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dogme il en résulte que son autorité prend un caractère impersonnel et divin, et que sa parole devient, pour ainsi dire, la voix même de l'Église.

Toutefois, dans cette imposante universalité de doctrine, dans cette hautaine prétention à la vérité absolue, se reconnaissent, distincts encore, les divers courants d'opinions contemporaines qui sont venus s'y confondre.

Cet esprit altéré de discipline et d'unité accepte avec ardeur la transformation monarchique que Louis XIV a fait subir à la France. Pour lui, comme pour la plupart de ses contemporains, la monarchie absolue est l'idéal du gouvernement. « Le prince est un personnage' public: tout l'État est en lui; la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. Voyez un peuple immense réuni en une seule personne; voyez cette puissance sacrée, paternelle et absolue; voyez la raison secrète, qui gouverne tout le corps de l'État, renfermée dans une seule tête; vous voyez l'image de Dieu dans les rois, et vous avez l'idée de la majesté royale1.. Plein de cette idée, Bossuet ira en demander la confirmation au livre des livres, à la Bible; et de cet inépuisable arsenal, d'où les indépendants anglais ont tiré naguère la hache républicaine, il fera sortir une armure impénétrable pour couvrir la royauté.

Les tendances cartésiennes se découvrent aussi dans cet incorruptible adversaire de toute nouveauté. Le traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même appartient tout entier à cette inspiration. D'ailleurs l'étude de l'homme individuel, la science de l'âme, qui domine toute la philosophie et toute la poésie du xvIIe siècle, ne se montre nulle part avec plus d'éclat que dans cette glorieuse génération d'orateurs chrétiens à la tête de laquelle marche Bossuet. Mais pour lui, il se sent à l'étroit dans cet objet fini. Disciple de la Bible bien plus que Descartes, fils des prophètes hébreux, jeté par sa naissance à la cour polie de Louis XIV, il est pris d'une immense pitié, quand du haut du Sinaï, où il a contemplé Jehovah, il abaisse les yeux sur ce néant qu'on

1. Bossuet, Politique tirée de l'Ecriture sainte.

appelle l'homme; et dès sa jeunesse il porte dans son sein ce sublime contraste, cette magnifique antithèse qui fera son génie.

Il est remarquable que les lacunes mêmes de la doctrine philosophique de Bossuet deviennent le principe des plus brillants éclats de son éloquence. Il ne croit point au progrès, au développement successif de l'humanité. Tout icibas est immobile dans son néant, comme là-haut dans l'infinité. Les générations humaines dorment leur sommeil. Un abîme éternel sépare la terre du ciel Bossuet, génie hébraïque, songe peut-être même trop peu que le Christ a comblé l'intervalle. Il semble inspiré plutôt par la grandeur terrible de l'Ancien Testament que par la mansuétude de la loi nouvelle. De là cet austère dédain de toute chose mortelle, cette fierté pleine de grandeur, cette sublime rudesse de parole qui frappe, étonne et laisse dans l'âme un long. ébranlement d'admiration. « Son discours se répand à la manière d'un torrent; et s'il trouve en son chemin les fleurs de l'élocution, il les entraîne plutôt après lui par sa propre impétuosité, qu'il ne les cueille avec choix pour se parer d'un tel ornement'. » Souvent son style s'abaisse, avec une admirable insouciance du succès, jusqu'au langage familier qui eût effrayé tout autre orateur : mais alors même, on sent que c'est l'aigle qui s'abat sur sa proie, et qu'il descend du ciel tout prêt à y remonter d'un seul bond. « Une puissance surnaturelle, qui se plaît à relever ce que les superbes méprisent, s'est répandue et mêlée dans l'auguste simplicité de ses paroles.... et lui donne, pour persuader, des moyens que la Grèce n'enseigne pas et que Rome n'a pas appris 2. »

Ce fut en 1661 que Bossuet prêcha pour la première fois devant Louis XIV, dans la chapelle du Louvre. Dès le premier abord, ces deux hommes se comprirent. Le roi, saisi d'un élan de sympathie rare dans un esprit si réservé, fit écrire au père de Bossuet pour le féliciter d'avoir un tel fils.

1. Bossuet, Oraison funèbre du P. Bourgoing. 2. Bossuet, Panégyrique de saint Paul.

De 1659 à 1669, le jeune orateur se montra dans toutes les chaires de Paris. La cour, la ville entière affluaient à ses sermons les deux reines sortaient du palais pour l'entendre; les solitaires de Port-Royal quittaient eux-mêmes leur désert; les Turenne, les Condé, se mêlaient à la foule. Alors le prêtre paraissait dans sa chaire, ou plutôt sur son tribunal, car il se posait devant ces illustres assemblées comme un apôtre, comme un juge: « Mon discours, leur disait-il, dont vous vous croyez les juges, vous jugera au dernier jour; et si vous n'en sortez plus chrétiens, vous en sortirez plus coupables. >>

