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anecdotes de Guy-Patin, et de la chronique scandaleuse que Bussy-Rabutin publia sous le titre d'Amours des Gaules, Mme de Motteville, Mlle de Montpensier et La Rochefoucauld continuèrent ce genre d'histoire familière créé au XVIe siècle et si naturel à l'esprit national; Paul de Gondi, cardinal de Retz, éclipsa tous ses rivaux par la verve de ses narrations, et fut quelquefois le Salluste de la Fronde, comme il avait aspiré à en être le Catilina. Mais, sous le règne de Louis XIV, l'esprit de conversation ne se contenta pas de ces lents monologues, de ces confidences faites à l'âge suivant; la génération contemporaine était assez brillante pour qu'on y concentrât sa pensée. Causer, c'était toute la vie; on y dépensait. volontiers son esprit, son imagination, son goût, comme dans une œuvre d'art. Le moindre événement, un bruit de salon, un mariage fait ou manqué était « un beau sujet de raisonner et de parler éternellement. C'est ce que nous faisons jour et nuit, soir et matin, sans fin, sans cesse, et nous espérons que vous en ferez autant1. » La conversation avait pris de la souplesse en même temps que de l'élégance. On ne dissertait plus, comme chez Catherine de Vivonne; on s'abandonnait avec grâce. « Il faut ôter l'air et le ton de la compagnie le plus tôt que l'on peut, et faire entrer les gens dans nos plaisirs et dans nos fantaisies. Sans cela il faut mourir, et c'est mourir d'une vilaine épée. On pense bien que la médisance avait sa bonne part dans ces interminables épanchements. Quand on avait bien parlé de soi, il était juste qu'on dit un pauvre mot du prochain. Car « il est plaisant ici, le prochain, surtout quand on a dîné3. » Si un départ venait interrompre ce charmant échange d'esprit et de malices, il fallait bien y suppléer. Par bonheur, il y a messieurs les postillons qui sont incessamment sur les chemins pour porter et rapporter vos lettres; enfin il n'y a jour de la semaine où ils n'en portent quelqu'une à vous ou à moi. Il y en a toujours à toutes les heures par la campagne. Les

1. Sévigné, lettre du 24 décembre 1670.
2. Sévigné, lettre du 1er juillet 1671.
3. Sévigné, lettre du 23 décembre 1671.

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honnêtes gens! qu'ils sont obligeants! et que c'est une belle invention que la poste1! » A cette époque, tout le monde écrit et écrit bien. La moindre femmelette, comme dit Courier, en eût remontré à nos académiciens. Aucune littérature n'a rien à opposer en ce genre aux noms de Ninon de L'Enclos, de Mmes de Montespan, de Coulanges, de La Sablière, de Maintenon. Mais le plus célèbre de tous est celui de Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné1.

Veuve à vingt-cinq ans, avec une grande fortune et une beauté remarquable, elle se consacra toute à ses deux enfants, à sa fille surtout, la belle et froide Mme de Grignan, pour qui elle eut jusqu'à la fin de sa vie une passion extrême. Le sévère Arnaud la grondait bien fort, disant qu'elle était une jolie païenne, et qu'elle faisait de sa fille l'idole de son cœur. Excusons cette innocente idolâtrie nous lui devons une correspondance qui, pendant vingt-sept des plus curieuses années du règne de Louis XIV, fut toujours aussi empressée, aussi pleine d'intérêt et de verve que le premier jour. C'est par amour maternel, c'est pour distraire sa fille, qui s'ennuie majestueusement au milieu des fêtes et des tracasseries de la société provençale, qu'elle entreprend de transporter Paris et Versailles à Aix. Sa correspondance, comme un miroir enchanté, nous fait connaître la cour et ses intrigues, le roi et ses maîtresses, l'Eglise, le théâtre, la littérature, la guerre, les fêtes, les repas, les toilettes. Tout cela s'anime et se colore en traversant l'esprit de cette femme charmante. « Je n'ai jamais eu l'imagination aussi frappée, disait le duc de Villabrancas après avoir achevé la lecture de ses lettres; il m'a semblé que d'un coup de baguette, comme par magie, elle avait fait sortir cet ancien monde.... pour le faire passer en revue devant moi3. »

L'abandon et la facilité du style contribuent à l'illusion. Si Mme de Sévigné écrit à ses autres correspondants, à Bussy, à Coulanges; avec sa fille, elle cause: elle laisse trotter sa plume la bride sur le cou, et les lettres qu'elle lui

4. Sévigné, lettre du 42 juillet 1671.

2. Née en Bourgogne en 4627; morte en 1696.

3. Walkenaer, Memoires sur MTM de Sévigné, t. III, p. 376.

adresse sont les plus exquises de toutes. Elle lui donne avec plaisir le dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur de son esprit, de sa tête, de ses yeux, de sa plume, de son écritoire; et puis le reste va comme il peut. Elle se divertit autant à causer avec sa fille, qu'elle laboure avec les autres1. C'est dans ces lettres qu'il faut aller chercher le style français par excellence, tout plein de la saveur gauloise du IV siècle, et purifié par toutes les élégances d'une société d'élite. Elle aime et recommande surtout le naturel qui, à son avis, compose un style parfait. Elle voudrait bien savoir laquelle des madames de Provence prend goût à ce qu'elle écrit; et elle trouve naïvement que c'est un bon signe pour cette dame; car, ajoute-t-elle, mon style est si négligé qu'il aut avoir un esprit naturel et du monde pour pouvoir s'en accommoder3.

