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Il était naturel qu'à l'exemple des clercs et des moines, quelques membres de la société laïque et féodale s'efforçassent de transmettre à la postérité le souvenir des événements réels. L'histoire ou au moins le mémoire devait être un besoin pour une civilisation basée sur les traditions de famille. Le blason en fut le premier langage; c'étaient les hiéroglyphes de la noblesse ignorante il peignait l'histoire pour ceux qui ne pouvaient ni la lire ni l'écrire. Mais ses formules sommaires, rapides, énigmatiques, excellentes pour indiquer au premier regard la place féodale d'une famille, ne suffisaient pas pour en faire connaître en détail les actions. Quand les hommes d'armes purent écrire ou même dicter, il y en eut qui entreprirent de raconter l'histoire.

Le premier monument de ce genre qui soit parvenu jusqu'à nous est le récit de la quatrième croisade, par Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne, né vers le milieu. du XIIe siècle. Son œuvre forme en quelque sorte la transition de l'épopée à l'histoire. Grandeur du sujet, mœurs rudes et guerrières des personnages, caractère grave et religieux du narrateur, naïveté de l'exposition, tout semble faire de l'Histoire de la conquête de Constantinople la suite des poëmes qui chantaient de Charlemagne et de Roland.

Les événements, ainsi que l'écrivain, se trouvaient encore sur la limite de la poésie. Ils étaient merveilleux comme une fiction, héroïques comme une chanson de Geste. L'imagination des trouvères n'avait rien rêvé de plus grand que cette conquête fortuite d'un empire par une poignée de pèlerins, à peine assez nombreux pour assiéger une des portes de sa

4. Il mourut en Thessalie vers 1243.

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capitale1 et, comme si le sort eût ménagé aux éléments de cette épopée naturelle un poétique contraste, il conduisait cette brave et rude féodalité, toute bardée de fer, tout inculte et naïve, au sein d'une civilisation vieillie et corrompue, au milieu du luxe et des perfidies de Byzance; il donnait Nicétas pour antithèse à Villehardouin.

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Le grand mérite de l'historien français, c'est qu'il s'identifie si bien avec son sujet, qu'il est impossible de l'en distinguer. La narration et l'événement font corps ensemble: en lisant l'une, on voit l'autre. On suit tous les mouvements de l'armée, toutes les délibérations des chefs on partage, par une vive sympathie, tous les dangers, toutes les inquiétudes, toutes les joies des pèlerins. L'écrivain ne se montre jamais que par de courtes et vives formules, qui raniment l'attention et passionnent le récit : « Or oïez une des plus grandes merveilles, et des greignor aventures que vous onques oissiez!: Or pourrez ouïr étrange prouesse. onques Dieu ne tira de plus grands périls nuls gens comme Et sachez que il fit ceux de l'ost en cel jour. » Villehardouin fait mieux que raconter les faits, il en éprouve l'émotion et nous force à la partager. Vous n'apprenez pas seulement ce qu'il vous dit, vous le voyez avec ses yeux, vous le sentez avec son âme; vous assistez à un spectacle imposant, auquel se joint le plaisir secret et continuel d'une admiration naïve, d'une joie presque enfantine vous êtes heureux de vous trouver pour un jour capable de si jeunes impressions. Nous décrit-il la cour de Constantinople, nous y voyons le nouveau prince rétabli par les croisés, « l'empereur Sursac, si richement vêtu, que pour néant demandât-on homme plus richement vêtu, et l'empererix sa fame à côté de lui, qui ère (était) moult belle dame, sœur le roi de Hongrie ; des autres hauts hommes et des hautes dames y avoit tant, que on n'y pouvoit son pied tourner, si richement atornées que elles ne pouvoient plus et tous ceux qui avoient été le jour devant contre lui, étoient ce jour tout à sa volonté. » Veut-il dépeindre le butin que

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4. « Et bien fut fière chose à regarder, que de Constantinople, qui tenoit trois lieues de front par devers la terre, ne put toute l'ost (l'armée) assiéger que l'une des portes. »

firent les vainqueurs, on croit voir tous ces trésors rouler devant soi avec une prodigalité merveilleuse. « Et fut si grand le gain fait, que nul ne vous en sauroit dire la fin d'or et d'argent, et de vasselement, et de pierres précieuses, et de samis, et de draps de soie, et de robes vaires et grises, et hermines, et tous les chers avoirs qui onques furent trouvés en terre. Et bien témoigne Joffroi de Villehardouin li mareschaus de Champaigne à son escient pour verté, que puis que le siècle fut estoré, ne fut tant gagné en une ville. »

La naïveté et l'héroïsme s'entremêlent sans cesse dans ce tableau avec un charme inexprimable. La valeur des croisés est de trop bon aloi pour dissimuler les sentiments naturels qu'elle domine, mais n'étouffe pas. Quand ils se virent en face de cette prodigieuse Constantinople, qu'ils aperçurent ces hauts murs, ces riches palais, et ces églises innombrables qui étincelaient au soleil avec leurs dômes dorés, quand leurs regards se furent promenés « et de long et de lé (large) sur cette ville, qui de toutes les autres ère souveraine, sachez qu'il n'y eut si hardi à qui le cœur ne frémît.... et chacun regardoit ses armes, que par temps (bientôt) en auront mestier (besoin).

