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tourée de prairies, d'ombrage et de silence, s'élevait la fameuse abbaye de Jumiége. L'abbaye du Bec, plus célèbre encore, était située dans une vallée déserte de la Normandie. On en voit aujourd'hui les restes à quelque distance de la petite ville de Brionne, une tour s'élève parmi les arbres sur le bord d'un ruisseau : c'est là que vécurent, avant leur promotion successive au siége épiscopal de Cantorbéry, l'Italien Lanfranc et le Piémontais Anselme son disciple; c'est de là que partit le signal du mouvement intellectuel qui agita le x siècle.

Lanfranc est purement théologien ; c'est l'adversaire de Bérenger, dont le doute hardi devança Luther dans ses attaques contre l'eucharistie. Anselme est déjà philosophe, mais orthodoxe. Un de ses ouvrages, intitulé Monologue, suppose un homme ignorant qui cherche la vérité par les seules forces de la raison, fiction hardie pour le temps, dit M. Cousin, bien que ce ne fût qu'une fiction'. Cette audace d'examen n'était pas, chez saint Anselme, un sentiment fortuit et fugitif, un éclair de liberté au milieu des saintes ténèbres de la foi. Il nous apprend lui-même que le Monologue n'est que le résumé de son enseignement. Les moines du Bec lui ont demandé de rédiger ce qu'il leur avait dit dans des entretiens familiers. Ils lui ont imposé cette condition: que rien ne fût établi par l'autorité de l'Écriture; mais que toutes les assertions fussent démontrées par la nécessité de la raison et par l'évidence de la vérité. Ainsi pour la première fois dans les temps modernes la théologie parlait le langage de la philosophie. Le Monologue d'Anselme était un antécédent des Méditations de Descartes, avec lequel il a plusieurs idées communes. Un autre écrit du même saint présente un rapport non moins étrange avec ceux du père de la philosophie moderne. On y trouve le fameux argument où de la seule idée de Dieu dérive la démonstration de son existence. Le titre même de cet ouvrage d'Anselme en révèle déjà la tendance. Il est intitulé : la Foi cherchant à comprendre, Proslogium, seu fides quærens intellectum.

4. Histoire de la Philosophie au xvm® siècle, 1x® leçon.

Si la Normandie eut au moyen âge l'honneur de réveiller la vie de l'intelligence, Paris en fut déjà le plus ardent foyer. C'est là qu'autour des maîtres les plus fameux accouraient de toute l'Europe une foule de disciples; c'est là que se livrèrent les grands tournois de la scolastique, que s'élaborèrent des doctrines qui agitaient l'opinion de toute la chrétienté,, provoquaient des conciles, inquiétaient et réjouissaient tour à tour le pape sur son trône apostolique.

Écoles de Paris; Université.

A Paris comme partout, ce fut à l'ombre de l'église épiscopale que naquit l'enseignement. Il se donnait d'abord dans la maison de l'évêque, ou dans le cloître de la cathédrale: mais bientôt les chanoines, trouvant la science trop bruyante, la reléguèrent sur le parvis Notre-Dame, entre le palais épiscopal et l'Hôtel-Dieu. Il y eut pourtant une exception dans cet arrêt de bannissement: on garda dans l'intérieur du cloître les jeunes étudiants attachés au service de l'église; on leur adjoignit les enfants de haute naissance, lesquels sans doute ne faisaient aucun bruit. Nous trouvons entre autres privilégiés les deux fils de Louis le Gros, dont l'un fut roi de France sous le nom de Louis VII, l'autre devint archidiacre de la même église. Les races royales allaient déjà chercher dans les écoles publiques la popularité non moins que l'instruction.

