Page images
PDF
EPUB

cation de la dialectique aux dogmes de la religion. Il veut prouver la foi c'était la supposer douteuse. C'était surtout reconnaître à côté ou même au-dessus d'elle une autorité différente dont elle devait recevoir l'investiture. La raison pouvait ensuite lui dire avec orgueil :

Servare potui; perdere an possim rogas?

Ces conséquences étaient probables. Elles ne tardèrent pas à éclater; Abélard, comme Roscelin, son maître, s'écarta du dogme catholique, et jeta bientôt l'alarme dans le camp sévère de l'orthodoxie.

Saint Bernardy commandait alors. L'Église, qui avait à son service tant d'évêques, de cardinaux et même deux papes à la fois, obéissait à la voix d'un simple abbé, sans autre titre que son zèle, sans autre supériorité que celle du génie. Bernard est l'âme des conciles, le rempart du dogme, le réformateur du clergé, le tribun des croisades. Il parcourt la France; les villes, les bourgs s'ébranlent et suivent ses pas; il traverse l'Allemagne, dont il ignore le langage; il prêche néanmoins, et l'éloquence est tellement dans ses regards, dans le son de sa voix, que les spectateurs qui ne peuvent l'entendre tombent à ses pieds en se frappant la poitrine. Comme les apôtres, sur qui était descendu le souffle saint, Bernard a retrouvé le don des langues. Tandis qu'Abélard devait son influence à la merveilleuse souplesse de son esprit, Bernard puisait la sienne dans sa conviction profonde, dans son dévouement à l'Église, dans l'enthousiasme de la vertu. L'un fut grand par le culte de sa raison, l'autre par le sacrifice de lui-même. Ces deux hommes durent être ennemis, comme les idées qu'ils représentent. Bernard s'emporte contre Abélard en invectives éloquentes. « Qu'y a-t-il de plus insupportable dans ses paroles, s'écrie-t-il, ou le blasphème, ou l'arrogance? Quoi de plus damnable, la témérité ou l'impiété? Ne serait-il pas plus juste de fermer

a

1. Né en 1094, à Fontaine, en Bourgogne; mort en 1453. Ses œuvres comprennent plus de quatre cents lettres, quatre-vingt-six sermons, un grand nombre de traités. Un manuscrit des Feuillants contenait quarante-quatre sermons de saint Bernard écrits en langue romane.

par le bâillon une pareille bouche que de la réfuter par le raisonnement? Ne provoque-t-il pas contre lui toutes les mains, celui dont la main se lève contre tous? Tous, dit-il, pensent ainsi; et moi je pense autrement. Eh! qui donc es-tu? qu'apportes-tu de meilleur? Quelle subtile découverte as-tu faite? Quelle secrète révélation nous montres-tu qui ait échappé aux saints, qui ait trompé l'œil des sages? Sans doute cet homme va nous servir une boisson dérobée et une nourriture longtemps cachée. Parle donc! Dis-nous quelle est cette chose qui te paraît à toi et qui n'a paru à personne auparavant.... Celui qui ment parle de lui-même. A toi donc, à toi seul ce qui vient de toi. Pour moi j'écoute les prophètes et les apôtres, j'obéis à l'Évangile. Et si un ange venait du ciel pour nous enseigner le contraire, anathème sur cet ange lui-même! » Il est évident que c'est l'esprit de foi qui a seul inspiré ce mouvement admirable: lui seul aussi est responsable de la rudesse intolérante de quelques-unes de ces pensées. Ce n'est plus l'homme qui parle ici, c'est le principe. Le même orateur, quand la foi n'est plus en péril, redescend de cette haute éloquence jusqu'à l'expression la plus suave de la grâce et du sentiment. Nul n'a consacré de plus tendres paroles à exalter le culte de Marie, ce doux symbole de pureté et d'amour; nul n'a parlé avec un charme plus naïf du touchant mystère d'un Dieu enfant. Garde-toi de fuir, garde-toi de trembler, ditil à l'homme, Dieu ne vient pas armé, il ne te cherche pas pour te punir, mais pour te délivrer'. Le voilà enfant et sans voix, et si ses vagissements doivent faire trembler quelqu'un, ce n'est pas toi. Il s'est fait tout petit et la Vierge sa mère enveloppe de langes ses membres délicats, et tu trembles encore de frayeur!

