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Molière.

Quelques années avant Racine avait débuté Molière1, cet autre peintre de la nature morale, au moins égal au premier, quoique si différent. Racine s'est emparé des passions nobles, exaltées, généreuses: Molière prend possession des vices, des laideurs, des travers. Le ridicule est son idéal. Dans ce partage de l'humanité, il a choisi la plus riche, sinon la meilleure part. La nature et l'éducation le préparérent à ce rôle. Plein de sens et de raison, Molière était plutôt choqué des choses bizarres que touché des grandes choses. Au milieu d'une société toute spiritualiste, son enfance avait reçu des impressions contraires. Gassendi fut l'un de ses premiers maîtres, et tandis que son jugement repoussait les atomes d'Epicure, passe encore pour la morale, ajoutait-il. Plein de bonté, de tendresse d'âme, de générosité réelle, il pratiquait le bien au lieu de le rêver. Sa figure même révélait ses penchants: un nez gros, une grande bouche, des lèvres épaisses, un teint brun, des sourcils noirs et forts, contrastaient avec la douce, noble et délicate figure de Racine, si semblable à celle de Louis XIV. Une jeunesse errante et aventureuse compléta son caractère. Entraîné vers le théâtre par une vocation invincible, le jeune Poquelin renonce à son nom, à sa famille; il se fait directeur d'une troupe ambulante, et parcourt la province, ramassant sur sa route mille traits d'expérience et de satire. Pendant douze ans, il traverse la France en tous sens, comme pour pénétrer la vie réelle sous tous ses aspects. En même temps, il sème sur son passage des esquisses pleines de verve et de mouvement, mais qui ne décèlent pas encore le poëte original . ce sont des farces et des canevas à l'italienne, comme le Médecin volant et la Jalousie de Barbouillé, premiers crayons du Médecin malgré lui et de George Dandin. Bientôt il compose l'Étourdi (1653), le Dépit Amou

1. Jean-Baptiste Poquelin de Molière, né en 1622 à Paris, mort en 1673. 2. On conserve, à Pézénas, un grand fauteuil de bois, où Molière venait, dit-on, s'asseoir en silence, le samedi, jour de marché, dans le coin de la boutique d'un barbier, rendez-vous ordinaire des oisifs et des campagnards.

reux (1654), et ces comédies de ruses et d'intrigues ne sont encore qu'une imitation du théâtre italien. C'est à Paris que Molière doit revenir (1658) pour se développer tout entier ; là, au centre du mouvement social, il en saisira mieux les discordances.

Les Précieuses ridicules (1659) révélèrent enfin le poëte comique. C'est alors qu'un spectateur put s'écrier : « Courage, Molière, voilà la bonne comédie. » C'était en effet l'inauguration de la comédie de mœurs. Aux imitations ingénieuses du théâtre italien et espagnol, succédait la vivante reproduction de la société française. En même temps, le poëte frappait, dans la personne des Précieuses, le faux goût littéraire qui, depuis si longtemps, soufflait des Alpes et des Pyrénées. Cette pièce fut une révolution; elle déclara tout haut ce que bien des gens sensés pensaient sans oser le dire. L'hôtel de Rambouillet applaudit lui-même : Les véritables précieuses rougissaient de leurs ridicules imitatrices. Ménage, l'un des alcovistes les plus illustres, se déclara converti.« Monsieur, dit-il à Chapelain, en sortant du théâtre du Petit-Bourbon, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d'être critiquées si finement et avec tant de bon sens.... Il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé. Cela arriva, comme je l'avais prédit, ajoute Ménage; et, dès cette première représentation, on revint du galimatias et du style forcé1. » Ainsi, le poëte réformait d'un seul coup le théâtre comique et le goût littéraire.

Molière alors se sentit devenir lui-même : « Je n'ai plus que faire, dit-il, d'étudier Plaute et Térence, et d'éplucher les fragments de Ménandre; je n'ai qu'à étudier le monde. > Ce n'est pas qu'il eût renoncé aux conquêtes sur l'étranger. Mais dès lors, ses imitations, comme celles de ses illustres amis, ne furent plus que des assimilations, où l'élément créateur et original domine et perfectionne tout ce qu'il emprunte. A la satire politique d'Aristophane, si incompatible avec nos mœurs, il ne prend que des détails de situation et

1. Ménagiana, édition de 4745, t. II, p. 65.

des traits de dialogue. Plaute et Térence, moins éloignés du comique moderne, ne lui offrent que des intrigues produites par une société toute différente et des caractères généraux d'âge ou de condition toujours uniformes. Molière entrevoit cependant, à travers ces figures invariables, des types vivaces et des intrigues attachantes. A Plaute, il prend l'Avare et l'Amphitryon; à Térence, les fourberies de ses valets et les débats de ses Adelphes sur le mariage. Chez les Italiens, il rencontre le Docteur, académicien de Bologne ou de Padoue, dont il achèvera l'éducation à l'école des Vadius et des Pancrace français. Le Pantalon, vieillard amoureux et crédule, se métamorphose en Géronte; Scapin, valet astucieux et fripon, suivra naturellement son maître qui a besoin de lui pour être berné et volé comme il faut; il prendra fraternellement sa place entre le marquis de Mascarille et le vicomte de Jodelet. Molière dispose du théâtre espagnol avec la même liberté : il ne copie pas, il transforme; il se fait le joyeux Homère de tous les aèdes de tréteaux. A côté des Italiens, appelés autrefois par Marie de Médicis, une troupe de comédiens espagnols était venue s'installer à Paris, lorsque Marie-Thérèse, fille de Philippe IV, épousa Louis XIV. Depuis, cette troupe s'était renouvelée plusieurs fois son séjour prolongé facilitait les imitations. Ce fut la grande ressource de Thomas Corneille. Molière n'y toucha qu'avec réserve. Il ne s'arrêta que sur une comédie de Moreto, Dédain contre dédain, qui lui inspira son assez malheureuse Princesse d'Elide, et sur un drame de Tirso de Molina (Gabriel Tellez), le Convive de Pierre, dont il fit le Festin de pierre, en acceptant les détails, mais en changeant l'esprit et le caractère de l'œuvre originale. Le reste de ses imitations se réduit à quelques fragments de scène, et à quelques détails de dialogue 1.

