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Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois.

Si d'ailleurs quelque endroit chez eux plein d'excellence
Peut entrer dans ses vers sans nulle violence,

Il l'y transporte, et veut qu'il n'ait rien d'affecté,
Tâchant de rendre sien cet air d'antiquité '.

Jusqu'à l'âge de quarante-quatre ans, La Fontaine semble attendre sans impatience et dans une molle paresse la tardive maturité de son génie. Admis dans la maison, dans la familiarité de Fouquet, jouissant de tous les agréments de la campagne et de la société, sans qu'il en coûte aucun sacrifice à son insouciance, il consume le temps, comme tous les autres biens, et paraît doucement laisser couler sa vie. Quelques poésies légères, empreintes d'une facilité nonchalante et voluptueuse, échappent çà et là au caprice de sa plume, et payent la généreuse hospitalité du surintendant. On y retrouve déjà cet art de badiner avec grâce, que les muses françaises semblaient avoir perdu depuis Marot. Seul de son époque, La Fontaine, dans ces petits vers de circonstance, montre de l'aisance, du naturel et de la sensibilité. Le premier ouvrage qui attira sur son nom un commencement de célébrité, fut un cri de l'âme arraché par la disgrâce de son bienfaiteur. L'Elégie aux nymphes de Vaux eut le plus beau de tous les succès; elle ramena l'intérêt public sur le ministre disgracié. L'opinion, moins inflexible que le roi, ne put résister à cet harmonieux et touchant plaidoyer, et sembla admettre

Que c'est être innocent que d'être malheureux.

Dès ses premiers essais, La Fontaine avait joint l'élégance du règne de Louis XIV à la grâce naïve de celui de François Ier, il devait remonter plus haut encore dans nos traditions nationales et reproduire, dans son admirable langage, les récits malins et trop souvent licencieux de nos trouvères.

4. Épître à Huet, alors évêque de Soissons.

2. La disgrace de Fouquet valut encore à la littérature française les remarquables Memoires de Pélisson, où l'éloquence du barreau se dépouilla pour la première fois du pédantisme de l'àge précédent, pour parler enfin le langage de la nature et de la raison.

Ses Contes et nouvelles, dont le premier recueil parut en 1665, nous montrent un côté du siècle de Louis XIV que la littérature avait jusqu'alors voilé sous l'éclat d'une décence officielle. Ils sont la poésie de la société dont les mémoires de Dangeau et de la princesse Palatine étaient l'histoire. Ce fut pour plaire à la nièce de Mazarin, Marie-Anne Mancini, duchesse de Bourbon, que notre poëte composa ses contes les plus jolis et malheureusement aussi les plus libres. On les lisait avec charme dans sa société, qui se composait de ce que Paris avait de plus illustre. Une autre femme des plus distinguées par son esprit, et qui fut, avec Mme d'Hervard, la providence de La Fontaine, Mme de La Sablière, réunissait chez elle les seigneurs les plus dissipés de la cour, tels que les Lauzun, les Rochefort, les Brancas, les Foix, les Lafare. Mais ce dernier inspira un attachement sérieux dont la rupture jeta Mme de La Sablière dans la retraite, et La Fontaine dans une société plus épicurienne et moins retenue encore. Les princes de Conti et de Vendôme devinrent pour lui des bienfaiteurs généreux. Il était l'hôte toujours bienvenu d'Anet et du Temple, voluptueux séjour où régnait l'anacréontique abbé de Chaulieu. On devine ce que durent être des récits faits pour une société aussi corrompue que spirituelle. Le bon goût y fut la seule limite de la licence; et le poëte eut la permission de tout dire, pourvu qu'il dît tout avec esprit.

On peut regarder les Contes de La Fontaine comme la dernière et définitive refonte des fabliaux populaires qui étaient, depuis le moyen âge, en possession d'amuser l'Europe. Boccace, l'Arioste, tous les novellistes italiens semblaient leur avoir donné leur expression la plus parfaite. Le nouveau conteur ne craignit pas une concurrence si redoutable. Il n'eut, pour en triompher, qu'à reprendre tous ces vieux sujets d'après l'esprit français, qu'à leur rendre en quelque sorte l'air natal. Laissant donc aux Italiens, à l'Arioste surtout, le mérite d'une plus grande variété de tons, d'une touche plus poétique, d'un coloris plus éclatant, La Fontaine y suppléa par une simplicité pleine de finesse, par mille traits délicats et naïfs, par cette vivacité gauloise qui

court au but sans s'arrêter à cueillir des fleurs au bord du chemin. Les novellistes italiens ont conservé une parenté assez intime avec les poëtes romanesques qui, sur une place publique, à Florence ou à Ferrare, amusaient, par de mélodieuses octaves, un peuple artiste et avide de longs récits. Ils sont encore poëtes épiques, ils se mettent peu en scène, ne montrent que leurs sujets, et y déploient, suivant le génie de leur patrie, plus d'imagination que d'esprit proprement dit. La Fontaine est plus précis, plus enjoué. Il excelle à préparer les incidents, à ménager d'amusantes surprises; il cause familièrement avec le lecteur, plaisante avec les objections et les invraisemblances de son sujet, place à propos une réflexion piquante, presque toujours aussi pleine de raison que d'esprit. Enfin il assaisonne çà et là son langage de quelque bon vieux tour de Rabelais ou de Marot, ce qui lui donne un air charmant de naïveté et de bonhomie.