[ocr errors]
[ocr errors]

C'est bien là l'homme dont un contemporain nous trace un si gracieux portrait. « Une certaine pureté angélique et la simplicité de la colombe rayonnait dans ses yeux ; une lé

4. Ne fuir mies: ne ne dotteir mies. Il ne vient mies à armes il te requiert ne mies por dampneir, mais por salveir. » Manuscr. des Feuillants, texte primitif, ou traduction contemporaine des Sermons de saint Bernard.

178

gère teinte colorait ses joues, et une chevelure blonde tombait sur son cou d'une blancheur éblouissante. »

Au milieu des solennels débats où s'agitaient les plus hautes questions de la philosophie, on vit, grâce aux Arabes, les connaissances naturelles et médicales pénétrer dans l'Occident. Les écrits d'Avicenne, d'Averroès y introduisirent la physique, la chimie sous le nom d'alchimie, sciences bien. défectueuses sans doute, mais qui mirent en circulation d'abondants matériaux pour la pensée. Aristote, connu jusqu'alors par Boèce, y entra enfin en personne, et excita un si ardent et si bizarre enthousiasme, qu'on s'occupa sérieusement de le canoniser. La théologie est bien près d'abdiquer son empire exclusif; elle se livre tout entière à la philosophie, cette rivale méconnue qu'elle admire. Aristote apporte l'émancipation de la raison individuelle. Faisons-le saint! s'écrient des théologiens; pareils aux Romains de Shakspere, qui, dans leur aveugle admiration pour Brutus, meurtrier du dictateur, s'écrient avec transport: Faisons-le César!

A cette époque parut Albert le Grand, Albert de Bollstadt1, infatigable compilateur qui réunit dans sa tête et dans ses livres toute l'encyclopédie de la science contemporaine. L'immensité de ses connaissances constitue son principal mérite. Fleury a dit qu'il ne voyait de grand en lui que ses volumes. Néanmoins il a senti le souffle de l'avenir; un instinct irrésistible l'appelle à l'étude de la nature. Il cherche dans les fourneaux, dans les creusets, de vagues secrets de transmutations. Une renommée immense, mais sinistre, l'enveloppe. Lui-même, dit-on, croit au titre de magicien que lui donnent ses disciples. Le premier regard que le moyen âge jette sur la nature matérielle est rempli d'étonnement, de passion et d'effroi.

Roger Bacon', qui semblait porter dans son nom un présage de gloire, marcha plus hardiment encore dans la voie nouvelle. Frappé de l'imperfection des études de son temps, il s'attacha surtout à l'expérience. Il appela ses con

1. Né en Souabe, en 1205; mort en 1280.

2. Né en 1244, dans le Sommersetshire; mort en 1292.

temporains à l'étude des sciences naturelles, et s'appliqua à l'optique, à l'astronomie, à la physique. Il eut même des merveilles de l'industrie moderne un pressentiment singulier, qui ressemble à une vision prophétique. « On peut, ditil dans son ouvrage Sur les secrets de l'art et de la nature, faire jaillir du bronze une foudre plus redoutable que celle de la nature; une faible quantité de matière préparée produit une horrible explosion accompagnée d'une vive lumière. On peut agrandir ce phénomène jusqu'à détruire une ville et une armée. L'art peut construire des instruments de navigation tels que les plus grands vaisseaux gouvernés par un seul homme parcourront les fleuves et les mers avec plus de rapidité que s'ils étaient remplis de rameurs. On peut aussi faire des chars qui, sans le secours d'aucun animal, courront avec une incommensurable vitesse. L'autorité ecclésiastique persécuta Roger Bacon, après la mort de Clément IV, son protecteur. Roger était moine franciscain; son général le fit enfermer, comme sorcier, dans un cachot, où languit pendant de longues années ce grand homme né trois siècles trop tôt.

