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sut éviter cet écueil par une variété pleine de caprice et de coquetterie. Sans système philosophique arrêté, sans prétention à la profondeur, La Bruyère1 est un auteur charmant qu'on ne se fatigue pas de relire. Quel riche tableau que son livre des Caractères! Que de finesse dans le dessin! que de couleurs brillantes et délicatement nuancées! comme tout ce monde comique qu'il a créé s'agite dans un pêlemêle amusant. Point de transitions, point de plan régulier. Ses personnages sont une foule affairée qui court, qui se remue toute chamarrée de prétentions, d'originalités, de ridicules vous croiriez être dans la grande galerie de Versailles, et voir défiler devant vous, ducs, marquis, financiers, bourgeois-gentilshommes, pédants, prélats de cour. Tantôt vous entendez un piquant dialogue, qui a tout le sel d'une petite comédie, avec un mot plein de sens pour dénoùment; tantôt, entre deux travers habilement saisis, l'auteur glisse une réflexion morale dont la vérité fait le principal mérite; ici c'est une maxime concise, à la manière de La Rochefoucauld, mais sans ses préjugés misanthropiques, là une image. familière ennoblie à force d'esprit et de nouveauté, plus loin une construction maligne qui arme d'un trait inattendu la fin de la phrase la plus inoffensive. La Bruyère, quoique grand observateur, n'est pas précisément un philosophe : il ne creuse pas dans la région souterraine des principes; il se tient à la surface où végètent les passions et les vices. En fait de pensées il croit que tout est dit et qu'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes. Aussi est-il plutôt un artiste qu'un penseur. Il a pris aux honnêtes gens de son temps leurs croyances toutes faites, à Théophraste qu'il a traduit, sa manière et sa forme; mais il a mis sous tout cela son esprit, et c'est assez pour assurer l'immortalité à son livre.

Prélude du xvi11° siècle.

« Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire; les grands sujets lui sont défendus. Il les

1. 1639-1696.

entame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites choses, qu'il relève par la beauté de son génie et de son. style. »

Ces paroles, par lesquelles La Bruyère justifiait sans doute à ses propres yeux le caractère un peu superficiel de son ouvrage, étaient en même temps le symptôme d'un besoin nouveau qui allait bientôt se manifester dans la littérature. Ce n'était pas seulement la satire qui se sentait à l'étroit entre la religion et la monarchie. La pensée tout entière commençait à s'agiter dans ces bornes augustes qu'elle ne devait pas tarder à franchir. Descartes avait posé les prémisses de l'indépendance, et son principe, plus fort que ses prudentes réserves, devait entraîner bien loin ses audacieux héritiers. Un esprit de liberté soufflait de tous les points. En Hollande un homme d'une immense érudition, d'une étonnante facilité, Bayle se déclarait le champion du pyrrhonisme, et préludait à l'Encyclopédie aussi bien par l'esprit que par la forme de ses travaux. L'Angleterre accomplissait sa révolution, et tenait en réserve les germes de la nôtre, que le génie impatient de Voltaire allait bientôt lui emprunter. En France même la tradition sceptique, la voix de Rabelais et de Montaigne, étouffée en apparence par l'harmonieux concert des écrivains religieux de la grande époque, s'était apaisée mais non pas éteinte. Pareille à ces fils conducteurs qui transmettent d'un continent à l'autre, par-dessous les flots de l'Océan, le mouvement et la pensée, l'incrédulité du XVIe siècle traversait secrètement le règne de Louis XIV, pour aller ébranler le siècle suivant. La Fronde lui avait légué les Lionne, les Retz, épicuriens ardents et habiles, la princesse Palatine, le grand Condé et le médecin-abbé Bourdelot, timides dans leur impiété. Méré, Miton, Desbarreaux furent franchement incrédules; Ninon et sa cour, SaintÉvremont, Saint-Réal, les poëtes Hesnault, Lainez et SaintPavin formaient, dans la société religieuse du siècle, un petit monde à part qui prenait volontiers pour croyances la théorie de ses plaisirs. Les Vendôme, entourés des Chaulieu, des La Fare, faisaient de leur palais du Temple l'asile de la débauche et du libre penser. A la cour même, à la vraie

cour de Versailles, que de vices païens s'impatientaient du masque de la décence, surtout quand le règne de Maintenon les eut comprimés encore davantage sous des apparences hypocrites! Tout cela fermentait sourdement au-dessous de la société officielle et régulière. Les mauvais instincts et les aspirations généreuses se coalisaient, comme dans toute révolution, pour renverser le présent, quitte à se disputer l'avenir. On sentait que la fin du règne était la fin d'une société.