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Ce mouvement secret d'inquiétude ne les empêcha pas d'aborder bravement au rivage ennemi. C'était par une claire et radieuse journée : « Et le matin fut bel après le soleil un peu levant. Et l'emperère Alexis les attendait à grands batailles et à grands corrois (préparatifs) de l'autre part. Et on sonne les bozines (clairons, buccinas). Les croisés ne demandent mie chacun qui doit aller devant : mais qui ainçois (avant) peut, ainçois arrive. Et les chevaliers issirent des vaisseaux, et saillent en la mer jusqu'à la ceinture, tout armés, les heaumes lacés, les glaives ès mains, et les bons archers, et les bons sergeants, et les bons arbalestriers, chacune compagnie où endroit elle arriva. Et les Grecs firent mult grand semblant del retenir (de les arrêter). Et quand ce vint aux lances baisser, les Grecs leur tournent le dos, et s'en vont fuyant et leur laissent le rivage. Et sachez que onqués plus orgueilleusement nul port ne fut pris.

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Une autre fois ils s'en vont résolûment livrer une bataille

rangée à toutes les forces de l'empire grec. « Bien sembloit chose périlleuse, que les croisés n'avoient que six batailles, et les Grieux en avoient bien soixante, et toutes plus grandes que celles des Latins. Et tant chevaucha l'empéréor Alexis, tant s'approcha, qu'on se tirait des flèches d'une armée à l'autre. Et quand ouït cela le doge de Venise, il quitta les tours de Constantinople dont il étoit déjà maître, et dit qu'il vouloit vivre ou morir avec les pèlerins.... Et quand l'emperères Alexis vit ce, il commença ses gens à retraire, et s'en retourna arrière.... Et sachez qu'il n'y eut si hardi qui n'eût grand joie. Ceux de l'ost se désarmèrent, qui étoient mult las et travaillés, et peu mangèrent et peu burent, car peu avoient de viande. »

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Villehardouin n'embarrasse jamais son récit de ses réflexions personnelles; il reproduit les faits nettement et sans commentaires. Ce n'est pas qu'il soit indifférent, mais il est rapide et entraîné. Il jette quelquefois en passant un jugement court et grave comme une sentence. « Moult tinrent mal leur promesse, dit-il par exemple, et moult en furent blâmés. » Ou bien encore : « Sachez qu'il put bien mieux faire. » Et plus loin: « Or, oïez si onques si horrible trahison fut faite par nulle gent! Sa narration n'est que l'événement lui-même coloré par un reflet de sa loyauté. Quelquefois même il ne sent pas toute la beauté du spectacle qu'il nous présente. Il raconte une action héroïque comme il l'a faite, simplement et sans y rien voir d'extraordinaire. Quand les croisés, mécontents de l'empereur qu'ils ont rétabli sur son trône, envoient trois messagers pour le défier dans son palais, au milieu de sa cour et de son armée, Villehardouin, qui a fait lui-même partie de cette ambassade, rapporte avec la plus grande simplicité les nobles paroles de son collègue Coesnes de Béthune. Les croisés chercheront désormais à faire à l'empereur le plus de mal possible, « et ils le lui mandent parce qu'ils ne feroient mal ni à lui ni à d'autres, tant qu'ils ne l'eussent défié; car ils ne firent onques trahison, ni en leur terre n'est-il accoutumé qu'ils le fassent. » Deux pages plus loin, l'historien nous raconte l'infâme trahison du Grec Murtzuphe, qui,

préposé à la garde de l'empereur Alexis, le tue pendant son sommeil. Ce beau contraste entre les mœurs des deux peuples ne frappe pas Villehardouin; les éléments en sont dans son récit comme dans la nature aucune réflexion, aucun rapprochement ne les réunit. Ces oppositions de couleur, ces nobles et naïves beautés éclatent dans l'histoire du Champenois à son insu et sans préméditation. C'est l'œuvre de la nature, c'est le caractère même du sujet : le narrateur les reproduit sans en avoir conscience.

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Le style de cette histoire est grave, concis. Il a une certaine roideur militaire qui tient au caractère de l'homme et à l'enfance de la langue. Les phrases sont courtes et nettes, les tournures vives et peu variées; elles ont quelque chose de l'allure brusque et anguleuse d'un soldat. Le bon maréchal a peu de formules à son service; son admiration comme son armure se plie toujours aux mêmes charnières. Il nous invite toujours à ouir une des plus grandes merveilles, voir le miracle de Notre Seigneur; le huz (bruit) du combat ou de l'assemblée sont toujours aussi grands que si la terre se fondit, la flotte ou la ville qu'il décrit sont toujours les plus belles qu'on ait vues onques depuis que le monde fut estoré. Comme ses confrères les auteurs des chansons héroiques, il emploie les formes de la narration orale : Or oiez; or sachez; pouvez savoir, seigneurs; pourrez ouïr étrange prouesse. Il leur emprunte même des phrases toutes faites et passées dans le domaine public des trouvères, des transitions telles qu'on les voit à chaque instant dans les chansons de Geste1. Villehardouin est l'historien, poëte encore, d'un monde réel encore poétique.

Nul monument ne saurait donner une plus juste idée de la société féodale, de cette valeur sans discipline, de cette anarchie organisée, où la communauté de foi religieuse peut seule introduire quelque lien. Que de difficultés à vaincre pour rassembler à Venise les seigneurs confédérés ! Les uns veulent s'embarquer à Marseille, les autres partent des ports

4. En voici quelques-unes : « Or vous lairrons de cels, et dirons des pèlerins.... Tant chevauchèrent par leurs journées qu'ils vindrent.... L'emperères donna des vivres aux grands et aux petits, etc. »

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