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pour y contempler les premiers principes dont les influences se font sentir à tous les degrés de la création. Ainsi, toutes les sciences sont pénétrées de mystère, et c'est en saisissant le fil conducteur de la révélation interne et personnelle qu'on pénètre jusque dans leurs dernières profondeurs.

L'Imitation de Jésus-Christ.

Le mysticisme du moyen âge ne fut pas toujours orthodose. Prêtant l'oreille à l'inspiration directe et personnelle qu'il croyait entendre, il devait être peu docile à la voix extérieure de l'autorité. Joachim de Flores, le maître des mystiques, fut condamné par le quatrième concile de Latran. Jean de Parme, son disciple, rêva une foi nouvelle et écrivit une Introduction à l'Évangile éternel. Il fut également frappé des anathèmes de l'Église. Le mysticisme était trop vivace pour périr dans leur défaite. La vie des cloîtres, les longues heures de méditation et d'isolement, la solitude du cœur, la fermentation secrète des passions concentrées et refoulées sur elles-mêmes durent faire naître et nourrir toutes les illusions pieuses, toutes les saintes ivresses de la mysticité. Or, tandis que la société guerrière et mondaine avait son expression dans les épopées chevaleresques, celle qui veillait dans les monastères eut besoin d'exprimer aussi la longue et dramatique histoire de ses luttes et de ses douleurs. Sans doute un grand nombre d'effusions rêveuses, pareilles à des improvisations lyriques, se sont évanouies en naissant; d'autres, consignées dans des écrits mystiques, ont péri dans les sombres murs qui les avaient produites. Peutêtre, néanmoins, nous en reste-t-il un monument dans l'admirable ouvrage de l'Imitation de Jésus-Christ. Peut-être ce poëme s'est-il formé peu à peu, tour à tour suspendu repris, et rédigé enfin au terme même du moyen âge1. C'est

4. C'est l'opinion de MM. J. J. Ampère et Michelet, divisés du reste sur l'origine monastique de l'Imitation. — Suarez (Conjectura de Imitatione) avait déjà semblé les prévenir dans cette conjecture. Selon lui, les trois premiers livres sont de Jean de Verceil, d'Ubertino de Casal, de Pietro Renalutio. Gerson aurait ajouté le quatrième livre, et Thomas de Kempen, qui était réellement le copiste de son couvent, serait devenu l'éditeur de cette œuvre. Gence ne

vers la fin du xivé siècle qu'apparaît dans toute sa mélancolique grandeur ce livre le plus beau du christianisme après l'Evangile. C'est au moment où l'Église officielle semble se dissoudre et périr, où manque presque partout l'enseignement religieux', où la voix des prêtres ne s'élève que pour maudire leurs adversaires, c'est alors que sort du cloître, pour se répandre dans le monde souffrant et malheureux, ce livre de l'Internelle consolation. La vogue en fut prodigieuse. On en a trouvé vingt manuscrits dans un seul monastère; l'imprimerie naissante s'employa principalement à le reproduire. Il existe aujourd'hui plus de deux mille éditions latines, plus de mille éditions françaises de l'Imitation. L'enthousiasme qui accueillait ce livre n'était pas un signe favorable pour la société cléricale; il annonçait l'instant fatal où la piété allait essayer de monter à Dieu sans passer par le prêtre. L'âme chrétienne ne voulait plus entendre la voix discordante des docteurs, mais celle de Dieu seul. « Parlez, Seigneur, répétait le saint livre; votre serviteur vous écoute. Que Moïse ne me parle point, ni lui ni les prophètes. Ils donnent la lettre; vous, vous donnez l'esprit. Parlez vousmême, ô vérité éternelle, afin que je ne meure point. Le langage de l'Imitation, surtout dans sa forme française, devait paraître bien nouveau à ceux qui avaient entendu les aigres discussions des théologiens. La dévotion retrouvait ici le langage de l'amour, et la piété s'exprimait avec les termes de la plus ardente passion: « Mon loyal ami et époux, ami si doux et si débonnaire, qui me donnera les ailes de la vraie liberté, que je puisse trouver en vous repos et consolation.... O Jésus, lumière de gloire éternelle, seul soutien de l'âme pèlerine, pour vous est mon désir sans voix,

semble pas défavorable à l'hypothèse d'une composition multiple, lorsque, dans son savant et minutieux travail, il va recueillir tous les passages des auteurs sacrés ou profanes qui ont quelque rapport avec son texte chéri.

1. En 1405 et 1406, pendant deux hivers, deux carêmes, il n'y eut point de sermons à Paris.

2. M. O. Leroy a découvert, à la bibliothèque de Valenciennes, uni manuscrit de l'Internelle consolation, qui porte la date de 4462. Il pense que ce texte français est l'original de l'Imitation. Il aurait été ensuite traduit en latin, avec quelques changements et avec l'addition du quatrième livre, qui ne se trouve point dans l'original primitif. Voyez Etudes sur les Mystères, p. 447.

et mon silence parle.... Hélas! que vous tardez à venir ! Venez donc consoler votre pauvre! Venez, venez; nulle heure n'est joyeuse sans vous ! »

Ce chef-d'œuvre d'onction et de grâce est un ouvrage anonyme. Sa patrie n'est pas plus connue que son auteur. L'époque de sa composition est également incertaine. C'est le livre de tous les lieux et de tous les temps; c'est le livre chrétien par excellence. Les Français, les Allemands, les Italiens le réclament: on l'assigne tour à tour au XII et au I siècle. On le donne au chancelier Gerson, à Thomas de Kempen, à un bénédictin du nom de Gersen: on l'a fait remonter jusqu'à saint Bernard. «Da mihi nesciri! s'était écrié le pieux écrivain. Faites que je sois ignoré, ô mon Dieu! Que votre nom soit loué et non le mien!» Ce vœu n'a été que trop accompli, et malgré tant de savantes et d'ingénieuses recherches', le nom de celui qui écrivit l'Imitation nous semble devoir demeurer à jamais inconnu.