C'était aussi la fin d'une littérature. Ce flux d'idées nouvelles qui monte va briser en s'y précipitant les formes régulières du grand siècle. La poésie va pour un temps s'envoler au ciel avec la foi; la prose compensera par des qualités nouvelles la majesté tranquille ou la grâce régulière qu'elle doit perdre. Désormais légère, brillante, acérée, elle deviendra une arme, comme la littérature une puissance. La philosophie du XVIIIe siècle c'est la révolution française dans le domaine de la pensée.

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Tendances générales du xviti° siècle.

L'œuvre de la littérature française au xvir siècle semble d'abord purement subversive. Les croyances, les mœurs, les institutions antiques tombent successivement sous ses coups; elle attaque les religions positives, elle menace les royautés elle est possédée de l'enthousiasme de la destruction. Mais il ne faut pas s'arrêter à l'apparence des germes féconds se cachent sous ces ruines. Si elle rompt avec la tradition historique, du moins elle se dévoue à la recherche du juste et du vrai. La France réalisa alors le premier moment de la pensée de Descartes, le doute méthodique. C'est un triste spectacle que cet ébranlement universel du monde moral; pourtant il est beau de voir pour la première fois, les hommes en majorité croire à la puissance de la raison. Il manqua au XVIIIe siècle de rapporter cette raison, devant laquelle il s'inclinait, à sa source éternelle et divine, et de dire avec Fénelon : « Où est-elle cette raison parfaite qui est si près de moi et si différente de moi? n'est-elle pas le Dieu que je cherche1? »

4. En ne reconnaissant la raison que subjectivement, c'est-à-dire comme existant seulement dans l'intelligence qui la conçoit, le xvin siècle enlevait

Le xvIIe siècle commença un grand et double travail dont il ne lui fut pas donné de voir le terme détruire tout ce qu'il y avait d'arbitraire dans l'autorité pour la rétablir plus inébranlable sur les bases éternelles du droit et de la justice. A nos pères est échue la première et la plus ingrate part de ce programme. C'est à nous que la Providence semble avoir réservé la seconde.

Au reste, ce n'est pas la littérature seule qu'il faut accuser ou louer d'avoir renversé la société du XVIIIe siècle : l'ancien système tombait de lui-même en ruine. L'absolutisme trop tendu s'était brisé. Le peuple avait couvert de boue le cercueil de Louis XIV; le régent d'abord, et bientôt le roi Louis XV couvrirent le trône d'opprobre. Les seigneurs traînaient aux pieds d'une maîtresse royale ou salissaient dans de joyeuses orgies leurs titres de noblesse. Les parlements, animés d'un étroit esprit de corps, suivaient le siècle d'un pas inégal : aujourd'hui avec lui, dans leur résistance. aux folles prodigalités de la cour, ou aux abus d'une société célèbre; demain bien en arrière, en plein moyen âge, quand ils prononçaient quelqu'une de ces sentences qui déshonoraient encore la justice criminelle. Enfin trop de membres du haut clergé, corrompus par la cour, étaient sans foi comme sans mœurs, et ne savaient plus défendre la religion dont ils étaient les organes que par de mesquines tracasseries et de timides persécutions.

Dans cette décrépitude de tous les anciens pouvoirs, une seule puissance continuait à grandir, celle de l'opinion publique, dont la littérature se fit l'interprète et le guide. Les lettres, considérées jusqu'alors comme l'ornement et la décoration de la société, commencèrent à en devenir l'âme on vit des écrivains disserter sur les gouvernements et les peuples, sonder les fondements chancelants du pouvoir et établir les principes qu'ils voulaient lui donner pour base. Cette application de la pensée aux intérêts publics de la nation lui donna un caractère nouveau, qui sépare profondément

toute base solide au droit, à la morale, à la politique, à l'art, et ne leur laissait pour principe que le consentement d'une réunion fortuite d'individualités.

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