Toutefois cet ouvrage est heureusement le moins connu parmi ceux qui font la gloire de La Fontaine. Ses Fables1 l'élevèrent au-dessus de lui-même, tant par la pureté irréprochable de leur morale que par l'inimitable perfection de leur style. Il était dans ses contes le poëte de sa société, il est le poëte de tous les temps, de tous les états, de tous les âges dans ses fables. L'enfant s'y amuse, l'homme s'y instruit, le lettré les admire. Elles ne doivent rien aux inspirations contemporaines, et elles furent cependant goûtées et appréciées à leur apparition comme elles le sont de la postérité. Ici ce n'est plus seulement au XVIe siècle ni au moyen âge que le poëte emprunte, pour les transformer, leurs traditions malicieuses. Il reprend à sa source le vieil apologue de l'Orient, grossi dans son cours par les inventions successives des Grecs, des Romains, des modernes, il se fait l'héritier universel du bon sens populaire il recueille avec soin toutes ces fables, les transcrit, les met en vers, comme il le dit modestement dans son titre ; et ce ne sont plus les fables de Vishnou-Sarmah, d'Esope, de Phèdre, de Babrius, en

1. Elles parurent en trois recueils : les six premiers livres en 4668; les cinq suivants en 1678 et 1679; le douzième et dernier en 1694.

core moins de Planude; le public leur a donné leur vrai nom, et a contraint les éditeurs de le leur restituer, ce sont les fables de La Fontaine.

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En effet, l'originalité poétique ne consiste pas à inventer le sujet, mais à découvrir la poésie du sujet. Les poëtes les plus créateurs n'ont presque jamais inventé autre chose. L'invention de La Fontaine c'est sa manière de conter, c'est ce style admirable, c'est cette imagination heureuse, qui jette partout l'intérêt et la vie. Il ne compose pas, dit La Harpe, il converse. S'il raconte, il est persuadé, il a vu. C'est toujours son âme qui vous parle, qui s'épanche, qui se trahit: il a toujours l'air de vous dire son secret, et d'avoir besoin de vous le dire; ses idées, ses réflexions, ses sentiments, tout lui échappe, tout naît du moment. » C'est dans cette bonne foi, dans cette apparente crédulité du conteur, dans ce sérieux avec lequel il mêle les plus grandes choses aux plus petites que consiste la qualité propre et distinctive de La Fontaine, son inimitable naïveté. On s'imagine entendre un homme assez simple pour ajouter foi aux contes dont on a bercé son enfance. Non-seulement il y croit, mais il espère bien vous y faire croire aussi. Son érudition, son éloquence, sa philosophie, tout ce qu'il a d'imagination, de mémoire, de sensibilité, est mis en œuvre pour vous intéresser au débat de Dame Belette avec Jeannot Lupin. De là ce phénomène qu'on n'avait pas vu depuis l'Odyssée, cette singulière mais incontestable alliance de la plus haute poésie avec les récits les plus naïfs; de là vient encore que, selon l'expression de Molière, nos grands esprits n'effaceront pas le bonhomme.

Il a de plus qu'eux tous l'amour et l'intelligence de la campagne. La Fontaine n'eut jamais de cabinet particulier ni de bibliothèque. Il se plaisait à composer dans la solitude des champs là il étudiait du cœur cette nature qu'il devait peindre.

Je puis dire que tout me riait sous les cieux....
Pour moi le monde entier était plein de délices:

J'étais touché des fleurs, des doux sons, des beaux jours:
Mes amis me cherchaient, et parfois mes amours.

Cette nature qu'il aime n'est pas un objet banal et indécis, tel que les poëtes de cabinet la retracent d'après de vagues ouï-dire ses tableaux ont des couleurs fidèles qui sentent, pour ainsi dire, le pays et le terroir. Ces plaines immenses de blés où se promène de grand matin le maître et où l'alouette cache son nid, ces bruyères et ces buissons où fourmille tout un petit monde, ces jolies garennes, dont les hôtes étourdis font la cour à l'aurore parmi le thym et la rosée, c'est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie'; La Fontaine est le poëte de la vieille France, comme le gardien fidèle de son vieux et charmant langage. Mais ces vastes plaines unies et peu poétiques en apparence, de même que cette langue plus vive que colorée de nos provinces du nord, prennent sous sa plume un charme attendrissant comme le souvenir du village natal. Nous pouvons renvoyer à notre poëte ces vers qu'il adresse à la duchesse de Mazarin :

Vous portez en tous lieux la joie et les plaisirs :
Allez en des climats inconnus aux zéphyrs,

Les champs se vêtiront de roses.

Ce sentiment si vrai de la nature rapproche La Fontaine de l'antiquité mieux que n'eût pu faire l'érudition: il comprend, comme Théocrite et Virgile, les voix secrètes des eaux et des bois; il aime, comme Horace, un tranquille sommeil au bord d'une source pure, et il les chante avec autant de grâce. La mythologie même est pour lui, comme pour eux, un symbole plein de vie. Sa Psyché, son Adonis, respirent une langueur voluptueuse et tendre; ils se voilent d'une sorte de demi-jour doux et pénétrant, tout différent de l'éclatante lumière que Racine répand sur les sujets grecs: c'est une beauté plus négligée, qui trouve dans son abandon un attrait nouveau. Il semble que sa muse se soit peinte elle-même,

Par de calmes vapeurs mollement soutenue,
La tête sur son bras et son bras sur la nue,
Laissant tomber des fleurs et ne les semant pas.

1. Sainte-Beuve, Portraits et Caractères, article La Fontaine.
2. H. Martin, Histoire de France, t. XV, p. 68.

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