Page images
PDF
EPUB

traitait avec un magnifique mépris d'eux et de Satan, charmaient, enflammaient l'Allemagne, et la partie burlesque de ces drames populaires n'en rendait l'effet que plus sûr.... Ce qui distinguait Luther, c'était moins sa vaste science qu'une éloquence vive et emportée, une facilité alors extraordinaire de traiter les matières philosophiques et religieuses dans sa langue maternelle : c'est par où il enlevait tout le monde.» Ses écrits n'étaient pas moins puissants que ses discours. C'est la parole, disait-il, qui, pendant que je dormais tranquillement et que je buvais ma bière avec mon cher Mélanchthon, a tellement ébranlé la papauté, que jamais prince ni empereur n'en a fait autant. »>

Le nouvel apôtre était bien la voix du génie allemand. Audacieux, ardent par la pensée, à la fois métaphysicien et poête, il remplaçait les arts plastiques du midi, la poésie des sens, par l'émotion rêveuse et passionnée de l'âme : de tous les arts, il n'aimait que la musique. L'Allemagne a toujours volontiers abdiqué l'action, pourvu qu'on lui laissât la pensée Luther proclamait la justification par la foi et l'impuissance des œuvres. Il niait la liberté morale et jetait les bases du libre examen. Car, selon lui, le laïque est l'égal du prêtre; plus de Pères, plus de conciles; la chaîne de la tradition catholique est rompue : l'Église n'a plus d'autre loi que l'Ecriture, et l'Écriture d'autre commentaire que la raison.

Un Allemand, orateur et poëte, avait créé la réforme; un Français, homme d'action et dialecticien, en coordonna la doctrine. Jean Cauvin, fils d'un procureur fiscal et notaire apostolique de Noyon, avait reçu dans la savante université de Bourges l'influence des opinions nouvelles. La suppression du culte extérieur, la destruction de toutes ces pompes imposantes par lesquelles le catholicisme s'adresse au sentiment et à l'imagination, satisfaisaient cet aride esprit. Calvin

4. Michelet, Précis de l'histoire moderne, p. 103 et 407.

2. A la diète de Worms (1524), Luther déclara qu'il ne pouvait rien rétracter, à moins d'être convaincu d'erreur par l'Ecriture sainte, ou par des raisons évidentes.

3. Qui latinisa son nom suivant l'usage des lettrés, et se fit appeler Calvinus ou Calvin. Né en 1509, mort en 1564.

était un raisonneur austère, irréprochable dans sa vie, inflexible dans sa pensée, net et subtil dans sa parole; son visage amaigri, son regard pénétrant et dur annonçaient un homme fait pour devenir « le législateur despotique d'une démocratie. Il n'avait du caractère national que les qualités intellectuelles, la clarté, la précision, la logique; il ne séduisait pas les cœurs comme Luther, il enlaçait les esprits dans les replis serrés de son syllogisme'.

Le 1er août 1535, Calvin dédia au roi François Ier son Institution de la religion chrétienne. C'était l'œuvre la plus importante qu'eût produite encore la réforme, une exposition méthodique des dogmes et de la discipline. Ce livre, écrit avec un talent incomparable par un jeune homme de vingt-six ans, prétendait être pour le protestantisme ce que la Somme de saint Thomas, brûlée naguère par Luther, avait été pour la théologie catholique. La dédicace est un chefd'œuvre où l'adresse et le raisonnement s'élèvent quelquefois jusqu'à l'éloquence. L'auteur ne dissimule pas qu'il «< a compris ici quasi une Somme de cette même doctrine que plusieurs estiment devoir être punie par prison, bannissement, proscription.» Mais il fait observer au roi « qu'il ne resteroit innocence aucune n'en (ni en) dits, n'en faits, s'il suffisoit d'accuser.» Énumérant ensuite les principales objections qu'on adresse ordinairement à la religion réformée, il leur oppose méthodiquement d'habiles réponses. Il invoque l'attention et la justice du prince dans un langage d'une dignité impérieuse « C'est votre office, sire, de ne détourner vos oreilles ni votre courage d'une si juste défense, principalement quand il est question d'une si grande chose; c'est assavoir comment la gloire de Dieu sera maintenue sur la terre, comment sa vérité retiendra son honneur et dignité, comment le règne de Christ demeurera en son entier. O matière digne de vos oreilles, digne de votre juridiction, digne de votre trône royal! Car cette pensée fait un vrai roi, s'il se reconnoît être vrai ministre de Dieu au gouvernement de son royaume; et au contraire celui qui ne règne point à cette

4. Villemain.

2. Henri Martin, Histoire de France, t. IX.

[ocr errors]

fin de servir à la gloire de Dieu, n'exerce pas règne mais brigandage. Ce langage altier renferme presque une menace. L'insurrection démocratique était en germe dans la doctrine protestante, mais elle y était seulement en germe. Ses premiers apôtres étaient loin de l'apercevoir. Luther avait dit « Ne combattez jamais votre maître, fût-il tyran, et sachez que ceux qui l'oseront attaquer trouveront leur juge. Calvin disait avec saint Paul : « Tout pouvoir vient de Dieu.» Et quoiqu'il préférât le gouvernement aristocratique, il ajoutait que les rois sont d'institution divine. Si ceux qui, par la volonté de Dieu, vivent sous des princes, et sont leurs sujets naturels, transfèrent cela à eux, pour être tentés de faire quelque révolte ou changement, ce sera nonseulement une folle spéculation et inutile, mais aussi méchante et pernicieuse. Il pensait tracer à l'indépendance une infranchissable limite en déclarant que « la liberté spirituelle peut très-bien consister avec la servitude civile. Le temps et l'histoire devaient être encore meilleurs logique Calvin.