Dans le silence profond de toute tribune politique, la puissance de la tribune sacrée grandissait de son isolement. Seule elle faisait entendre une voix libre au milieu du concert monotone de toutes les admirations. La noble figure de Bossuet préparait le succès de sa parole. « Son regard était doux et perçant; sa voix paraissait toujours sortir d'une âme passionnée; ses gestes étaient modestes, tranquilles et naturels tout parlait en lui, avant même qu'il commençât à parler 2. » Il préparait rarement la forme de ses sermons; il se présentait, même devant les réunions les plus imposantes, avec un simple canevas, s'abandonnant, comme les orateurs antiques, à la force de ses convictions et à la pression toute-puissante de sa pensée. Aussi les Sermons écrits qui nous restent de lui, œuvre de ses premières années, oubliés longtemps, inconnus à ses intimes amis, mutilés même par les éditeurs, ne peuvent-ils nous donner qu'une idée bien imparfaite de l'éloquence vivante qui coulait de ses lèvres. Et pourtant quel caractère encore dans cette lave refroidie! Ces discours sont tout pleins du dogme; l'Écriture sainte en forme comme le tissu, on croit entendre la voix des vieux prophètes et des Pères de l'Église ce sont là, comme il le dit lui-même, les prédicateurs invisibles qui parlent par sa bouche. Ici c'est David qui rappelle l'idée de la mort à ces voluptueux auditoires, tout occupés de la

1. Bossuet, Oraison funèbre de la princesse Palatine.

2. Manuscrits de l'abbé Ledieu, secrétaire de Bossuet, cités par de Bausset.

gloire et du plaisir. « Je l'ai dit, vous êtes des dieux et vous êtes les enfants du Très-Haut.... Mais, ô dieux de chair et de sang, ô dieux de terre et de poussière, vous mourrez comme des hommes, et toute votre grandeur tombera par terre, verumtamen sicut homines moriemini. » Là c'est Tertullien décrivant « cette femme vaine et ambitieuse, qui traîne en ses ornements la subsistance d'une infinité de familles, et porte en un petit fil autour de son col des patrimoines entiers: Saltus et insulas tenera cervice circumfert.» Mais c'est Bossuet qui ajoute que l'homme, qui travaille tant à s'accroître et à multiplier ses titres, « ne s'avise jamais de se mesurer à son cercueil, qui seul néanmoins le mesure au juste'. » De pareils traits, jetés avec une abondance inépuisable, expliquent l'impression profonde que produisait la parole de Bossuet et la longue rumeur qui, malgré la sainteté du lieu, suivait chacun de ses discours.

Les circonstances ouvrirent bientôt à l'éloquence de Bossuet une carrière où elle se sentit plus à l'aise. L'oraison funèbre, en appelant l'orateur sacré près du tombeau des grands de la terre, offrit à ce superbe contempteur de la gloire humaine l'occasion d'élever jusqu'au ciel le magnifique témoignage de notre néant. En même temps, elle faisait jaillir de son âme, comme pour tempérer le sublime, ces sources de tendresse compatissante, qui laissent voir l'homme dans l'apôtre, et joignent, comme le drame antique, la pitié à la terreur. L'oraison funèbre existait sans doute avant Bossuet de son temps même, des hommes célèbres y avaient signalé leur talent: Mascaron, habile et énergique écrivain, trop fardé d'érudition antique, trop peu ému, trop peu orateur; Fléchier, habile artiste en paroles, pompeux sans emphase, fleuri sans fadeur, sinon sans recherche, rarement énergique, mais toujours élégant et disert. Bossuet s'empara de ce genre, et le créa pour ainsi dire, en le renouvelant. Pour première condition de succès, il en sentit la difficulté, il en signala admirablement les écueils aussi bien que la grandeur. « Je vous avoue, dit-il, que j'ai cou

1. Bossuet, Sermon sur l'honneur.

tume de plaindre les prédicateurs lorsqu'ils font les panégyriques des princes et des grands du monde. Ce n'est pas que de tels sujets ne fournissent ordinairement de nobles idées. Il est beau de raconter les secrets d'une sublime politique, ou les sages tempéraments d'une négociation importante, ou les succès glorieux de quelque entreprise militaire. L'éclat de telles actions semble illuminer un discours; et le bruit qu'elles font déjà dans le monde aide celui qui parle à se faire entendre d'un ton plus ferme et plus magnifique. Mais la licence et l'ambition, compagnes presque inséparables des grandes fortunes, font qu'on marche parmi des écueils, et il arrive ordinairement que Dieu a si peu de part dans de telles vies, qu'on a peine à y trouver quelques actions qui méritent d'être louées par ses ministres1. Pour lui, il prend son parti avec une audace tout apostolique; il va pousser à bout la gloire humaine, détruire l'idole des ambitieux elle tombera anéantie devant ces autels. Ce n'est pas un ouvrage humain qu'il médite : il faut qu'il s'élève au-dessus de l'homme, pour faire trembler toute créature sous les jugements de Dieu. C'est aux princes, c'est aux rois surtout qu'il donne de grandes et terribles leçons, et qu'il crie avec le Prophète : Et nunc, reges, intelligite, erudimini qui judicatis terram3.

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Les Oraisons funèbres de Bossuet se déroulent aux yeux de la postérité comme les pages d'une imposante histoire. Chaque discours semble n'être qu'une partie d'un vaste ensemble, où les grands événements et les personnages illustres de l'époque apparaissent tour à tour à la lueur lugubre des solennités de la mort. Il semble que la Providence les amène successivement, hommes et choses, aux pieds de l'orateur qui va les juger. Marche! Marche! s'écrie la voix terrible et aussitôt s'ébranle le sinistre cortège. D'abord, c'est la révolution d'Angleterre avec un trône qui s'écroule, et cette épée qui frappe une tête auguste, et ces reines dont les yeux contenaient tant de larmes! (1669.) Puis le palais

:

1. Oraison funèbre du père Bourgoing (1662).
2. Oraison funèbre de Louis de Bourbon (1687).
3. Oraison funèbre de la reine d'Angleterre (1669).

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