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tenir au rôle facile de la négation. Avec le tome second commence la partie positive du système. L'auteur y examine les fondements de la certitude: il repousse le sentiment out la révélation immédiate, il rejette le raisonnement ou la discussion, et proclame l'autorité comme le moyen général que Dieu donne aux hommes pour connaître toute vérité, enfin comme l'unique fondement de toute certitude.

Ici se révélait déjà la tendance sociale de ce généreux esprit, qui ne conçoit pas la vérité comme la conquête égoïste de quelques privilégiés du génie, mais comme le patrimoine commun de tous les enfants de Dieu. Toutefois, où placerat-il cette autorité infaillible, cette souveraineté du vrai, qui doit briller comme une couronne aux yeux des peuples. En religion le problème n'est pas douteux; le prêtre catholique mettra cette autorité dans l'Église, et, pour la concentrer davantage, dans le pape, son chef. Mais une solution partielle ne satisfait pas les intelligences d'une certaine hauteur ce n'est pas seulement le domaine de la religion, mais celui de la vérité tout entière que Lamennais voudrait éclairer de son principe. Sciences, arts, gouvernements, tout doit relever d'une seule et même loi. Eh bien! l'autorité absolue en toute question religieuse, morale, politique, réside dans le sens commun, dans l'opinion du genre humain; le catholicisme, fidèle à son nom glorieux, n'est que l'organisation divine de ce suffrage universel du monde : le pape en est l'infaillible interprète.

L'Eglise elle-même, on le sait, fut effrayée de cette sublime ambition qu'on avait pour elle. Rome, dans son auguste vieillesse, se voyait conviée à un rôle plus grand que celui des Grégoire VII et des Innocent III. Elle secoua tristement la tête, et désavoua son magnanime champion. Dès lors l'édifice démocratique auquel Lamennais avait voulu donner pour faîte la toute-puissance pontificale, resta dans sa pensée purement et simplement démocratique. Des deux infaillibilités qu'il avait voulu réunir, l'une paraissant se récuser elle-même, le philosophe s'attachait éperdument à l'autre. L'apôtre n'était plus qu'un tribun.

C'est un beau et douloureux spectacle que ces efforts d'un

homme de génie pour relever l'édifice de la société spirituelle, en l'élargissant assez pour qu'il puisse embrasser dans une seule enceinte tous les progrès et toutes les idées. On compatit avec admiration à ses espérances, à ses désenchantements, à ses nobles angoisses. Enfin, quand on franchit les limites de l'époque où nous terminons cette revue littéraire, on se repose avec bonheur dans le beau livre des Esquisses, où l'auteur semble avoir atteint, dans le calme de la méditation, la forme sereine et définitive de sa pensée'.

Benjamin Constant.

Lamennais est, pour ainsi dire, catholique jusque dans ses erreurs, Benjamin Constant est toujours protestant, individuel en tout, en politique, en littérature, comme en religion. Ses deux romans (car cet esprit universel a su descendre jusqu'à la fiction), Adolphe et Cécile, ne sont que des circonstances de sa vie revêtues d'une forme idéale : leur développement est une étude psychologique. Publiciste et orateur, Constant fut le chef de l'école libérale la liberté individuelle, les garanties du citoyen et de la vie privée, l'indépendance de l'homme et de la pensée, voilà le but de tous ses efforts. Sa politique est toute négative; on peut la résumer en un mot restreindre l'autorité. Né à Lausanne, d'une

4. Les principaux écrits de Lamennais, outre l'Essai sur l'indifference (§ vol. in-8), qui parut de 1817 à 1823, sont : de la Religion consideree dans ses rap ports avec l'ordre politique et civil (2 vol. in-8), 1825-1826; des progrès de la révolution, et de la guerre contre l'Eglise, 1829. Ces ouvrages caractérisent la première période de la pensée de l'auteur, la seule qui coincide avec l'époque dont nous étudions ici la littérature.

Les articles de l'Avenir, 4830-1831, forment la transition, et montrent l'écrivain comme appartenant à l'opinion libérale et encore catholique. Viennent ensuite les Paroles d'un Croyant, 1833; les Affaires de Rome, 1836; le Livre du peuple et le journal le Monde, 1838; enfin l'Esquisse d'une philosophie (4 vol. in-8), qui commença à paraître en 4840.

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2. Né en 1767; mort en 1830. La plupart de ses brochures politiques ont été réunies par lui-même sous le titre de Cours de politique constitutionnelle. Garnier-Pagès en a publié une deuxième édition. Paris, 1833, 2 vol. in-8. Le même éditeur a recueilli les discours prononcés par Constant à la chambre des députés, 1832 et 4833, 3 vol. in-8. Ouvrages philosophiques: De la religion consideree dans sa source, ses formes et ses developpements, 4824 à 4830, 5 vol, in-8. - OEuvres littéraires : Adolphe, Cécile, romans; Waldstein, tragédie.

famille française bannie dans le temps des persécutions religieuses, nourri dans la haine de l'aristocratie de Berne qui opprimait le canton, élevé partie en Allemagne, à l'université d'Erlangen, partie en Angleterre, aux écoles d'Oxford et d'Édimbourg, en compagnie de Mackintosh, de Wilde, de Graham, d'Erskine; plein d'admiration pour la constitution. qui faisait la force de la Grande-Bretagne, témoin des abus de notre ancien régime, du règne brutal et meurtrier de la Terreur, du glorieux despotisme de l'empire, Constant conçut une vive défiance contre la force sociale. Il considéra le gouvernement quel qu'il fût comme un mal nécessaire, qu'il fallait limiter de telle sorte qu'il pût nuire le moins possible.