ciens

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

Ce sectaire imposait même à la liberté de conscience d'assez étranges limites. Homme d'ordre et d'organisation, il voulait constituer la réforme et non la développer; tous ses désirs étaient de substituer Genève à Rome. Il reprochait à l'Église catholique ses prétendues erreurs, et non sa souveraine puissance: Calvin voulait être aussi absolu, mais plus éclairé. Loin d'excuser ses ambitieuses prétentions, sa doctrine porte l'empreinte de la sécheresse de son âme. Poussant à l'extrême les principes de saint Augustin sur la prédestination, il se fait un Dieu impitoyable, plus cruel que le Destin antique; car ce Dieu crée volontairement le mal. Il crée les hommes pour sauver le petit nombre et damner le grand, sans que les prédestinés de l'enfer puissent réagir contre leur destinée, car ils n'ont point de libre arbitre. Calvin laisse pourtant à l'homme une ombre de volonté pour justifier son Dieu et pour motiver le précepte que lui-même

[blocks in formation]

donne aux fidèles de haïr les réprouvés, « áfin de se conformer à la volonté de Dieu qui les damne! » C'est la religion de la haine entée sur la loi d'amour, sur l'Évangile, comme une plante empoisonnée qui s'enlace aux rameaux de l'arbre de vie. Quelque antipathique que fût cette doctrine au bon sens de notre nation, elle prospéra toutefois chez nous aux dépens du luthéranisme, et absorba tout le mouvement de la réforme. Prêchée en France, par un Français, dans un langage clair et logique, noble et populaire à la fois, elle dut faire de nombreux prosélytes parmi les chrétiens mécontents. D'ailleurs le génie essentiellement unitaire de la nation répugnait au fractionnement des sectes protestantes, et les esprits qui se séparèrent de l'Église catholique préférèrent, parmi les Églises réformées, celle qui, par son organisation, leur offrait encore une espèce de catholicisme.

Ignace de Loyola et les jésuites.

En face des illogiques ou stériles négations de la réforme, il restait au catholicisme un noble rôle à remplir: défendre la continuité de la tradition religieuse, revendiquer le dogme de la liberté morale, sauvegarder les droits du sentiment et de l'imagination dans le culte, enfin lutter contre cette force dissolvante qui brisait le lien de la famille européenne: cette œuvre catholique ne pouvait pas être accomplie, comme celle du protestantisme, par des efforts individuels, isolés, contradictoires; une milice nouvelle, disciplinée, obéissante, devait marcher à ce seul but sous la direction d'un seul chef. Ge fut un jeune gentilhomme castillan, aussi ardent, aussi passionné, aussi chevaleresque que Calvin était froid et sec, don Iñigo Lopez de Recalde y Loyola. Nourri de la lecture des Amadis, Ignace avait reçu le dernier reflet de la mystique chevalerie de Saint-Graal. Blessé au siége de Pampelune (1521), il quitta les romans pour les légendes. Son imagination changea d'objet sans changer de caractère. Il devint chevalier de la sainte Vierge, fit pour elle la Veille des armes, et prit l'habit d'ermite au Mont-Serrat. Ce pre

4. H. Martin, Histoire de France, t. IX, p. 308.

mier élan de dévotion mystique devait bientôt, sans disparaître, s'allier à des idées plus positives. Les races néo-latines sont surtout destinées à l'action; le sens pratique ne les abandonne pas au milieu des accès mêmes de l'enthousiasme. A l'âge de trente-six ans, Ignace de Loyola vint à Paris, au retour d'un pèlerinage à Jérusalem ; il s'assit pendant sept ans, magnanime écolier, sur les bancs de la vieille université scolastique. Enfin, l'étudiant devint fondateur d'ordre. Le chevaleresque officier créa une société à jamais célèbre, qu'on n'a point accusée d'imprudence et d'irréflexion. C'était spécialement contre la nouvelle hérésie que s'organisait la compagnie nouvelle. Ignace était luimême l'antithèse vivante de Calvin et de Luther. A la sécheresse de l'un il opposait son ardeur, son imagination d'artiste et de mystique; l'inquisition le soupçonna d'abord d'être affilié aux illuminés; aux tendances toutes personnelles de l'autre, à ses vagues aspirations de liberté, Ignace répondait par une soumission sans réserve à l'Église, par l'habitude de l'obéissance érigée en vertu, par l'abdication. complète de toute volonté personnelle entre les mains d'un supérieur. La compagnie de Jésus porta dans sa littérature l'empreinte de ce double caractère. D'un côté ses œuvres se distinguèrent par une élégance recherchée et mondaine, mais un peu contrainte et maniérée. De l'autre elle produisit peu d'individualités marquantes, mais exerça une immense influence collective. Pareil au démon de l'Evangile, le jésuite n'a pas de nom propre : il s'appelle Légion.

C'est à Paris, dans l'église de l'abbaye de Montmartre, que, le jour de l'Assomption 1533, Ignace de Loyola et ses cinq compagnons fondèrent la société qui devait être la dernière et la plus puissante des milices du catholicisme. L'Allemagne avait lancé l'attaque: la France l'avait systématisée. L'Espagne produisit la défense la France encore la mûrit dans son sein. Du nord et du midi partaient les croyances rivales qui devaient lutter dans cette arène de toutes les idées.

4. H. Martin, Histoire de France, t. IX, P. 308.

« PreviousContinue »