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leur; c'était Byron, moins son inflexible et irréligieux orgueil.

Le Génie du christianisme (1802) est l'ouvrage dogmatique de Chateaubriand. Lui-même en résume ainsi la pensée: C'est, dit-il, « que de toutes les religions qui ont jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres; que le monde moderne lui doit tout, depuis l'agriculture jusqu'aux sciences abstraites, depuis les hospices pour les malheureux, jusqu'aux temples bâtis par Michel-Ange et décorés par Raphaël; qu'il n'y a rien de plus divin que sa morale, rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte; qu'elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée, offre des formes nobles à l'écrivain et des moules parfaits à l'artiste. » On le sent, l'auteur n'est pas un juge mais un avocat. Il ne voit que les avantages de sa cause et il les fait ressortir avec une brillante imagination. Défenseur d'une doctrine contre laquelle l'âge précédent avait épuisé tous les traits du sarcasme, Chateaubriand offre la contre-partie de leurs assertions. Son caractère noble et chevaleresque en tout, est fier d'avoir à protéger la religion délaissée. Il exagère l'apothéose comme on avait exagéré l'attaque; il prouve moins qu'il ne peint et n'attendrit. Mais pour le but spécial qu'il se proposait d'atteindre, émouvoir et peindre, c'était déjà prouver.

Les Martyrs (1809) furent la mise en œuvre des théories littéraires développées dans le Génie du christianisme. Le poëte voulut placer dans un récit épique le monde chrétien en face du paganisme et montrer la supériorité poétique du premier. Il voulut opposer la parole de la Genèse à celle de l'Odyssée, et Jéhovah à Jupiter. C'est à Rome que cette pensée vint frapper son esprit : là elle était en quelque sorte vivante : elle semblait germer d'elle-même au milieu des ruines du cirque et des catacombes. Les martys de l'Église naissante, la persécution de Dioclétien offraient à Chateaubriand le rapprochement le plus frappant des deux croyances. Mais avec quel sentiment poétique n'en a-t-il pas saisi les rap

ports! Peut-on rien voir de plus beau que le tableau d'une famille grecque et d'une famille chrétienne (Ier et II livre), rien de plus caractérisé que la peinture des Francs et de leur victoire sur les Gaulois et les Romains (VI livre), de plus terrible que la tempête du XVIIIe livre, de plus gracieux que Cymodocée, de plus passionné que l'épisode de Velléda, de plus frappant que la description d'Athènes, de Rome, de Jérusalem? Nul poëte ancien ni moderne ne surpasse Chateaubriand dans ses descriptions. Il réunit deux qualités précieuses et ordinairement séparées, l'exactitude la plus fidèle et l'imagination la plus brillante. Il voit d'abord un objet avec les yeux du corps, et son regard est perçant comme celui de l'aigle; puis vient l'imagination qui répand sur les lignes sévères du dessin primitif ses plus riches couleurs.

Avant d'écrire les Martyrs, Chateaubriand avait voulu visiter lui-même les lieux qu'il devait peindre; il avait vu la Grèce, la Palestine (1806), et jeté sur le papier les souvenirs de son voyage. A son retour, l'Espagne et son Alhambra lui avaient fourni le plus parfait peut-être de ses ouvrages, le charmant récit intitulé: le dernier des Abencerages. Puis l'histoire, la politique semblèrent absorber le poëte: mais le poëte domina même dans les travaux de l'historien et de l'homme d'État. « En politique, dit-il lui-même dans ses Mémoires, la chaleur de mes opinions n'a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. » Le sentiment, l'imagination, et, il faut le dire, la vanité furent toujours les seuls guides de Chateaubriand.

Tous ses ouvrages en effet laissent désirer une raison plus haute. Ils renferment des pressentiments plutôt que des idées; et ces pressentiments se mêlent et se heurtent avec mille contrastes. Lui-même disait en 1822 : « Je suis républicain par inclination, bourbonnien par devoir et monarchiste par raison. » De même il est catholique par sentiment, par point d'honneur, par souvenir pieux de son enfance et de sa mère, plutôt que par une profonde et religieuse conviction'. Chateaubriand est attiré par l'instinct du beau vers

4. M. Sainte-Beuve partage cette opinion, et l'appuie par des citations curieuses. Voyez le Constitutionnel du 18 mars 1850.

des perspectives sans cesse nouvelles. Son génie fécond fait germer en lui mille contradictions brillantes, sans pouvoir les concilier au sein d'une vérité suprême. Il aime à la fois la monarchie et la liberté, la raison et la foi, la régularité classique et l'inspiration rêveuse des temps modernes. Il hésite, il flotte dans une incertitude toujours généreuse, toujours désintéressée. Il est l'avocat de toutes les causes malheureuses, le flatteur de toutes les infortunes, mais non l'arbitre calme et éclairé de tous les droits. Sa vie fut une opposition éternelle. Tous les éléments de la civilisation moderne s'agitaient confusément dans son âme, sans qu'aucun principe souverain et créateur ait jamais pu les coordonner'.

Ce défaut se réfléchit dans presque toutes ses œuvres, dont le plan est souvent vicieux, tandis que les détails en sont quelquefois admirables. Les Natchez, par exemple resteront comme un singulier monument de ce manque d'unité et de décision, joint aux inspirations les plus fécondes et les plus touchantes. La langue même de cet écrivain est souvent bizarre dans sa magnificence. Elle vise sans cesse à l'effet et recherche les succès de détail. Si elle s'éloigne de la sécheresse et de l'abstraction où était tombée la prose du XVIIIe siècle; il s'en faut bien qu'elle remonte jusqu'à la belle simplicité du xvII.

