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Ils frappaient pesamment sur leurs blancs boucliers, leurs armures étaient ébranlées, mais leurs corps restaient immobiles. »

C'est avec cette grandeur et cette simplicité digne d'Homère, qu'au moins une grande portion du cycle germanique était racontée dans l'idiome des Francs au vire siècle. Il est très-probable que ce morceau faisait partie des vieux chants nationaux que Charlemagne avait recueillis'.

Influence des Germains sur la civilisation moderne.

Malgré les efforts de ce grand homme qui, d'une main, conservait les traditions de son ancienne patrie, tandis que de l'autre il relevait les ruines de la civilisation latine, la Germanie influa moins sur la Gaule par ses monuments poétiques que par ses mœurs. Mais ses mœurs elles-mêmes trouvant dans les poëmes que nous avons indiqués leur expression la plus véritable, les idées générales qu'ils contiennent sont aussi celles que les Germains apportèrent à nos aïeux. Au premier rang, il faut placer la renaissance de l'esprit guerrier, cet amour du péril, cette ivresse du combat, qui retrempa les âmes gauloises affaiblies par la civilisation romaine. Au contact des Germains, les Gaulois de l'empire se ressouvinrent des Celtes leurs pères. A ces instincts belliqueux il faut joindre le sentiment de l'honneur, cette superstition glorieuse dont le courage et la vertu sont la religion, la passion de l'indépendance individuelle, le plaisir de se jouer avec sa force et sa liberté au milieu des chances du monde et de la vie. On voit paraître en même temps deux autres traits de la physionomie germanique qui se conserveront longtemps dans notre histoire : l'un c'est le patronage militaire, le dévouement volontaire de l'homme à l'homme, seul lien de l'association barbare et véritable principe de la féodalité; l'autre, le respect profond pour les femmes, cette espèce de culte protecteur que Tacite signalait déjà chez les Germains et qu'on entrevoit à travers la sau

4. J. J. Ampère, ouvrage cité.

vage énergie de leurs poëmes. Ces caractères nouveaux n'ont pas peu contribué à ouvrir les sources les plus fécondes et les plus pures de l'inspiration poétique du moyen âge.

CHAPITRE IV.

LA GAULE CHRÉTIENNE.

INFLUENCE DU CHRISTIANISME SUR L'IMAGINATION ET SUR LA PENSÉE. DISCUSSIONS PHILOSOPHIQUES.

LÉGENDES.
-MONASTÈRES.

PRÉDICATION.

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HISTOIRE.

Influence du christianisme sur l'imagination et sur la pensée.

Le plus riche des éléments de la civilisation moderne fut le christianisme. Jamais la souveraine domination des idées sur les faits ne fut plus évidente. C'est un merveilleux spectacle de voir cette doctrine destinée à conquérir le monde grandir d'abord dans un pays étroit, entre d'arides montagnes, au sein d'une nation faible et méprisée. Parmi toutes ces monarchies de l'Orient qui s'élèvent et périssent tour à tour sur le vaste théâtre de l'Asie, une famille s'est perpétuée, impérissable dans sa faiblesse, indomptable à ses conquérants, plus forte que sa misère, sa captivité, ses vices. Babylone, Ninive, l'Égypte ne parviennent pas à l'écraser : Rome elle-même n'y peut rien; et si elle s'en empare un jour, c'est Rome qui sera conquise. C'est que dans la pensée de cette étonnante tribu a éclaté une grande vérité : Il n'y a qu'un seul Dieu. » Et toutefois ce dogme resta plusieurs siècles comme inactif. Le monde l'entendit longtemps sans le recueillir le peuple juif lui-même, qui l'exprimait, le comprenait mal, parce qu'il manquait encore de son complément nécessaire, de sa conséquence sublime. Le Christ vient la donner en ajoutant : « Vous êtes tous frères. » Magnifique programme des sociétés modernes ! Aussitôt le voile du sanctuaire se déchire; le temple de Jérusalem est ren

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versé c'est le monde tout entier qui va devenir le temple. Saint Paul convie les nations au banquet fraternel de la divine parole. Les apôtres parlent, les martyrs meurent, les empereurs mettent la croix sur le trône, les barbares courbent la tête, et l'univers s'étonne d'être chrétien.

Il est facile de prévoir qu'une révolution qui régénère la société devra renouveler la pensée et l'inspiration. D'abord la Bible, cette poésie si nouvelle, ne brillera pas inutilement dans le monde. La grandeur de Jéhovah, les merveilles de la création, les éloquentes douleurs de Jérémie, les rêves lyriques d'Ezéchiel, tout dans ce livre saint devait ébranler les âmes et enflammer les imaginations. Toutefois cette influence directe du livre sur les écrivains ne s'exercera que plus tard dans toute sa puissance. Le christianisme n'agira d'abord que sur les mœurs; il ne deviendra une poésie qu'après avoir été une religion.

En effet, ce qui manquait à l'art épuisé de l'empire, ce n'était ni la science, ni l'étude des grands modèles, c'était l'émotion naïve et profonde, la foi, l'enthousiasme, la vie véritable de l'âme. Faire une belle ode, a-t-on dit, c'est rêver l'héroïsme. La soif des jouissances matérielles avait dissipé ce beau rêve; une longue servitude l'avait à jamais étouffé. Mais, tandis que le sénat tout entier tremble devant son maître, voilà qu'un simple soldat ose déchirer ses édits et renverser ses idoles; de faibles femmes, des jeunes filles esclaves descendent avec joie dans l'arène où les lions les attendent elles invoquent dans leurs cachots les saintes joies de l'amphithéâtre, et meurent, non pas avec résignation, mais avec ivresse.

