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librement sous nos yeux. Ils ne sont plus que les représen tants d'une situation donnée, les hommes d'affaires du dénoûment. Il semble qu'une même âme les fait vivre; ils ont tous le même style. Au reste ce sont de grands maîtres de rhétorique ils savent à merveille ce qu'on doit dire sur chaque sujet; ils pensent ce qu'il est bienséant de penser, et soutiennent habilement la thèse que l'action leur impose: ou plutôt ce ne sont pas eux qui parlent; c'est la situation qui s'exprime par leur voix ; c'est la cause qui se plaide ellemême, abstraction faite du caractère et des opinions personnelles de l'avocat. Il y a, même pour la folie, certains égarements connus, stéréotypes, officiels, hors desquels on n'oserait être fou avec bienséance. Placés dans une position semblable, Oreste et Hamlet parleront le même langage. On finira, dit très-bien Mme de Staël, par ne plus voir au théâtre que des marionnettes héroïques, sacrifiant l'amour au devoir, préférant la mort à l'esclavage, inspirées par l'an tithèse dans leurs actions comme dans leurs paroles, mais sans aucun rapport avec cette étonnante créature qu'on appelle l'homme, avec la destinée redoutable qui tour à tour l'entraîne et le poursuit. »

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Il nous serait facile d'inscrire vingt noms propres au bas de ce portrait, à commencer par Poinsinet de Sivry et La Harpe, pour finir par MM. Jouy et Baour-Lormian, sans même en excepter Briffaut, qui, pour le dire en passant, se pénétrait tellement des mœurs et des couleurs locales, qu'après avoir conçu et écrit plus d'à moitié une pièce avec des noms espagnols, il la transporta presque sans rien changer dans l'antique Assyrie, et l'appela Ninus II.

Les meilleures tragédies de l'éqoque impériale mêlent presque toutes à d'incontestables qualités de diction plusieurs des vices que nous venons de signaler. Les pièces de Marie-Joseph Chénier sont des plaidoyers politiques ou moraux. Son Tibère est au moins un beau portrait, une éloquente leçon d'histoire. Dans un genre différent, les Templiers de Raynouard méritent le même éloge: ils supposent et prouvent de consciencieux travaux d'érudit, mais non pas le don de créer qui caractérise le poëte: c'est une

tragédie sans action. Tel est aussi le défaut du Sylla de M. de Jouy. Les quatre premiers actes ne sont qu'une suite de conversations nobles, une brillante galerie de tirades. Ces deux auteurs se piquaient l'un et l'autre d'avoir inventé la tragédie de caractère. Il est pourtant probable que ces messieurs avaient lu Racine. Cette prétention prouve au moins que leurs contemporains l'avaient oublié. La peinture des caractères pouvait passer alors pour une innovation.

Pour terminer cette revue sommaire de la tragédie classique, nous avons différé jusqu'ici, en dépit de la chronologie, à nommer un de nos poëtes les plus remarquables, qui mourut en 1816, mais dont la carrière dramatique était déjà presque terminée à la fin du siècle précédent; nous voulons parler de Ducis, noble et vénérable figure, plus héroïque lui-même que ses créations. Nul ne fait sentir d'une manière plus frappante l'insuffisance du système auquel nos poëtes tragiques s'étaient condamnés. Doué d'un génie fier et indépendant, épris de bonne heure des beautés hardies de Shakspere, Ducis cède, malgré lui, aux habitudes littéraires de ses contemporains; il se laisse entraîner peu à peu sous les roues de leur engrenage dramatique, d'où il ne sort que brisé et sanglant. Lui, homme de foi naïve dans un siècle incrédule, homme de solitude et de retraite au sein d'une société raffinée jusqu'à la corruption, esprit indisciplinable, sans autre poétique que celle de la nature, aimant à traverser des abîmes, à franchir des précipices, à découvrir des lieux où le pied de l'homme n'ait pas imprimé sa trace, lui qui ne peut « ni sentir « sur parole, ni écrire d'après autrui,» se voit assiégé par les préjugés unanimes de ses amis, des acteurs, du public. Campenon s'enferme avec lui pour administrer à sa muse allobroge la correction d'une minutieuse critique, soulignant un hémistiche, blâmant une épithète; et Ducis se rend aux observations du successeur de Delille « avec une facilité, une confiance » dont celui-ci est « presque honteux. » Le rhéteur Thomas l'appelle le Bridaine de la tragédie, qualification que Ducis prend sagement pour un éloge. Il lui objecte « ces vieilleries qui courènt le monde

depuis nombre de siècles, et dans lesquelles il faut bien qu'il y ait du bon car rien n'a prospéré à ceux qui les ont méconnues ou dédaignées. » L'acteur Lekain s'excuse de recevoir ses rôles, alléguant « la difficulté de faire digérer les crudi. tés de Shakspere à un parterre nourri depuis longtemps des beautés substantielles de Corneille, et des exquises douceurs de Racine. Enfin, tout le monde le gronde du genre terrible qu'il a adopté. On lui reproche le choix du sujet de Macbeth comme une chose atroce. Monsieur Ducis, lui dit-on, suspendez quelque temps ces tableaux épouvantables; vous les reprendrez quand vous voudrez mais donnez-nous une pièce tendre, dans le goût d'Inez, de Zaïre1. »

