Page images
PDF
EPUB

On peut donc dire que Buffon et Cuvier forment une chaîne continue qui réunit deux siècles. L'un devine, l'autre démontre, et les prévisions du premier deviennent les découvertes du second.

Buffon a même jeté, en dirigeant Daubenton, les premières bases de l'anatomie comparée, qui lui manquait. Peutêtre même comprit-il mieux que son ami toute la portée de cette nouvelle science. A mesure que l'habile anatomiste avançait dans ses dissections, Buffon saisissait l'esprit de ces progrès successifs. Dans ce travail combiné, l'un était la main, l'autre l'œil. Buffon s'élançait vers la conclusion: son sage collaborateur, qui, suivant l'expression de Buffon, << n'avait jamais ni plus ni moins d'esprit que n'en exigeait son travail,» modérait la précipitation du grand homme: un mot, un sourire de Daubenton, l'avertissait de ses écarts et lui conseillait la prudence.

: :

Après Daubenton, l'abbé Bexon et Guesneau de Montbéliard prêtèrent souvent leur concours à Buffon; ils observaient pour lui quelquefois même ils prenaient la plume. Mais avec quelque habileté qu'ils imitassent la manière du maître, ils l'exagérèrent sans l'égaler. Car le style c'était l'homme.

Le grand style de Buffon, voilà ce qui assurera à jamais sa réputation. Lui-même en avait l'orgueilleuse conscience: « Les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passeront à la postérité. La multitude des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l'immortalité.... Les connaissances, les fails et les découvertes s'enlèvent aisément, se transportent et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l'homme : le style est l'homme

même1. »

Qui aurait vu le seigneur de Montbar au milieu de son magnifique château, avec son grand air, sa noble figure, sa riche toilette, ses fines manchettes et sa perruque poudrée avec soin, même quand il s'enfermait pour écrire; qui l'au

4. Discours de réception à l'Académie française.

#

pour

rait vu le dimanche se rendre à l'église, accompagné d'un capucin, son commensal, son confesseur et son intendant, marcher la tête haute au milieu de ses vassaux, s'asseoir avec pompe dans son banc seigneurial, et recevoir volontiers l'encens, l'eau bénite et les autres honneurs dus au sang des Buffon, aurait pu pressentir le ton de dignité noble, mais un peu trop solennelle de ses écrits. Il est heureux Buffon que la nature lui ait fourni une grande matière; car il était incapable de s'abaisser à un style élégamment simple. M. de Buffon, dit Mme Necker, ne pouvait écrire sur des sujets de peu d'importance quand il voulait mettre sa grande robe sur de petits objets, elle faisait des plis partout. » Mais en revanche, quelle richesse de coloris, quelle puissance d'imagination! comme il nous intéresse à cette variété infinie d'animaux de tous genres qu'il fait passer sous nos yeux! Buffon a décrit deux cents espèces de quadrupèdes et de sept à huit cents espèces d'oiseaux, et jamais il ne cause ni ne semble éprouver de fatigue. Chacune de ses descriptions est une peinture; il sait même animer la scène en empruntant à la nature morale de l'homme quelques traits du caractère de ses personnages. En dépit du sévère Daubenton', le lion est « le roi des animaux » pour Buffon comme pour La Fontaine; le chat est infidèle, faux, pervers, voleur, souple et flatteur comme les fripons; » le cheval est « ce fier et fougueux animal qui partage avec l'homme les fatigues de la guerre et la gloire des combats. » Plus le sujet s'élève, plus Buffon se trouve dans son naturel; il se plaît dans la description de ces déserts sans verdure et sans eau, de ces plaines sablonneuses, sur lesquels l'oeil s'étend et le regard se perd, sans pouvoir s'arrêter sur aucun objet vivant. » Il triomphe au sein de cette nature sauvage, inhabitée, de ces arbres plus que centenaires « courbés, rompus, tombant de vétusté; il semble avoir parcouru lui-même ces lieux qu'il décrit avec une vérité si frappante. Mais jamais son génie d'écrivain ne se déploie si largement que dans ses belles

[ocr errors]
[ocr errors]

1. Le lion n'est pas le roi des animaux : il n'y a pas de roi dans la naSéances des écoles normales, t. I, p. 291.

Lure,

conjectures sur l'état primitif du globe; la majesté du style est égale à celle du sujet, quand « il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments et recueillir leurs débris.... » C'est alors qu'il a fixe quelques points dans l'immensité de l'espace, et place un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du temps1.