Même tendance dans ses opinions religieuses. Rousseau fut son point de départ : Jacobi, Kant et l'école écossaise aidèrent la croissance de sa pensée. Avec Rousseau, il considéra la religion comme un sentiment qui s'élève dans le cœur de l'homme et cherche à nouer avec Dieu un rapport individuel. Mais de ce point, commun aux deux philosophes, Constant s'élève plus haut par l'étude de l'histoire. Il suit les transformations successives du sentiment religieux chez tous les peuples, et, au lieu de voir, comme le XVIIIe siècle, dans les diverses institutions sacerdotales autant de fourberies systématiques, il y trouve autant d'essais plus ou moins imparfaits pour satisfaire, par des doctrines, par des symboles, par un culte, à l'impérissable instinct qui nous entraîne vers les choses infinies. A la tolérance vulgaire qui n'était que de l'indifférence, comme l'a si bien senti Lamennais, il oppose une tolérance philosophique qui honore dans tout système une portion de la vérité. La seule chose qu'il refuse aux formes religieuses, c'est l'immortalité; le sentiment qui les inspire est seul impérissable : « Toute forme positive, quelque satisfaisante qu'elle soit pour le présent, contient un germe d'opposition aux progrès de l'avenir. Elle contracte, par l'effet même de sa durée, un caractère dogmatique et stationnaire qui refuse de suivre l'intelligence dans ses découvertes, et l'âme dans ses émotions que chaque jour rend plus épurées et plus délicates.... Le sentiment religieux se sépare alors de cette forme pour ainsi dire pétri

fiée. Il en réclame une autre qui ne le blesse pas, et il s'agite jusqu'à ce qu'il l'ait trouvée1. »

Veut-on mesurer la distance qui sépare Benjamin Constant de l'école du XVIe siècle, qu'on nous permette encore quelques citations:

«Le christianisme a introduit dans le monde la liberté morale et politique.

«Si le christianisme a été souvent dédaigné, c'est parce qu'on ne l'a pas compris. Lucien était incapable de comprendre Homère Voltaire n'a jamais pu comprendre la Bible.

« La philosophie ne peut jamais remplacer la religion que d'une manière théorique, parce qu'elle ne commande pas la foi, et ne peut devenir populaire.

Pour employer la religion comme un instrument, il faut n'avoir pas de religion.

« L'incrédulité n'a aucun avantage, ni pour la liberté politique, ni pour les droits de l'espèce humaine; au contraire, elle peut frapper de mort les institutions abusives, mais plus infailliblement encore elle doit mettre obstacle à la renaissance de toutes celles qui préserveraient des abus. »

On reconnaît dans toutes ces opinions, l'ami et l'intime confident de Mme de Staël. On suit dans Benjamin, comme dans cette femme illustre, le mouvement progressif et continu qui, sans violente réaction, conduit le xixe siècle au delà de l'irréligion de l'âge précédent. Tous deux représentent la transition paisible d'un siècle à l'autre et l'union féconde de la France avec l'Allemagne.

Il ne faut pas oublier que la gloire la plus populaire et peut-être la plus incontestable de Benjamin Constant est celle d'orateur parlementaire, dont nous ne devons pas nous occuper ici. Nous l'avons dit à propos des grands noms de la première révolution, nous renonçons à étudier la tribune. politique dans cette courte histoire nous ne savons pas considérer la parole indépendamment de la pensée qu'elle exprime, et nous ne pouvons entrer dans l'arène tumultueuse

4. De la religion, t. I, ch. 1.

où s'agitent encore les partis. C'était alors le temps des grandes luttes constitutionnelles : alors la tribune faisait l'éducation politique du pays. D'un côté, l'école légitimiste comptait dans ses rangs les Labourdonnaye, les Delalot, les Bonald, les Villèle, les Corbière, les Martignac, des hommes de sentiment et des hommes d'affaires; de l'autre, l'opinion libérale possédait Royer-Collard, le philosophe du parti, Lainé, Manuel, Foy, Casimir Périer, Laffitte, plusieurs autres ou moins illustres ou encore vivants. Benjamin Constant était de tous ces orateurs le plus spirituel, le plus habile, le plus fécond. La nature lui avait refusé les avantages extérieurs du port, du geste et de l'organe; mais il y suppléait à force d'esprit et de travail. Infatigable publiciste, ses articles, ses lettres, ses brochures et ses discours composeraient plus de douze volumes. Cette fécondité ne nuisait point à la perfection de la forme; ce qui fera vivre ses discours, c'est le style, un style plein de séduction. « La plupart sont des chefsd'œuvre de dialectique vive et serrée, qui n'ont eu depuis rien de semblable et qui font les délices des connaisseurs. Quelle richesse! quelle abondance! quelle flexibilité de ton! quelle variété de sujets! quelle suavité de langage! quel art merveilleux dans la disposition et la déduction enchaînées des raisonnements! comme cette trame est finement tissue! comme toutes les couleurs s'y nuancent et s'y fondent avec harmonie!... Peut-être même ces discours sont-ils trop finis, trop perlés, trop ingénieux pour la tribune1. » A la tribune même Benjamin Constant était encore un écrivain.

En terminant l'histoire de cette première période de la restauration, une réflexion nous frappe. Dans le grand travail de reconstruction religieuse et sociale qui caractérise notre siècle, nous remarquons la puissance secrète qui, en dépit des préjugés de famille, d'éducation et de parti, ramène peu à peu vers des opinions voisines, sinon identiques, les grandes intelligences parties des points les plus divers. Chateaubriand, Victor Hugo, Lamartine, Lamennais, d'un côté; de l'autre, Mme de Staël, Benjamin Constant, Béran

4. Timon (Cormenin), Etude sur les orateurs parlementaires.

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