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Du Jeu de saint Nicolas.

Un des plus anciens est le Jeu de saint Nicolas, par Jean Bodel d'Arras: pauvre poëte rejeté de la société des hommes par une maladie affreuse, la lèpre, il descendit tout vivant. au tombeau et laissa en partant, à sa ville natale, outre de touchants adieux en vers, le miracle dont nous allons parler: c'est son principal ouvrage.

Le Jeu de saint Nicolas est en quelque sorte la dernière transformation dramatique d'une légende du moyen âge dont saint Nicolas était l'objet : c'est le premier pas vers la sécularisation du théâtre. Les rituels du XIe siècle contenaient une prose où étaient célébrées les merveilles qu'on se plaisait à attribuer à ce saint évêque. Au XIIe siècle Hilaire, disciple d'Abélard, y substitua un dialogue en vers latins rimés, avec des refrains en langue d'oil: il l'intitula Ludus super Iconia sancti Nicolaï. Un moine de Saint-Benoît-surLoire traita après lui le même sujet, également en latin. Ces pièces étaient représentées dans les églises depuis près d'un siècle, lorsque Bodel en fit un drame en français qu'on joua probablement soit dans la place publique d'Arras, soit dans la grand'salle de quelque manoir. C'était la veille de la fête du saint; une foule nombreuse s'était réunie, et le précheur, espèce de prologus, chargé d'exposer au public le sujet de la pièce, ouvrait ainsi la représentation :

Oyez, oyez, seigneurs et dames,

(Que Dieu soit gardien de vos âmes !...)
Pour édifier ce manoir

Nous voulons vous parler ce soir

De saint Nicolas, le confès,

Qui tant beaux miracles a faits.

Puis, pour épargner au public peu expert le travail de démêler lentement une pénible intrigue, le précheur racontait, à la manière des prologues de Plaute, tout ce qui allait se passer sur la scène. Un trésor confié à la garde de saint Nicolas a été volé : le prince infidèle à qui il appartient menace un chrétien de la mort si le trésor ne se retrouve. Le

chrétien se met en prière; le saint apparaît la nuit aux voleurs et les contraint à restitution. Tel est le fond commun aux trois miracles, soit latins soit français. Mais Bodel ne se borne pas à traduire ses prédécesseurs: il ajoute (et c'est le principal mérite de sa pièce) un intérêt contemporain par le cadre où il place la vieille légende: c'est au milieu d'une croisade où les chrétiens sont vaincus par les infidèles et périssent glorieux martyrs. L'enthousiasme de ces expéditions lointaines respire dans plusieurs endroits du miracle; des allusions transparentes nous reportent à la première croisade de saint Louis, au désastre récent de Mansoura, peutêtre même à la mort du jeune et intrépide comte d'Artois, frère du roi de France. Le poëte semble pressentir quelquesunes des inspirations sublimes de Polyeucte. Rien de plus noble que l'exhortation mutuelle des chrétiens au moment d'engager le combat contre les infidèles.

LES CHRÉTIENS PARLENT.

Saint sépulcre, aidez-nous! - Allons, amis, courage!
Sarrasins et païens accourent pleins de rage.

Voyez leur fer briller. Mon cœur bondit de joie,
Qu'aujourd'hui la prouesse au grand jour se déploie
Contre chacun de nous est une armée entière.

UN CHRÉTIEN.

Seigneurs, n'en doutez point, c'est notre heure dernière.
Je sais qu'en combattant pour Dieu nous y mourrons.
Je vendrai bien mon sang, si ce fer ne se rompt.
Rien ne résistera, ni casques ni hauberts.

Au service de Dieu nous tomberons offerts;

Paradis sera nôtre, à eux sera enfers:

Ils s'élancent sur nous, qu'ils rencontrent nos fers.

Qu'on se figure, comme accompagnement de ces beaux vers, l'attention religieuse de la foule, l'attendrissement des dames, les acclamations des jeunes gens, dont plusieurs peut-être avaient assisté et pris part à cette lutte héroïque. Eschyle, dans la tragédie des Perses, se contentait de faire raconter le combat de Salamine devant le peuple vainqueur; le poëte français nous rapproche encore plus de l'événement: le combat se passe sur la scène, comme les batailles de Shaks

pere. En outre la situation est ici plus touchante que chez le poëte grec car les guerriers chrétiens vont tous mourir; mais, comme la victoire de Salamine, leur mort est un triomphe. Un ange descend du ciel au milieu du combat et fait déjà planer l'immortalité sur leurs têtes.

L'ANGE.

Soyez tous assurés de cœur ;
Et n'ayez ni doute, ni peur;
Je suis l'envoyé du Seigneur,
Qui vous mettra hors de douleur.
Ayez des cœurs fiers et croyants
En Dieu. Quant à ces mécréants
Qui vous attaquent à grands cris;
N'ayez pour eux que du mépris.
Exposez hardiment vos corps
Pour Dieu: car c'est ici la mort
Dont tout le peuple mourir doit
Qui aime Dieu, et en Dieu croit.

UN CHRÉTIEN.

Qui êtes-vous, beau sire, vous qui nous confortez,
Et si haute parole de Dieu nous apportez?
S'il est vrai le secours que vous avez promis
Nous recevrons sans peur nos mortels ennemis.
L'ANGE.

