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Il circulait sous les voûtes des cloîtres certaines légendes bien propres à ranimer la ferveur des calligraphes. Un novice employé à copier des livres avait dû son salut à une compensation étrange : les pages qu'il avait transcrites surpassaient d'une lettre le nombre des péchés qu'il avait commis. La Bible commença et sanctifia le mouvement les auteurs profanes en profitèrent. Alcuin connaissait fort bien Virgile. Selon certains témoignages, il revit et copia les comédies de Térence; il faisait venir d'York les livres d'érudition scolastique qu'il avait rassemblés dans sa jeunesse. Loup de Ferrières promettait à Éginhard les Nuits attiques d'AuluGelle dès que l'abbé à qui il les avait prêtées en aurait achevé la copie. Plus tard il lui faisait passer les Commentaires de César. D'un autre côté, il sollicitait du pape Benoît III l'envoi du traité de Cicéron de Oratore et des Institutions de Quintilien, en compagnie des Commentaires de saint Jérôme. On se disputait le privilége de lire, de copier le premier un manuscrit : c'était un mouvement qui n'a d'analogue que parmi les lettrés de la grande renaissance.

L'établissement des écoles en fut le complément. Les anciennes écoles municipales étaient tombées au milieu des troubles de l'invasion. De rares monastères satisfaisaient à peine aux besoins les plus pressants de l'instruction. Charlemagne, dès longtemps préoccupé de cette pensée, publia enfin en 787, à l'instigation d'Alcuin, ce que nous appellerions une circulaire, où il ordonnait aux évêques et abbés de fonder des écoles. Deux ans après, un capitulaire organisait ce que la lettre précédente avait créé. Il réglait qu'auprès de chaque évêché et de chaque monastère serait ouverte une école où l'on enseignerait la grammaire, le calcul et la musique. Dès lors le nombre de ces établissements devint considérable les plus célèbres furent ceux de Tours, de Ferrières en Gâtinois, de Fulde, dans le diocèse de Mayence; de Reichenau dans celui de Constance; d'Aniane en Languedoc, de Fontenelle en Normandie. Alcuin semblait se multiplier pour propager l'enseignement: non content d'établir des écoles, il enseignait lui-même avec un grand éclat, et la plupart des hommes illustres que cette époque vit naître

furent au nombre de ses disciples. Écoutons Alcuin luimême rendant compte à Charlemagne, dans une de ses lettres (796) de la nature de l'enseignement qu'il avait établi à Tours:

Moi, votre Flaccus, selon votre exhortation et votre sage volonté, je m'applique à servir aux uns, sous le toit de Saint-Martin, le miel des saintes Écritures; j'essaye d'enivrer les autres du vieux vin des anciennes études; je nourris ceux-ci de la science grammaticale; je tente de faire briller aux yeux de ceux-là l'ordre des astres. >>

Il avoue néanmoins que ses efforts rencontrent de grands obstacles « Je fais peu de progrès, j'avance peu, me battant tous les jours avec la rusticité des Tourangeaux.

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Malheureusement cette résistance n'était pas locale : elle avait des racines plus étendues et plus difficiles à extirper. Les masses de la population n'éprouvaient aucune sympathie pour cette science, qu'elles voyaient insoucieuses passer audessus de leurs têtes; c'était affaire entre le prince et le clergé. Les conservateurs des vieilles mœurs, espèces de Catons de l'ignorance, s'opposaient opiniâtrément à toutes ces nouveautés ; ils méprisaient « les loisirs superstitieux des lettres, et regardaient fort mal ceux qui désiraient apprendre quelque chose1. Nous ne trouvons qu'un seul monument de cette époque qui institue positivement un enseignement destiné à d'autres qu'à des clercs'; et il est fort probable que cette tentative n'eut à peu près aucun succès. Il n'en pouvait guère arriver autrement : l'Église était alors la seule partie de la nation qui pût recevoir une culture littéraire : les lettres et les arts sont les fleurs de la civilisation; c'est le dernier phénomène de la croissance des sociétés. La renaissance. carlovingienne précéda la constitution réelle de la nation : il en résulta qu'elle eut quelque chose de superficiel et d'éphémère. Les connaissances scientifiques que sema Charlemagne ne plongèrent pas de profondes racines dans le sol de la France; elles ne se nourrirent point des sucs abondants

4. « Earum,ut nunc plerisque vocantur, superstitiosa otía fastidio sunt.... Nunc oneri sunt, qui aliquid discere affectant.» Lupus Ferrariensis, epistola 1. 2. Theodulphi Capitula, § 49, 20.

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de la vie populaire. Néanmoins il s'en faut de beaucoup qu'elles aient été inutiles elles vécurent dans le sein des monastères, jusqu'au jour où des circonstances plus favorables permirent de les propager au dehors. Jusque-là les lettres, concentrées dans une classe qui pouvait seule les cultiver, constituèrent un dépôt plutôt qu'une richesse réelle. Elles ne produisirent qu'un historien remarquable, c'est le biographe de Charlemagne, Éginhard. Il imite Suétone et le rappelle quelquefois c'est son mérite aux yeux des contemporains. L'un d'eux loue dans cet écrivain« le choix des pensées, un sobre emploi des conjonctions, tel qu'il l'a remarqué dans les bons auteurs, un style que n'embarrassent point la longueur et la complication des périodes, ni des phrases d'une étendue immodérée1. » L'auteur de ce jugement aurait peu goûté Commines et Saint-Simon.