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Pareille au grand poëme catholique de Dante, qui monte de région en région jusqu'au ciel, l'œuvre lyrique du cloître se partage en quatre livres. Ce sont quatre degrés pour parvenir à la perfection chrétienne, à l'union intime avec le bien-aimé. Au premier livre, l'âme se détache du monde ; elle se fortifie dans la solitude au second. Au troisième, elle n'est plus seule; elle a près d'elle un compagnon, un ami, un maître, et de tous le plus doux. Une gracieuse lutte s'engage, une aimable et pacifique guerre entre l'extrême faiblesse et la force infinie qui n'est plus que la bonté. On suit avec émotion toutes les alternatives de cette belle gymnastique religieuse; l'âme tombe, elle se relève; elle retombe, elle pleure. Lui, il la console: je suis là, dit-il, pour t'aider toujours.... Courage! tout n'est pas perdu; tu es homme et

4. Voyez. J. M. Suarez, Conjectura de Imitatione, 1667. - Schmidt, Essai sur Gerson. - Gieseler, Lehrbuch, 1. II, ch. iv, p. 348.- Gence, de Imitatione, 1826.-Faugère, Eloge de Gerson, prix de l'Académie. 1838. Gregory, Mėmoires sur le véritable auteur de l'Imitation, 1827. Daunou, Journal des Lavants. Décembre 1826 et novembre 1827.-O. Leroy, Etudes sur les Mysteres et sur divers manuscrits de Gerson. - Michelet, Histoire de France, t. V.

non pas Dieu; tu es chair et non pas ange. Comment pourrais-tu toujours demeurer en même vertu! - Cette intelligence compatissante de nos faiblesses et de nos chutes indique assez que ce grand livre a été achevé lorsque le christianisme avait longtemps vécu, lorsqu'il avait acquis l'expérience, l'indulgence infinie. On y sent partout une maturité puissante, une douce et riche saveur d'automne; il n'y a plus là les âcretés de la jeune passion. Il faut, pour en être venu à ce point, avoir aimé bien des fois, désaimé, puis aimé encore.... La passion qu'on trouve dans ce livre est grande comme l'objet qu'elle cherche, grande comme le monde qu'elle quitte.... Je ne sens pas seulement ici la mort volontaire d'une âme sainte, mais un immense veuvage et la mort d'un monde antérieur. Ce vide que Dieu vient remplir, c'est la place d'un monde social qui a sombré tout entier, corps et biens, Église et patrie'. »

CHAPITRE XVI.

L'HISTOIRE DANS LES CLOITRES.

CHRONIQUES MONACALES. GRANDES CHRONIQUES DE FRANCE.

Chroniques monacales.

Deux sociétés, nous l'avons vu, le monde féodal et le cloître, vivaient au moyen âge, distinctes sinon indépendantes. « Autant les hommes l'emportent sur les brutes, autant les lettrés surpassent les laïques, » disait au XII° siècle Nicolas de Clairvaux. L'Église triompha du monde, le clerc aida le roi à vaincre le baron. Nous avons vu comme signe de la prééminence du clergé, l'épopée chevaleresque ellemême marquée du sceau de l'esprit clérical. Cette prépondérance était juste. L'intelligence devait dominer la force.

4. Michelet, Histoire de France, t. V, p. 9.

Mais cette puissance qui croissait dans l'Église devait lui échapper un jour : l'intelligence allait s'affranchir, reparaître libre et distincte, non comme féodale, mais comme laïque. L'Église avait subjugué la féodalité : la bourgeoisie laïque allait hériter de l'Église. Cette révolution morale qui éclatera au XVIe siècle se prépare sous nos yeux dès le moyen âge, et se manifeste déjà dans deux genres littéraires d'une grande importance, l'histoire et le théâtre.

Tandis que la société mondaine et chevaleresque chantait l'histoire avec son imagination naïve et sa jeune langue de trouvères, la société cléricale écrivait ce qui lui tenait lieu de chansons de Geste, ses chroniques latines d'abord et ensuite françaises. La prose naissait ainsi en face de la poésie. Le moyen âge est peut-être la seule époque de l'histoire qui offre ce singulier phénomène de deux sociétés toutes différentes de développement et pour ainsi dire d'âge, qui vivent côte à côte sans se confondre ce sont deux siècles divers et pourtant contemporains. L'Europe est alors comme un de ces arbres privilégiés, qui semblent réunir deux saisons successives et portent à la fois des fruits mûrs et des fleurs.

Les fruits historiques du cloître sont en général peu succulents. Ce sont d'arides annales fort semblables, et par leur caractère et même par leur origine, aux Annales des pontifes de l'ancienne Rome. Celles du moyen âge naquirent des besoins du culte catholique, et de la nécessité de fixer exactement l'époque de la Pâque. Denis le Petit au vie siècle, Bède le Vénérable au VIII ayant rédigé des tables pascales, leur exemple fut imité par les principales églises et par les plus célèbres monastères de l'Occident. Dans ces tables chaque cycle de dix-neuf ans occupait une ou deux pages, où il laissait libres de spacieuses marges, capables d'inviter les mains les plus paresseuses à inscrire quelques annotations il était naturel de placer à la suite de chaque année l'indication des principaux événements qui s'y étaient accomplis. Ainsi naquirent ces nombreuses chroniques, parmi lesquelles il faut placer au premier rang, sous le rapport de l'ancienneté, celles du monastère de Saint-Armand en Belgique, rédigées au VIIe siècle. Plusieurs autres les sui

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