Tandis que l'empirisme croissait ainsi dans la persécution, l'idéalisme du moyen âge, qui devait bientôt s'éclipser, jetait sa plus vive lumière. L'institution des ordres mendiants avait donné une impulsion nouvelle à la philosophie scolastique. Moins adonnés que les bénédictins à la transcription des livres, les disciples de saint François et de saint Dominique se livrèrent surtout à l'enseignement et à la prédication.

L'ange de l'école (doctor angelicus) fut saint Thomas d'Aquin1. Grave et laborieux dès son enfance, ses condisciples l'appelaient le grand boeuf de Sicile. Saint Thomas, laissant aux novateurs les sciences de la nature, ne quitta pas les hautes régions de la métaphysique et de la morale. Il proposa une solution large et satisfaisante du fameux problème des universaux. Comprenant toute l'importance des

1. Né à Aquin (royaume de Naples), en 1227; mort en 1274.

2. Saint Thomas admet en Dieu l'existence des idées archétypes de la création; mais l'homme ne jouit pas d'une vision directe de ces archetypes. Ses

philosophes arabes et grecs, il encouragea puissamment la traduction de leurs ouvrages. Enfin, transportant dans la morale l'esprit philosophique, il conçut et exécuta en partie le plan d'une vaste synthèse des sciences morales et même politiques, où serait consigné tout ce qu'on peut savoir de Dieu, de l'homme et de leurs rapports. Cette œuvre immense, quoique inachevée, reçut le titre de Summa totius theologiæ. C'est un des plus grands monuments de l'esprit humain au moyen âge'.

Des quatre grands systèmes de la philosophie antique, trois avaient eu leurs représentants au moyen âge. Les débats de l'idéalisme et de l'empirisme avaient fait naître le scepticisme, c'est-à-dire alors l'hérésie et quelquefois même quelque chose de plus. Simon de Tournai, après avoir, dans une leçon annoncée avec beaucoup d'éclat, prouvé les mystères de la religion, se vanta de renverser le lendemain tout ce qu'il venait d'établir. Guillaume de Conches se déclara ouvertement disciple de Démocrite et d'Epicure. Un seul système restait encore à paraitre, celui qui, dans la Grèce, était né le dernier de tous, celui que semblait appeler nécessairement la tendance de la religion chrétienne, je veux dire le mysticisme. Jean de Fidanza, connu sous le nom de saint Bonaventure, en fut le plus illustre représentant2. Ami de Thomas d'Aquin, Italien comme lui, il fut admis le même jour aux honneurs du doctorat dans l'Université de Paris; cette double réception fut le sceau qui marqua la défaite de ce corps illustre dans sa querelle contre les Mendiants. Admis dans l'Université en dépit des universitaires, il n'est pas surprenant que Jean se soit écarté de la route battue. La piété absorba chez lui la philosophie; audessus de la lumière intérieure qu'on nomme la raison, et qui nous fait connaître les vérités intelligibles, il reconnut une lumière suprême qui vient de la grâce et de l'Écriture sainte, et qui nous révèle les plus hautes vérités. C'est dans cette région des réalités éternelles que l'âme doit monter

connaissances se forment des images reçues par les sens, et des perceptions abstraites qui s'en dégagent à la lumière de la raison. Ozanam, Dante et la Philosophie catholique, p. 42.

4. Cousin, Cours de Philosophie, t. I, p. 358.

2. Né en Toscane en 1221; mort à Lyon en 1274.

« PreviousContinue »