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La source la plus féconde où puisa Molière, ce fut, comme il le dit lui-même, le monde, la société. On le voyait sou

1. M. de Puibusque, à qui j'emprunte plusieurs de ces faits, a exposé avec une savante exactitude toutes les imitations du théâtre espagnol qui ont été essayées par nos poëtes. Voyez Histoire comparée des littératures espagnole et française, t. II.

vent dans une réunion, taciturne, rêveur. Son ami Boileau l'appelait le Contemplateur, « Vous connaissez l'homme, dit-il de lui-même dans la Critique de l'Ecole des Femmes, et sa paresse à soutenir la conversation. Célimène l'avait invité à souper comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot parmi une demi-douzaine de gens à qui elle avait fait fête de lui.... il les trompa fort par son silence. » — « Elomire (anagramme de Molière) n'a pas dit une seule parole.... Il avait les yeux collés sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchan daient des dentelles; il paraissait attentif à leurs discours, et il semblait, par le mouvement de ses yeux, qu'il regardait jusqu'au fond de leurs âmes pour y voir ce qu'ils ne disaient pas '.

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Aussi s'est-il emparé de la société par droit de première découverte. Il l'a parcourue du haut en bas, par son investigation philosophique. Aucune position élevée n'a intimidé son courage, aucune position obscure n'a excité son dédain. Chose étrange! les inspirations qui animaient la chaste mélodie de Racine se retrouvent exactement les mêmes dans la gamme comique de Molière. L'un et l'autre prennent pour principaux objets la cour, l'antiquité classique et la religion. C'est qu'ils peignaient la même société, et que cette société était là tout entière.

La cour lui présentait d'abord ce qui en faisait le charme. et la puissance, les femmes. Racine divinisait leurs passions; Molière combattit leurs défauts: c'était encore leur rendre hommage. Dans les Précieuses, et plus tard dans les Femmes savantes, il fit tomber le masque pédantesque qui gâtait les grâces naturelles de leur esprit. Il fit aussi la guerre a d'autres travers moins choquants et moins rares chez elles, à leurs petites rivalités aigres-douces, à leurs méchancetés gracieuses et sournoises. Leur coquetterie surtout trouva en lui un admirable peintre. Est-il rien de comparable à cette Célimène qui rend amoureux jusqu'au rude Misanthrope? Quelle vérité universelle dans cette peinture, et en même temps quel type profondément français ! Les poëtes du nord

1. Zélinde, comédie par Villiers, citée par M. Sainte-Beuve, article Molière.

ont donné à la passion des femmes la tendresse et la mélancolie; ceux du midi l'ont tracée avec toute l'ardeur et la vivacité du climat; mais nulle part on n'a plus complétement saisi les charmantes imperfections de cette nature versatile. On sent que Molière critique les femmes avec amour. Il défend leur dignité dans l'Ecole des Maris et dans l'École des Femmes. Il attaque les maximes juives et romaines sur l'infériorité et la soumission du sexe le plus faible: il reprend, avec mesure, au nom de l'équité et du bonheur domestique, la réaction contre les préjugés, entreprise et exagérée par l'esprit chevaleresque du moyen âge, et rend la tyrannie des hommes impossible, en la rendant ridicule. Nul poëte n'a d'ailleurs mieux senti, mieux rendu toutes les délicatesses de l'amour. On pourrait citer de lui des vers dont Racine dut être jaloux.

La cour lui offrait encore un type non moins fécond, ces seigneurs qui n'avaient de noble que la naissance, et qui croyaient que la suffisance suppléait au mérite. Avec quelle verve Molière ne peint-il pas ses marquis arrivant à la chambre du roi, «< avec cet air qu'on nomme le bel air, peignant leur perruque, et grondant une petite chanson entre leurs dents, la, la, la, la, la. Rangez-vous donc, vous autres, car il faut du terrain à deux marquis, et ils ne sont pas gens à tenir leur personne dans un pelit espace1. »

Quand on lit les vers suivants, ne se croit-on pas à l'ŒEilde-bœuf de Versailles?

Vous savez ce qu'il faut pour paraître marquis;

N'oubliez rien de l'air ni des habits;
Arborez un chapeau chargé de trente plumes
Sur une perruque de prix;

Que le rabat soit des plus grands volumes,
Et le pourpoint des plus petits.

Mais surtout je vous recommande
Le manteau, d'un ruban sur le dos retroussé,
Et parmi les marquis de la plus haute bande
C'est pour être placé.

Avec vos brillantes hardes

Et votre ajustement

Faites tout le trajet de la salle des gardes,

1. L'Impromptu de Versailles, scène ш.

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