Chateaubriand procède de Bernardin de Saint-Pierre: il le continue en le surpassant par la richesse et la force de son imagination, par l'étendue et la diversité de ses con

4. Les Mémoires d'Outre-Tombe, admirés sur parole avant leur publication, n'ont pas répondu à l'attente du public. On a été surtout choqué de l'amourpropre excessif qui s'y révèle à chaque page. Je lis les Memoires d'OutreTombe, dit un de nos plus grands écrivains, et je m'impatiente de tant de grandes poses et de draperies.... L'âme y manque; et moi qui ai tani aime l'auteur, je me désole de ne pouvoir aimer l'homme.... On ne sait pas s'il a jamais aimé quelque chose ou quelqu'un, tant son âme se fait vide avec affectation!... Et pourtant, malgré l'affectation générale du style, qui répond à ceile du caractère, malgré une recherche de fausse simplicité, malgré l'abus du néologisme, malgré tout ce qui me déplait dans cette œuvre, je retrouve à chaque instant des beautés de formes grandes, simples, fratches, de certaines pages qui sont du plus grand maître de ce siècle, et qu'aucun de nous, freioquets formés à son école, ne pourrions jamais écrire, en faisant de notre mieux. George Sand, lettre familière citée par M. Sainte-Beuve.

naissances, par la multiplicité des aspects sous lesquels il a senti et dépeint la vie. Il a fait avec plus de puissance et d'éclat pour le dogme catholique, ce que Bernardin avait fait pour le théisme. En même temps il a rouvert les sources vives de la poésie, taries par la sécheresse des imitateurs pseudo-classiques, et il mérite la double gloire d'avoir donné le signal de la révolution littéraire, et commencé la restauration morale et religieuse du XIXe siècle.

Tandis que Chateaubriand, trop grand pour tenir tout entier dans un parti, trop loyal pour fermer les yeux aux vérités qui débordaient sa cause, ressemblait à bien d'autres grands écrivains qui eurent plus d'intelligence que de caractère et plus d'imagination que d'opinions arrêtées, deux autres écrivains se chargèrent de montrer avec une inflexible logique toutes les conséquences contenues dans le principe de l'autorité pure, qui se relevait de ses ruines. Nous voulons parler du vicomte de Bonald et du comte Joseph de Maistre.

Louis-Gabriel-Ambroise de Bonald', émigré en 1791, rentré en France en 1797, fut le théoricien, sinon le philosophe, du parti opposé à la révolution. Une synthèse hardie, une allure dogmatique, d'impérieuses formules, une argumentation dont l'apparence scientifique protége en vain les plus fragiles opinions, un style ferme, sévère et presque toujours excellent, tels sont les caractères qui nous frappent dans cet écrivain. M. de Bonald est une haute intelligence servie par des paradoxes. Sa pensée exprimée tour à tour par divers ouvrages, se révèle tout entière dans sa Législation primitive, qui les résume et les complète tous.

M. de Bonald est la contradiction vivante de J. J. Rousseau; mais en combattant ses principes, il emprunte au

4. 1753-1840.

2. C'est à lui qu'appartient la célèbre définition de l'homme : Une intelligence servie par des organes.

3. Théorie du pouvoir civil et religieux, 1796; mise au pilon par le Directoire, et non réimprimée. Essai analytique sur les lois naturelles de l'ordre Social, 1800. Du Divorce, 1801. Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales, 1818. Demonstration philosophique du principe constitutif de la société, 1830, etc.

Génevois sa marche et ses procédés. C'est le même dogmatisme hautain, le même rigorisme dans les axiomes et les déductions. La Législation primitive est le Contrat Social retourné. Rousseau avait mis la souveraineté dans le consentement arbitraire du peuple; Bonald le place, à plus-juste titre, dans la volonté de Dieu. Cette volonté souveraine nous est communiquée, selon lui, par le langage, qui n'est point une invention humaine, mais qui, donné par Dieu même au premier homme, avec toutes les vérités nécessaires, a été transmis d'âge en âge, emportant à travers les siècles le trésor divin des traditions. Altérée par le péché originel, cette révélation primitive s'est conservée dans la langue du peuple élu, dans les écritures, dont il est le dépositaire, dans l'Eglise, qui en est l'interprète.

Les vérités renfermées dans cette tradition surnaturelle peuvent se résumer en une formule générale, qui s'applique également à la religion, à l'état, à la famille. Il n'y a que trois choses dans le ciel et sur la terre, la cause, le moyen et l'effet. En métaphysique la cause est Dieu; le moyen, le médiateur; l'effet, les hommes. En religion la cause est l'Eglise; le moyen, le clergé; l'effet, les laïques. Dans l'état la cause est le roi; le moyen, la noblesse; l'effet, le peuple. Ces trois éléments se retrouvent dans le même ordre au sein de la famille, le père, la mère, l'enfant; dans l'homme individuel, l'âme, les sens, le corps. Partout se présentent ces trois termes sacramentels qui ont partout entre eux le même rapport; <<< on doit donc établir cette proportion générale : La cause est au moyen, ce que le moyen est à l'effet; ce qu'on peut, ajoute l'auteur, considérer comme une expression algébrique A: B: B: C, dont on fait l'application à toute

sorte de valeurs. »

On devine aisément quelles conséquences théologiques et politiques l'auteur peut tirer de cette invariable formule nous n'avons ni l'obligation ni la possibilité de les discuter ici. Il n'est pas même nécessaire d'avertir de ce qu'il y a d'arbitraire et de peu philosophique dans cette ambitieuse proportion. Les amis mêmes de M. de Bonald ne peuvent s'empêcher d'avouer qu'on trouve dans son livre des er

«

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