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virent dans le nord de la France, en Allemagne, en Saxe, après la conversion de cette contrée. Les siècles subséquents en virent naître un grand nombre dans la France méridionale et dans l'Italie.

Pour un lecteur accoutumé au mouvement et à l'allure dramatique de nos histoires, c'est une lecture qui fait sur l'âme une singulière impression que celle de ces annales froides impassibles, presque muettes, qui desserrent pour ainsi dire leurs lèvres sibylliques pour prononcer en quelques mots à chaque année qui tombe sa sentence irrévocable. Les années qui n'ont rien fait de remarquable, au jugement de l'annaliste, passent sans aucune remarque, comme par exemple l'an 732, qui ne produisit rien.... que la bataille de Poitiers, où Charles Martel arrêta la grande invasion de l'islamisme. L'annaliste n'a pas jugé ce fait digne d'occuper une ligne de sa chronique. Les événements les plus obscurs d'un cloître tiennent dans ces listes chronologiques autant d'espace que les plus grandes révolutions de l'histoire. Nous trouvons à côté d'une date ces mots : « Martin est mort. » Ce Martin était un moine inconnu de l'abbaye de Corvey. Quelques années après un autre annaliste nous dit de la même manière « Charles, maire du palais, est mort. » Il s'agit ici de Charles Martel. Tous les hommes deviennent égaux devant la sécheresse laconique de ces premiers chroniqueurs.

Les annales monastiques se développent un peu sous Charlemagne : Éginhard, qui a composé la biographie de ce prince, nous a laissé en outre une chronique plus détaillée que les précédentes. Toutefois plusieurs monastères demeurent fidèles à leur ancienne aridité. Les chroniques de Fleury et de Limoges, celle d'Hépidan moine de Saint-Gall, rédigées au XIe siècle, ressemblent entièrement aux annales du vil.

Il semble que la coutume de tenir des annales dans les couvents soit devenue en quelque sorte une institution. «Il fut ordonné, dit un chroniqueur, dans la plupart des pays, ainsi que je l'ai entendu rapporter, qu'il y eût dans chaque monastère de fondation royale un religieux chargé d'écrire,

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suivant l'ordre des temps, tout ce qui se passait sous chaque règne dans l'étendue du royaume, ou du moins dans son monastère. Chacun de ces ouvrages était présenté au premier chapitre général qui se tenait après la mort du roi, et l'on y choisissait les plus habiles d'entre les assistants pour en faire l'examen et en composer une espèce de chronique ou de corps d'histoire, qui était ensuite déposé dans les archives du monastère, où il avait une parfaite authenticité. Nous voyons ici les chroniques des moines subir, comme les chansons des trouvères, une transformation, une refonte, une diorthose. Roricon, annaliste du xe siècle, reproduit les faits et légendes des Gesta regum Francorum, Aimoin, dans son épître dédicatoire, témoigne qu'il rédige en un corps d'ouvrage « les Gestes de la nation franque et de ses rois, éparses dans différents livres, écrites d'un style grossier, et qu'il entreprend de les rappeler à une latinité meilleure. En effet, il reproduit et abrége les sept premiers livres de Grégoire de Tours, la Chronique de Frédégaire, les Gestes des rois francs, etc. Les annales une fois rédigées se communiquaient d'un monastère à l'autre. Nous en avons plusieurs de diverses abbayes, où les mêmes faits sont reproduits absolument dans les mêmes termes. Les copistes jouaient ici le rôle de rhapsodes. Ainsi d'un bout à l'autre de I'Europe catholique, circulent de couvent en couvent d'innombrables annales, qui se copient, s'abrégent, se complètent, se rectifient elles forment dans le grand concert de l'histoire une basse sévère et large, au-dessus de laquelle s'élancent en mille volées brillantes et capricieuses les chansons de Geste populaires. L'épopée du monde et celle du cloître s'appuient souvent l'une sur l'autre. Le trouvère, surtout après le XIIe siècle, quand l'inspiration poétique commence à faiblir, invoque souvent l'autorité des histoires latines qu'il proteste avoir lues: plus d'une fois aussi le chroniqueur se ressouvint un peu trop dans sa prose latine des longs couplets monorimes des jongleurs, témoin certains passages de la chronique du faux Turpin, Pour nous ces

:

4. Continuation de la Chronique d'Ecosse, par J. Fordun, publiée par Hearne, p. 1348.

deux œuvres diverses se suppléent mutuellement. L'une nous donne les faits et la chronologie, l'autre reproduit les mœurs et la vie du siècle où elle fut écrite. Toutes deux contribuent également à peindre; celle-là trace le dessin, celle-ci y met la couleur.

Grandes chroniques de France.