Il faut néanmoins remarquer comme restriction à nos éloges que Buffon a plus d'imagination que de sensibilité, plus de noblesse que d'émotion. Ses écrits ressemblent à ces cristallisations étincelantes, à ces stalactites superbes, mais froidement splendides. Le sentiment religieux n'a point passé par là. Sous le voile magnifique des phénomènes, on ne sent pas la présence de Dieu. Son nom sacré se trouve quelquefois dans l'ouvrage, mais sa pensée y est rarement; et cette nature privée de son âme divine a quelque chose de désolant dans sa majestueuse et inexorable grandeur. Quelle différence, je ne dis pas avec Jean-Jacques Rousseau, mais même avec le savant Linnée, le classificateur, l'homme de la méthode, que l'écrivain français a eu le tort de ne pas apprécier! Buffon ramène tout à l'homme il décrit les objets dans l'ordre où ils se présentent à ses yeux; mais cet ordre, purement subjectif, cet égoïsme humain, en brisant la grande chaîne de l'être, semble aussi tarir dans l'observateur la source vive du sentiment. Linnée a la puissance de l'enthou siasme. Dans son latin altéré et barbare, il trouve d'admirables accents, son âme semble se répandre dans la nature, et de la nature s'élever jusqu'à Dieu. Buffon est de l'école de Locke, de Condillac comme eux il fait venir toutes les

4. T. V, p. 4 (supplément).

:

2. M. Flourens, à qui appartient cette observation, cite à l'appui de sa pensée quelques lignes charmantes de Linnée le commencement de sa descrip tion de l'hirondelle a quelque chose d'inspiré, dit-il, et qui tient de l'hymne: Venit, venit hirundo, pulchra adducens tempora et pulchros annos.

Et cette pensée que lui arrache un triste retour sur l'homme: 0 quam contempta res est homo, nisi supra humana se erexerit. Le lecteur trouvera dans cette phrase l'écho d'une belle page de Pline, mais corrigée par un sentiment chrétien.

Buffon, en écrivant sa fameuse description du cheval, pensait peut-être à ces mots de Linnée: Animal generosum, superbum, fortissimum, cursu Jurens, etc.

idées par les sens; une de ses pages les plus brillantes devançait la fameuse hypothèse de la statue progressivement animée'. Mais c'est un disciple modéré et assez inconsistant de la secte sensualiste il lui arrive quelquefois de la contredire rudement. On voit qu'en se rattachant au grand parti philosophique, Buffon était entraîné par l'inspiration générale de son époque, plutôt qu'il n'obéissait à une consigne. Il y avait entre lui et les encyclopédistes harmonie préétablie, comme aurait dit Leibnitz, plutôt que dépendance réciproque. C'étaient deux puissances voisines et ordinairement amies, mais sans traité d'alliance3.