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De toutes les inspirations du grand siècle, c'est surtout celle de la cour et du monde que ressent Mme de Sévigné. Toutefois, ce serait une erreur de croire qu'elle n'en ait pas d'autre. Celles du christianisme et de l'antiquité classique. pour être ici moins apparentes, n'en sont pas moins réelles, Ce goût attique du simple et du naturel était en partie le fruit d'une solide instruction. Dans la vieille abbaye de Livry, sous la direction de l'abbé de Coulanges, son oncle, le bien-bon, la jeune Marie de Chantal avait reçu une éducation excellente; elle avait beaucoup lu, beaucoup appris : elle savait l'italien, l'espagnol et un peu de latin. Ménage et Chapelain avaient été ses maîtres. Plus tard elle lisait Montaigne et Pascal, Tacite et Quintilien, Virgile et le Tasse, dans toute la majesté du latin et de l'italien. Ne pas se plaire aux solides lectures, cela donne, disait-elle, les páles couleurs à l'esprit. Aussi joignait-elle à la littérature proprement dite des lectures plus solides encore. Elle avait, même à la campagne, toute une tablette de dévotion, et quelle dévotion! »

1. Sévigné, lettre du 20 mars 4674.

2. Sévigné, lettre du 18 février 1671.

3. Sévigné, lettre du 23 décembre 1671.

4. Il est probable qu'elle ne lisait point Tacite dans l'original, et qu'elle ne connaissait même guère Virgile qu'à travers Annibal Caro, quoi qu'elle en

C'étaient les Essais de morale de Nicole, l'histoire des Variations, enfin saint Augustin, dans toute la majesté de ses in-folio, qu'elle dévorait en douze jours quand il pleuvait. Toutes ces études ne s'arrêtaient pas à son esprit, elles descendaient jusqu'à son cœur et donnaient à cette femme, en apparence si frivole, quelque chose de fort et de sérieux. Rien n'est piquant comme le mélange de religion et d'habitudes mondaines qui s'arrangent comme elles peuvent dans sa conscience. Tout cela forme une petite dévote qui ne vaut guère, mais qui n'en est que plus charmante. Les sentiments deviennent plus profonds dans cette âme incessamment remuée par les graves pensées du christianisme et par la parole apostolique de Bossuet et de Bourdaloue. Et c'est là encore un des traits les plus frappants de la société de cette époque.

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Si les correspondances épistolaires du règne de Louis XIV en reproduisent mieux qu'aucun autre monument la physionomie réelle, la poésie dut en exprimer l'image idéale. Par un rare bonheur, quatre génies supérieurs, chacun dan son genre, s'élevèrent à la fois vers le sommet sacré où planait solitairement l'aigle vieilli de Corneille. Molière, Racine, Boileau et La Fontaine, ces noms qui suffiraient à la gloire d'une littérature, sont groupés, par une prodiga lité de la Providence, dans l'espace de peu d'années. Trois d'entre eux brillent à la cour de Louis, qui donne ainsi au lettres leurs titres de noblesse. Mais un lien plus étroit en

1. C'est ainsi que l'appelait sa fille, Mme de Grignan.

core les unit tous ensemble. On a conservé le souvenir de ces cordiales réunions de la rue du Vieux-Colombier, où les quatre amis dont la connaissance avait commencé par le Parnasse, formèrent ce qu'on pourrait appeler une Académie, si leur nombre eût été plus grand et qu'ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir. La première chose qu'ils firent, ce fut de bannir d'entre eux les conversations réglées et tout ce qui sent la conférence académique. Quand ils se trouvaient réunis et qu'ils avaient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard les faisait tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitaient de l'occasion. C'était toutefois sans s'arrêter trop longtemps à une même matière, voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontrent en leur chemin diverses sortes de fleurs. Souvent, dans les beaux jours, « Acante (Racine) proposait une promenade en quelque lieu hors de la ville, qui fût éloigné et où peu de gens entrassent.... Il aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages. Polyphile (La Fontaine) lui ressemblait en cela; mais on peut dire que celui-ci aimait toutes choses. Ces passions, qui leur remplissaient le cœur d'une certaine tendresse, se répandaient jusque dans leurs écrits et en formaient le principal caractère. » C'est au milieu de ces causeries aimables que nos quatre amis se communiquaient leurs projets, se lisaient leurs ouvrages. C'est à cette liaison que nous devons, non les grandes qualités de chacun d'eux, mais l'unité de direction et d'objet qui donne à leurs écrits un certain air de famille, et qui rend plus sensible chez eux l'esprit général de leur siècle. Examinons maintenant les formes particulières que revêtit leur poésie.

On n'attend d'une pareille époque ni la naïve narration de l'épopée, ni les élans enthousiastes de l'ode. S'il est un genre de poésie qui exige, pour produire son effet, une nombreuse et brillante réunion; qui, dans une salle habilement construite, dispose les auditeurs de telle sorte qu'ils y viennent se faire voir aussi bien qu'écouter; qui, dans son

1. La Fontaine, les Amours de Psyché et de Cupidon, 1. I.

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