De tous les monastères de France, aucun ne mérita mieux de l'histoire que la célèbre abbaye de Saint-Denis. Elle ne se borna pas à rédiger des annales; elle forma une vaste encyclopédie des meilleures chroniques qui eussent été composées, et enrichit ce trésor de tous les ouvrages nouveaux que le temps lui apportait. C'était une noble pensée de faire revivre dans ses archives ces rois dont elle recevait les corps dans ses caveaux. C'est probablement à Suger qu'il faut faire honneur de cette institution. Il fut l'Homère (óμoữ άpw ) de l'épopée monastique. Lui-même écrivit l'histoire de Louis le Gros, à laquelle il avait eu tant de part, et peut-être une portion de celle de Louis VII. Ces deux biographies continuèrent les chroniques d'Aimoin, d'Éginhard, du faux Turpin, de l'anonyme astronome de Louis le Débonnaire. Elles furent suivies des histoires de Rigord, de Guillaume le Breton, des gestes de Louis VIII, dont le même Guillaume fut peut-être l'auteur, des vies de saint Louis et de Philippe le Hardi, par Guillaume de Nangis, avec la chronique du même auteur jusqu'à l'an 1301, et sa première continuation qui se termine à l'an 1340. Ensuite venaient probablement les chroniques, latines comme les précédentes, d'un anonyme qu'on désigne ordinairement sous le nom du moine de Saint-Denis, et qui nous conduisent jusqu'à la mort de Charles VI. Là finissent les textes latins que gardaient les archives de l'abbaye. La langue française s'est définitivement emparée de l'histoire".

4. En voir les preuves recueillies par de La Curne. Mémoires de l'Acadé mie des inscriptions, t. XXIII, p. 538, in-12.

2. Voyez l'examen et l'appréciation des diverses chroniques recueillies par les moines de Saint-Denis, dans le Mémoire sur les principaux monuments de l'histoire de France, par de La Curne, Académie des inscriptions, t. XX!H, p. 539. in-42; et dans les remarquables préfaces dont M. P. Paris a enrichi son édition des Grandes chroniques.

Déjà depuis longtemps des traductions avaient livré aux laiques la connaissance des Chroniques de France. La première qui fut mise en langue vulgaire, fut la plus fabuleuse de toutes, celle qu'on attribuait à l'archevêque Turpin. A cela rien de surprenant la chronique de Turpin était dans plusieurs de ses parties une chanson de Geste gâtée en latin par un moine; elle revint tout naturellement à la langue populaire. Ensuite le ménestrel anonyme d'un des frères de saint Louis, d'Alphonse, comte de Poitiers; donna en français la traduction d'un extrait des Chroniques de France. Mais son original n'était pas identiquement le même que renfermait la collection de Saint-Denis. C'était une compilation latine dont l'auteur « étoit allé par divers lieux où il savoit que les sages hommes avoient écrit. Il avoit donc cueilli ci et là comme on met fleurs de divers prés en un mont. » Il avait spécialement compulsé les dépôts historiques de Saint-Remy, Saint-Louis, Saint-Vindecel, et la vie de saint Lambert, etc.,» ayant grand soin de n'y rien mettre du sien, ains est tout des anciens, et de par eux dit-il ce que il parole, et sa voix est leur même langue. » Ainsi le compilateur latin que traduisait notre ménestrel ne parle pas de l'abbaye de Saint-Denis; mais les originaux qu'il cousait ensemble, y étaient très-probablement conservés dans la vaste collection du monastère : car il n'était pas « faisierre et trovierre de ce livre; ains en étoit compillière et n'étoit fors que racontière de paroles que les anciens et les sages en ont dit. »

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Dans les premières années du règne de Philippe le Bel, parut une seconde publication française des Chroniques de France, deux fois plus étendue que celle du ménestrel. Celle-ci ne fait pas non plus mention spéciale du trésor historique de Saint-Denis.

Enfin les moines de cette abbaye ouvrirent aux traducteurs leurs riches archives. Eux-mêmes traduisirent les ouvrages qu'ils avaient précédemment rédigés en latin, et bientôt parut une troisième édition des chroniques, comprenant les fastes de notre histoire depuis ses origines les plus reculées jusqu'au règne de Philippe le Bel. Ce dernier mo

nument est le seul qui ait pris dans l'origine et qui ait dû prendre le titre de Chroniques de France, selon que elles sont conservées à Saint-Denis1.

Le nom de chroniques de Saint-Denis désigne donc deux choses qu'il importe de ne pas confondre. Les livres que les anciens auteurs appelaient de ce nom étaient les textes originaux et latins. Aujourd'hui nous donnons ce titre à la version des mêmes textes choisis, combinés, classés chronologiquement et entremêlés selon le goût du traducteur. Les chroniques latines de Saint-Denis étaient une collection; les chroniques françaises sont un ouvrage, une rhapsodie, avec un préambule, des additions, des coupures, des combinaisons d'éléments divers. L'histoire commence à y pressentir et à y réaliser les lois d'une œuvre d'art. C'est d'ailleurs un charme tout nouveau d'entendre la parleure françoise sortir de ces vieilles traditions. Il semble qu'elle était le complément indispensable de leur naïve pensée. Le traducteur est plus original que l'écrivain lui-même : c'est ainsi qu'Amyot a complété Plutarque.

Les grandes chroniques s'arrêtent à Louis XI. Sous le règne d'un tyran, l'histoire officielle devait se taire ou mentir. La chronique de Saint-Denis se tut. Mais déjà l'esprit littéraire émancipé n'avait plus besoin pour grandir de l'ombre tutélaire du cloître. L'époque de la Renaissance approchait. La France, après tant de naïfs chroniqueurs, allait avoir un historien. La société séculière avait déjà produit Villehardouin, Joinville et Froissart, elle allait donner naissance à Philippe de Commines.

1. M. Paulin Paris, préface des Grandes chroniques, p. 23.

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