoris, les Français, les Bretons, les anciens : elle n'en connaissait guère d'autres, comme elle le proclame ellemême avec l'auteur du poëme de Guiteclin de Saissoigne:

Ne sont que trois matières à nul homme entendant:
De France, de Bretaigne et de Rome la grand.

Charlemagne, Arthur et Alexandre sont les héros qu'elle a choisis et autour desquels sont venus se grouper, avec leurs flottantes bannières et leurs mille gonfanons divers, comme autour de leurs droits suzerains, tous les récits de l'épopée chevaleresque. Chacun d'eux est devenu le centre d'un cycle particulier, que nous allons passer rapidement en

revue.

Cycle français ou carlovingien.

Au milieu des malheurs et des ténèbres du xe siècle, la France avait conservé la mémoire d'une époque merveilleuse où la puissance de ses chefs s'était élevée à une incomparable grandeur. Sous Charlemagne, les Francs avaient étendu leurs conquêtes de l'Oder à l'Ebre, de l'océan du nord à la mer de Sicile. Musulmans et païens, Saxons, Lombards, Bavarois et Bataves, tous avaient été soumis au joug ou effrayés par les armes du roi des Francs. Créateur d'un nouvel empire romain, restaurateur des sciences et des arts, l'immensité de ses plans, la vaste portée de son génie n'avaient sans doute pas été entièrement comprises par ses contemporains; mais il en était resté dans l'imagination des peuples ce qu'y laisse toute chose sublime, un souvenir confus, mais profond, impérissable, et pour ainsi dire un long ébranlement d'admiration. La faiblesse de ses successeurs, les calamités et les hontes de l'invasion normande durent encore accroître le respect du peuple pour les grands hommes qui n'étaient plus. Dans les misères du présent, la magnificence des souvenirs était à la fois une consolation et une vengeance.

Les poemes qu'embrasse ce cycle ne se rapportent pas tous à l'époque de Charlemagne. Il y en a qui remontent aux

temps de Clovis et de Dagobert'; d'autres descendent à Charles le Chauve et même aux rois de la troisième race'. Il semble que la gloire de Charles le Grand ait exercé sur les critiques la même fascination que sur les peuples; de même que ceux-ci lui avaient attribué une foule d'exploits étrangers, ainsi les littérateurs ont marqué de son nom ce grand cycle de héros français de tous les âges, et l'ont créé en quelque sorte monarque de ce vaste empire de poésie.

Les plus remarquables de ces compositions épiques paraissent avoir été écrites dans le cours du xn et du XIIIe siècle. Mais on ne peut douter qu'avant d'être fixées par l'écriture sous la forme où nous les avons aujourd'hui, elles n'aient été longtemps chantées et répétées avec mille variantes. Nous trouvons déjà un jongleur à la tête de l'armée de Guillaume le Bâtard, en 1066; il chante les exploits de Roland, le paladin de Charlemagne, ou peut-être du duc Rollon, le conquérant de la. Normandie, et engage ainsi la bataille de Hastings. Robert Guiscard se faisait suivre jusqu'en Italie par les jongleurs de sa chère Normandie, qui lui répétaient déjà à clère voix et à doux sons les prouesses des guerriers de la France. Les poëtes lyriques du xir siècle, dont nous aurons bientôt occasion de parler, les Coucy, les Blondel, les Quesnes de Béthune, citent sans cesse les héros de nos poëmes épiques. Une tradition non interrompue rattachait donc la croyance et l'intérêt des auditeurs aux événements que célébraient les jongleurs et les trouvères. Ceux-ci n'étaient que les échos de la foule: ils lui renvoyaient ses propres impressions agrandies et multipliées par leurs chants.

* 4. Par exemple : Parthenopex de Blois;—Florient et Octavien ; —Ciperis de Vignevaux.

2. Comme Hues Capet; — Le chevalier au Cygne;— Baudoin de Sebourg;Le bastard de Bullion.

3. On lit dans Rob. Wace, Roman de Rou:

Taillefert qui moult bien chantait,
Sur un cheval qui tôt allait,
Devant le duc allait chantant
De Charlemaigne et de Rolland,
Et d'Olivier et des vassaux
Qui moururent à Roncevaux.

Les souvenirs du peuple remontaient fort loin. M. Paulin Paris croit retrouver dans la première branche de l'épopée des Loherains la tradition de la défaite d'Attila aux champs Catalauniques. Les vers du poëte inconnu sont, selon lui, un résumé curieux de chansons bien plus anciennes faites sur les invasions des Huns. Tous les détails sont exacts, les événements sont les mêmes; seulement les lieux, les époques, les personnages sont changés. Les peuples n'entendent rien à la chronologie; ils retiennent les faits, mais ils les déplacent. Saint Loup et saint Nicaise, glorieux prélats du iv. siècle, reviennent figurer à côté de Charles Martel. Mais les emprunts forcés que ce rude héros fit peser sur le clergé pour payer ses soldats sont relatés avec la plus grande précision; et, chose remarquable, le poëte donne raison au guerrier. Quant aux Huns, leur nom s'est effacé de la mémoire des hommes. Au commencement du poëme, dans un exorde qui parait fort étranger au reste, les ennemis des Français, ce sont encore les Wandres (Vandales); mais bientôt il n'en est plus question, et, comme dans un songe où les objets changent tout à coup sans qu'on pense à s'en étonner, les Wandres sont devenus des Sarrasins. N'est-il pas évident que le temps a marché entre ces deux strophes, et que les souvenirs de l'invasion barbare se confondent avec ceux de l'invasion musulmane? Toute distinction est désormais effacée dans la population gallo-franque. La haine qu'a excitée la conquête germanique, toutes les souffrances qu'elle a causées sont attribuées aux mahométans. L'Europe est une dans le catholicisme en face de l'ennemi du nom chrétien, comme la France s'unira plus tard au sein de la royauté en présence de l'invasion anglaise.

Caractère religieux des chansons de Geste.

C'est là le premier caractère des épopées carlovingiennes, ou, pour leur donner leur vrai nom, des Chansons de Geste1; elles célèbrent surtout la lutte des chrétiens contre les mahométans. Images fidèles de la société qui les a produites, ou

1. Cette expression signifiait actes publics, histoire authentique. Tel était, au

« PreviousContinue »