Je suis ange à Dieu, bel ami,
Celui qui m'envoie c'est lui.
Ne craignez rien, ne doutez plus;
Car Dieu vous a fait ses élus.
Marchez d'un pas ferme au martir
Pour Dieu vous allez tous périr,
Mais les cieux vous sont préparés.
Je m'en vais à Dieu : demeurez.

A côté de ces passages vraiment admirables pour l'élévation de la pensée et la noblesse même du style, se trouve dans le même drame une scène de taverne, qui n'est guère moins remarquable dans son genre. La vérité de la peinture, la libre allure du dialogue, la physionomie enjouée des person~ nages en forment un tableau flamand très-animé. Nous y trouvons même quelques vers parfaitement frappés, qui deviennent poétiques à force d'être vrais et sentis.

Voici, par exemple, comment le tavernier préconise son

vin. Nous conservons ici sans altération les termes intradui

sibles de l'original.

Le vin aforé de nouvel

A plein lot et à plein tonnel
Sage, buvant, et plein et gros,
Rampant comme écureuil en bos,
Sans nul mors de pourri ni d'aigre;
Sur lie court et sec et maigre,
Cler com larme de péchéour,
Croupant sur langue à léchéour :
Autre gent n'en doivent goûter....
Vois comme il mangie s'écume
Et saut et étincelle et frit;
Tiens-le sur la langue un petit,
Si sentiras jà outre-vin' !

A cette franchise de pinceau, à ces joyeuses fantaisies d'artistes on sent que le drame émancipé désormais s'élance hors de l'enceinte sacrée. Les trouvères du XIIe siècle se mettent à l'œuvre: Adam de La Halle, compatriote de Jean Bodel, surnommé le bossu d'Arras, à cause de son esprit, dit-on; Rutebeuf, l'ennemi des moines, l'auteur des spirituels fabliaux dont nous avons parlé, bien d'autres dont les noms sont restés inconnus, composèrent des jeux, des miracles, des mystères. Le peuple eut ses poëtes, comme les châtelains il se fit poëte lui-même, au moins par ses efforts pour représenter les compositions théâtrales de ses trouvères. Des corporations, des confréries de laïques se formèrent pour jouer leurs ouvrages. D'abord établies dans un esprit de bienfaisance et de piété, ces associations graves et sérieuses

4. Le vin nouvellement percé, à plein lot et à plein tonneau; sain, agrèsble à boire, franc et gros, coulant comme un écureuil en un bois, sans goût de pourri ni d'aigre; sec et maigre, il court sur lie, clair comme larme de pecheur, s'arrêtant sur la langue du gourmet: autres gens n'en doivent goûter. Vois comme il mange son écume, comme il saute, étincelle et pétille; tiens-le un peu sur ta langue, et tu sentiras un fameux vin!

2. Li Jus Adam, ou de la Feuillie; la pastorale de Robin et Marion, par Adam de La Halle; li jus du Pèlerin, par un Artésien anonyme; le Miracle de Theophile, par Rutebeuf; le Miracle d'Amis et d'Amille, et plusieurs autres pièces dramatiques d'auteurs inconnus se trouvent, ainsi que li Jus de saint Nicolas, dans le THEATRE FRANÇAIS AU MOYEN AGE de MM. Monmerqué ei Francisque Michel.

à leur début, n'apportèrent aucune tendance hostile à l'Église; avant la fin du XIIIe siècle elles avaient déjà enlevé au clergé une partie de son influence, et dans le cours du xive elles la paralysèrent entièrement. Ces confréries s'emparèrent de bonne heure du théâtre ecclésiastique, et lui donnèrent insensiblement une tendance plus mondaine, à mesure qu'elles la prenaient elles-mêmes. Dès lors le théâtre affranchi prit un plus libre essor. L'art s'efforça de suppléer à l'affaiblissement des impressions religieuses: la carrière s'agrandit quand les murs du sanctuaire n'en tracèrent plus les limites. Au lieu de quelques scènes dramatiques données par l'Écriture sainte, comme la mort du Christ, les plaintes de Marie, la résurrection, il se forma de vastes compositions cycliques qui embrassèrent toute la vie de Jésus-Christ, ou même toute l'histoire religieuse de l'homme, depuis la création jusqu'au jugement dernier. Autour des caractères bibliques, se groupèrent des personnages créés par la fantaisie du poête: les scènes populaires devinrent plus fréquentes : l'intrigue eut plus de vérité et de vie, mais en même temps moins de majesté et de puissance religieuse. Les mystères devinrent peu à peu ce qu'est de nos jours le drame, un véritable jeu destiné à l'amusement d'une foule oisive.

CHAPITRE XIX.

LE THEATRE HORS DE L'ÉGLISE; LES CONFRERIES. CONFRÉRIE DE LA PASSION. - ANALYSE DU MYSTÈRE DE LA PASSION.

Confrérie de la Passion.

La plus célèbre, quoique une des plus récentes, parmi les confréries destinées à la représentation des mystères, fut celle de la Passion et Résurrection de Notre-Seigneur, fondée par des bourgeois de Paris, maîtres maçons, menuisiers,

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