Rien de plus pathétique, de plus attendrissant que la poésie vivante de leurs martyres, que ses acta sincera recueillis par les témoins de leurs triomphes, ou quelquefois écrits par eux-mêmes et interrompus par l'appel du bourreau. Point d'apprêt, point de prétention dans ces récits: tout est simple et grand dans cet héroïsme nouveau. Le sublime coule de source dans ces interrogatoires dont Corneille et Rotrou n'ont eu qu'à se souvenir pour créer d'admirables scènes. Tantôt c'est la jeune esclave Blandine, l'une

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des martyres de Lyon, contre laquelle s'acharnent les bourreaux, et qui, à chaque torture nouvelle, répond à la manière de Polyeucte: « Je suis chrétienne.» C'est le vénérable Pothin, le premier évêque de la Gaule, qui, à l'âge de quatre-vingt-dix ans, vient confesser le Christ au milieu des tourments. « Quel est le Dieu des chrétiens? lui demande le gouverneur. Tu le connaîtras, répond le vieillard, quand tu en seras digne.

Plus loin, c'est une jeune femme de vingt-deux ans, Perpétue, qui raconte elle-même le premier acte de son martyre.

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Mon père arriva de la ville, accablé de chagrin ; il monta sur l'échafaud pour ébranler ma résolution. «Ma fille, me disait-il, aie pitié de mes cheveux blancs, aie pitié de ton père; si je suis digne de ce nom, si de mes mains je t'ai élevée jusqu'à la fleur de l'âge, ne m'accable pas de dou‹leur............ » En parlant ainsi, mon père, dans l'excès de sa bonté, me baisait les mains, se jetait à mes pieds. Et moi je pleurais sur les cheveux blancs de mon père, et je le consolais en lui disant : « Il arrivera ce qu'il plaira à Dieu; car, sache bien que nous ne sommes plus en notre pouvoir, « mais en celui de Dieu. »

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Voilà ce que le christianisme naissant avait fait de l'âme. humaine. Il lui avait conservé toutes ses tendresses en l'armant d'une force héroïque. Cette même femme, qui va braver la dent des bêtes féroces, écrit les lignes suivantes : Quelques jours après, nous fùmes jetés dans la prison, et j'eus peur, parce que je n'avais jamais éprouvé de pareilles ténèbres. Perpétue étáit mère; on l'avait séparée de son jeune enfant elle obtint qu'on le lui rendît. « Et aussitôt ma santé se rétablit, ajoute-t-elle, et la prison me devint si douce, que j'aimais mieux être là qu'ailleurs. »

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Ce n'est pas seulement le cœur qui se sentit régénéré par le bienfait de la nouvelle croyance: l'imagination, si aride chez les derniers poëtes païens qui ne connaissaient plus qu'un merveilleux traditionnel, froide réminiscence d'une autre époque, retrouva toute sa fraîcheur au souffle d'une foi sincère. Saturus pressent les joies du ciel dans une vi

sion qui rappelle les plus suaves peintures du Paradis de Dante.

« Nous avions souffert, écrit-il; nous étions sortis de la chair, et nous commençâmes à être portés vers l'orient par quatre anges dont les mains ne nous touchaient pas. »

Le regard de Béatrice qui soutient le poëte florentin dans son ascension céleste, n'exprime pas avec plus de charme cette attraction mystérieuse et délicate qui n'est pas un contact. On dirait que l'imagination du martyr a devancé celle du Poussin, et deviné le groupe aérien de l'Assomption de la Vierge.

« Nous aperçumes une lumière immense, et je dis à ma sœur, qui se trouvait à mon côté : « Voici ce que le Seigneur « nous promettait. Il a accompli sa promesse. » Et les quatre anges nous portaient toujours, et nous vîmes un grand espace qui ressemblait à un verger. Les arbres en étaient chargés de roses, qui s'effeuillaient sur nos têtes, et à leurs pieds croissaient toute espèce de fleurs. »

Légendes.

Ainsi commençait à jaillir en récits pleins d'enthousiasme et de foi cette source merveilleuse de la légende qui, pendant plusieurs siècles, forma presque la seule poésie populaire de l'Europe. La légende fut ce qu'est toujours la poésie, un rêve de l'idéal au milieu des tristes réalités de la vie. Elle nous montre tantôt l'invasion des barbares s'arrêtant à la voix d'une bergère, tantôt une flamme miraculeuse s'élevant sur le sépulcre d'un martyr, comme l'aurore d'une prochaine délivrance: ici c'est un comte du palais, qui, assailli par une émeute, a recours, pour l'apaiser, à la parole et non au glaive; là, un baron converti et devenu ermite, rencontrant un homme qu'il a jadis vendu comme esclave, se jette à ses pieds, et le force, par ses prières, à le lier lui-même et à le conduire dans la prison. Plus loin, les fers des captifs se brisent sur le tombeau d'un saint; ailleurs, nous voyons un pieux solitaire chasser par un signe de croix l'ours qui occupait la caverne où il veut lui-même s'établir; image poétique et vraie des conquêtes de la civilisation chré

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