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La poésie est le genre de composition qui peut le moins se passer du peuple c'est une espèce de spectacle qui languit sans les applaudissements de la foule. C'est dire que la poésie n'exista point sous Charlemagne ; j'entends la poésie lettrée, en réservant, bien entendu, les rudes chants germaniques dont j'ai parlé plus haut. La poésie latine ne fut qu'une recrudescence de la versification. On traita tout bonnement en vers les mêmes sujets qu'on développait en prose: on fit de la morale, de la théologie, de l'administration en hexamètres.

Dans le domaine de la philosophie, il parut un homme remarquable, un seul, Jean le Scot ou l'Erigène (l'Irlandais). A la hardiesse de ses idées, à la subtilité de ses déductions, à la grandeur de ses résultats, on croirait qu'il ouvre à la philosophie une carrière nouvelle et devance les penseurs des écoles modernes. Ce serait une erreur Jean le Scot n'est que le dernier des Alexandrins, fourvoyé dans le 1x siècle; c'est un contemporain, un compatriote de Plotin et de Porphyre. Il traduit du grec les ouvrages d'un Alexandrin du ve siècle, faussement attribués à saint Denis l'Aréopagite; il en reproduit les doctrines dans son livre sur la Division de la na

4. Lupus Ferrariensis, epistola 1.

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ture; il est le dernier représentant de cette tentative d'amalgame, commencée dès le ir siècle et si active au ve, entre le néoplatonisme d'Alexandrie et la théologie chrétienne. Toute cette littérature carlovingienne regarde le passé et le reflète c'est un jour d'automne dont quelques rayons rappellent parfois l'été et font au voyageur une agréable illusion. Mais à coup sûr ce n'est pas le printemps: les feuillages sont jaunes et la terre n'a point encore de séve.

CHAPITRE VI.

LANGUE FRANÇAISE.

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EXPULSION DE L'IDIOME ALLEMAND ET DU LATIN. FORMATION DES IDIOMES MODERNES; LANGUE D'OC; LANGUE D'OIL.

Expulsion de l'allemand.

Charlemagne avait en vain tenté de remplir le vide que l'empire d'Occident laissait dans le monde. Ce grand homme, dans la noble impatience de son génie, avait voulu devancer l'heure de la Providence. Il avait imposé à l'Europe une unité apparente et tout extérieure. Mais cette forme, héritage d'une société éteinte, se trouva trop vaste, trop savante pour les besoins des peuples nouveaux que la misère avait ramenés à la barbarie. C'était une expression antique imposée à des sentiments et à des mœurs auxquels elle ne répondait plus; c'était quelque chose de grand, mais de mort. La véritable unité ne peut naître que de l'assimilation lente des intelligences. Il fallait alors reprendre la société dans ses bases, fortifier les âmes par la conscience de leur valeur individuelle, armer le soldat pour la défense de sa terre, élever le beffroi du château et plus tard le rempart de la ville, en un mot, refaire des hommes et non pas un empire. Aussi, dès qu'on ne sentit plus la main de fer du conquérant, n'euton rien de plus pressé que de briser cette machine compli

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quée que nul ne pouvait faire mouvoir, et qui encombrait la voie. L'instinct des temps, la force des choses, la loi secrète et vivante qui, renfermée dans le sein des sociétés, préside à toutes leurs transformations, l'emportèrent sur la puissance organisatrice du maître. Le nouvel empire s'écroulait de toutes parts tout tendait à s'isoler, à redevenir particulier et local les peuples se détachaient pièce à pièce. Soixantedix ans après Charlemagne, ses États sont démembrés en sept royaumes. Les royaumes eux-mêmes tombent en duchés, en comtés, en seigneuries vers la fin du 1x siècle, la France seule compte vingt-neuf provinces, et à la fin du x cinquante-cinq, dont les gouverneurs, sous les noms de comtes, de vicomtes, de marquis, sont devenus de véritables souverains. Un capitulaire de Charles le Chauve (877) a consacré légalement l'hérédité des bénéfices et offices royaux l'empire a consommé son suicide.

Cependant apparaissaient déjà, au milieu de cette désorganisation universelle du passé, les tendances nouvelles qui devaient constituer l'avenir. Les royaumes se brisent, mais les races ressaisissent leur indépendance: elles rejettent et les dynasties et les idiomes étrangers. Elles se font des chefs et un langage. Longtemps Charlemagne avait couvert ses successeurs du prestige de sa gloire; mais quand, à force d'incapacité, ils eurent détruit l'illusion, on se ressouvint qu'ils étaient étrangers. Le premier symptôme de vie nationale fut de les hair comme conquérants, de les mépriser comme incapables. « Sans doute, dit M. Thierry, dans la révolution qui renversa le trône des Carlovingiens, il faut faire une large part à l'ambition personnelle du fondateur de la troisième dynastie; néanmoins on peut affirmer que cette ambition, héréditaire depuis un siècle dans la famille de Robert le Fort, fut entretenue et servie par le mouvement de l'opinion nationale; c'est, à proprement parler, la fin du règne des Francs et la substitution d'une royauté nationale au gouvernement fondé sur la conquête1. Avec et même avant les rois germains disparaît du sol

4. Lettre xu.

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