4. T. III, p. 364.

2. T. IV, p. 108. « Le sentiment, dit-il, ne peut, à quelque degré qu'il soit, produire le raisonnement. »

3. Rien ne peint mieux la position de Buffon relativement aux chefs du mouvement littéraire, que quelques anecdotes significatives qui nous ont été conservées. On sait qu'il avait raillé impitoyablement Voltaire pour avoir dit : «Que c'étaient les pèlerins qui, dans le temps des croisades, avaient rapporté de Syrie les coquilles que nous trouvons dans le sein de la terre en France. » Voltaire, de son côté, entendant un jour citer l'Histoire naturelle de Buffon, avait dit, en cachant un grand sens sous un bon mot: « Pas si naturelle! Les hostilités ne durèrent point : des politesses, des éloges mutuels y mirent fin. Buffon envoya un exemplaire de ses œuvres à Voltaire, qui le remercia en l'appelant Archimède ler: Buffon lui répondit qu'on n'appellerait jamais personne Voltaire II. Voltaire termina officiellement la querelle par une plaisanterie: « Je ne veux pas, dit-il, rester brouillé avec M. de Buffon pour des coquilles.» Buffon, de son côté, prit son plus grand style pour annoncer qu'il n'avait relevé durement l'opinion de Voltaire que parce qu'il ignorait alors qu'elle fût de lui: « Voilà la verité, dit-il; je la déclare autant pour M. de Voltaire que pour moi-même, et pour la postérité.... »

Entendant un jour parler du style de Montesquieu, Buffon demanda si M. de Montesquieu avait un style? Montesquieu, de son côté, employa, en ne jugeant pas Buffon, son grand art de parler sans se compromettre : « M. de Buffon vient de publier trois volumes, qui seront suivis de douze autres : les trois premiers contiennent des idées générales.... M. de Buffon a, parmi les savants de ce pays-ci, un très-grand nombre d'ennemis ; et la voix prépondérante des savants emportera, à ce que je crois, la balance pour bien du temps. Pour moi, qui y trouve de belles choses, j'attendrai avec tranquillité et modestie la décision des savants étrangers; je n'ai vu pourtant personne à qui je n'aie entendu dire qu'il y avait beaucoup d'utilité à le lire.» (Lettres familières. A M. Cerati.)

Ne me parlez pas, disait d'Alembert, de votre Buffon, de ce comte de Tufière, qui, au lieu de nommer simplement le cheval, dit: La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal.... »

Quant à Rousseau, il alla à Montbar; et, arrivé au pavillon où Buffon avait composé son Histoire naturelle, il se mit à genoux et baisa le seuil de la porte. Quelque temps après, un autre visiteur interrogeant Buffon sur cette circon

[blocks in formation]

Ce qui manquait à Buffon suffit pour assurer la gloire d'un de ses successeurs1. Ce grand homme n'avait trouvé dans la nature qu'une admirable machine, Bernardin de SaintPierre y vit un beau poëme : il adora, il fit sentir à tous les cœurs la main cachée qui produit tant de merveilles, il chercha à saisir les convenances morales, les harmonies de ce grand tout, et fit de l'étude de la nature un hymne pieux à la Providence. Bernardin n'est point un naturaliste, ses ouvrages sont pleins d'opinions fausses ou contestables. Il n'aime point la science: « Nos livres sur la nature, dit-il, n'en sont que le roman et nos cabinets que le tombeau. » Ce qu'il lui faut c'est un site agreste et sauvage, où rien ne rappelle la main de l'homme; ce sont ces antiques forêts « dont le feuillage n'avait encore ombragé que les amours des oiseaux, et qu'aucun poëte n'avait chantées. » Ou bien encore, plus modeste dans ses désirs, il se contente d'une humble rose lorsque sortant des fentes d'un rocher humide, elle brille sur sa propre verdure, lorsque le zéphyr la balance sur sa tige hérissée d'épines, que l'aurore l'a couverte de pleurs, quelquefois une cantharide, nichée dans sa corolle, en relève le carmin par son vert d'émeraude. C'est alors que cette fleur semble nous dire que, symbole du plaisir par son charme et sa rapidité, elle porte comme lui le danger autour d'elle et le repentir dans son sein. » Il faut considérer Ber

stance: « Oui, répondit-il naturellement, Rousseau y fit un hommage. ■ { Hérault de Séchelles, Voyage à Montbar, p. 43.) Ces anecdotes n'ont pas besoin de commentaire.

4. Bernardin de Saint-Pierre, né en 1737, mort en 1844, fut nommé, en 4792, intendant du Jardin des Plantes et du cabinet d'histoire naturelle.

« PreviousContinue »