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Partagé entre son génie et le goût de son siècle, Ducis ne put satisfaire ni l'un ni l'autre. Son imagination, obsédée par les créations de Shakspere, cherche à les reproduire sur la scène française; mais il se sent contraint de briser ces colosses, pour les faire entrer dans le lit de Procuste : il transporte dans ses tragédies, non pas la pensée intime de l'œuvre, et ce que j'appellerais volontiers sa racine, mais des scènes brillantes, des situations extérieures, que rien ne motive, ni ne justifie. C'est un témoin naïf qui, frappé d'un grand spectacle, vous en rapporte des fragments épars sans avoir bien compris lui-même l'organisme secret qui les enchaîne. « Ces tragédies toutefois, si mal conçues, si mal construites, ont saisi le public par des beautés de détail d'un grand effet, beaucoup de couleur, beaucoup d'énergie, une grande sensibilité. Ducis a pris à Shakspere, à Sophocle, non pas des pièces assurément, mais des images, des idées, des sentiments, dont il s'est échauffé et comme enivré, qu'il a répétés avec une grande puissance, une grande vérité d'accent 2. »

Ducis avait plus de poésie dans l'âme qu'il n'a pu en faire passer dans ses tragédies. Ses lettres, ses pièces fugitives sont pleines de tendresse et d'élévation naïve. Peutêtre même était-il trop fortement lui-même pour se trans

1. Tous ces détails sont empruntés aux lettres de Ducis. 2. Palin, Etudes sur les tragiques grecs, t. II, p. 104.

former dramatiquement en des personnages étrangers. Il n'avait pas cette souplesse de pensée, cette indifférence passionnée, ou plutôt cette sympathie universelle qui permet au poëte tragique de vivre toutes les vies et de réfléchir en luimême le monde entier. Une seule de ses tragédies est complétement belle par l'inspiration, par l'ensemble, par les caractères, par le style, c'est celle où le caractère personnel de Ducis se retrouve tout entier, Abufar, cette fleur sauvage du désert, qui exhale tous les parfums de vertu d'une famille patriarcale. On y reconnaît l'homme qui écrivait « La solitude est pour mon âme ce que les cheveux de Samson étaient pour sa force corporelle. Oui, mon ami, j'ai épousé le désert, comme le doge de Venise épousait la mer Adriatique j'ai jeté mon anneau dans les forêts. » Et ailleurs : « Mon père était un homme rare et digne du temps des patriarches. C'est lui qui par son sang et par ses exemples a transmis à mon âme ses principaux traits et ses maîtresses formes. Aussi je remercie Dieu de m'avoir donné un tel père. Il n'y a pas de jour où je ne pense à lui, et quand je ne suis pas trop mécontent de moi-même, il m'arrive quelquefois de dire: Es-tu content, mon père? Il me semble alors qu'un signe de sa vénérable tête me réponde et me serve de prix. La tragédie d'Abufar était là en germe.

Ainsi, dès la fin du XVIIIe siècle, des signes précurseurs de rénovation se manifestaient dans la tragédie classique. La traduction des œuvres dramatiques de Shakspere par Letourneur, quelque infidèle et insuffisante qu'elle pût être, avait contribué à ébranler l'opinion publique. Sedaine, l'aimable auteur du Philosophe sans le savoir, et qu'on aurait pu appeler lui-même le Poëte sans le savoir, éprouva à cette lecture, selon l'expression de Grimm, « la joie d'un fils en retrouvant son père qu'il n'a jamais vu; » il écrivait à Ducis : « Celui qui n'a pris que Zaïre dans Othello, a laissé le meilleur1. »

Comédie.

La comédie avait dû moins souffrir que la tragédie des 4. Mais il y a ajouté Lusignan.

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préjugés étroits de l'école pseudo-classique. Les vices et les ridicules de la société sont un idéal trop rapproché du poëte pour donner prise à l'esprit d'exclusion et de système. Aussi les comédies de l'époque impériale sont-elles généralement très-supérieures à ses tragédies. Picard' en est à la fois le plus fécond et le plus excellent auteur. Laborieux écrivain, travaillant douze ou quatorze heures par jour, doué d'une imagination infatigable et d'une charmante gaieté, il réussissait mieux à saisir les ridicules fugitifs des contemporains que les défauts et les folies héréditaires de l'homme. Il fut le peintre de la vie ordinaire. Pour mieux se pénétrer du caractère des personnages fictifs qu'il devait employer, il s'assujettissait à rédiger par écrit leur biographie avant de commencer à les faire parler. Il se rattache néanmoins aux principes dramatiques de son époque par l'attention qu'il apporte à faire du théâtre un enseignement. Chacune de ses comédie est le développement d'une maxime de morale pratique ou de prudence vulgaire. Ses pièces sont des apologues dramatiques c'est Esope sur le théâtre.

Un peu avant lui, Collin d'Harleville avait été l'un des plus aimables écrivains de la scène comique. Mais, trop docile à l'influence de la poésie descriptive, dont la mode régnait alors partout, il affaiblit souvent l'effet dramatique de ses caractères en les racontant au lieu de les faire agir. Il le cède sous ce rapport à Fabre d'Églantine, son contemporain, poëte d'un talent distingué, mais toujours incomplet. Andrieux' se distingue par la finesse et l'élégance de sa plaisanterie. S'il n'a pas la puissance d'invention et l'abondance inépuisable de son ami Picard, ni la chaleur cachée qui vivifie la composition de son ami Collin, il les surpasse l'un et l'autre par la correction et la grâce. En outre il a écrit des contes qui pétillent d'esprit et d'une malicieuse bonhomie : et tous les hommes de notre àge se souviennent de ses spirituelles causeries du Collège de France, que nous prenions alors pour des leçons, et que, malgré la faible voix du professeur, le public parvenait à entendre à force de les écouter.

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