A côté de l'école épiscopale s'en formèrent bientôt d'autres, qui jetèrent un plus vif éclat. Guillaume de Champeaux, l'un des plus célèbres docteurs du XIIe siècle, après avoir enseigné dans le cloître, transporta sa chaire au prieuré de SaintVictor. C'était une simple chapelle, desservie par des chanoines réguliers, et qui, située hors de la ville, semblait offrir à l'enseignement le calme et la solitude. Guillaume s'y retira, mais la foule l'y suivit. La scolastique venait de passer la Seine; elle escalada bientôt la montagne Sainte-Geneviève. En vain le chancelier de Notre-Dame, qui jusqu'alors avait eu seul le droit d'accorder la licence ou permission d'enseigner, menaça-t-il la fugitive des foudres de l'excommunication elle s'obstina à ne point quitter le mont sacré ; les

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chanoines de Sainte-Geneviève lui vinrent en aide: ils prétendirent, eux aussi, avoir le droit de conférer la licence dans l'étendue de leur seigneurie. La victoire resta à la liberté d'enseignement, liberté du XIIe siècle, bien entendu, avec le bon plaisir d'un chancelier pour garantie, et le bûcher pour restriction.

Le quartier latin se peupla aussitôt d'une foule d'écoliers et de maîtres. Ce n'était pas encore l'Université, c'en étaient déjà les éléments, qui tendaient peu à peu à l'organisation. Pierre Abélard, dont nous parlerons tout à l'heure, fixa son école vers le sommet de la montagne. Non loin de lui enseignait le docte Joscelin; on y voyait aussi, on y entendait de loin l'école d'Albéric de Reims, beau parleur, professeur brillant quand il avait préparé sa leçon, mais facile à désarçonner au choc d'une objection imprévue. Enfin Robert de Melun, professeur émérite, qui fit le voyage de Bologne pour apprendre le droit, oublia en Italie, dit un contemporain, ce qu'il avait enseigné en France, et revint sur la montagne Sainte-Geneviève enseigner ce qu'il avait oublié. Cet inconvénient n'empêcha pas qu'il n'obtint une grande réputation, ajoutent les bénédictins de l'Histoire littéraire. Sur la fin du x siècle, les professeurs devinrent encore plus nombreux; les documents du temps nous en montrent jusqu'à douze enseignant à la fois, et la liste sans doute est loin d'être complète.

C'est au commencement du xir siècle que l'Université de Paris apparaît d'une manière certaine, comme un corps définitivement constitué. Tout y annonce une compagnie naissante institution d'offices, priviléges de nouvelle concession, règlements qui supposent des usages non écrits. On sent que c'est un édifice nouveau bâti sur un fondement ancien. Ce corps devint bientôt formidable par le nombre de ses suppôts, l'influence de ses doctrines et les distinctions qui attendaient ou plutôt appelaient ses lauréats. Parmi les disciples du seul Abélard, on en compte un qui devint pape, vingt qui furent cardinaux, et plus de cinquante, évêques ou archevêques. Guillaume de Champeaux et Joscelin étaient appelés à un concile à titre de professeurs. Alexandre III

chargeait son légat en France de lui signaler tous les sujets qui par leur science pouvaient devenir les ornements de l'Église romaine, et ce légat lui désignait trois professeurs des écoles de Paris. Innocent III, Robert de Courson, son légat, Étienne Langton, cardinal et archevêque de Cantorbéry, étaient élèves de l'Université. Enfin voici un fait qui prouve mieux que tous les noms propres la haute estime qu'on attachait à ce titre. Le roi Jean sans Terre, contre le gré duquel Étienne avait été nommé archevêque, repoussait le nouvel élu, alléguant pour raison qu'il ne le connaissait pas. Le pape prétendit réfuter suffisamment ce prétexte, en soutenant qu'un homme né son sujet et docteur à l'Université de Paris ne pouvait lui être inconnu.

Attirés par l'éclat et surtout par les bénéfices de la science, une foule d'étudiants accouraient de toutes les provinces et de tous les royaumes. Parmi les illustres étrangers qui se firent disciples des écoles de Paris, nous nous bornerons à nommer Jean de Salisbury, le plus bel esprit du XIe siècle, qui nous a laissé un tableau intéressant de toute cette société érudite et querelleuse1; le moine Roger Bacon, dont le génie prophétisa les plus merveilleuses découvertes de notre industrie moderne, et Brunetto Latini, le maître du grand poëte Dante, Brunetto qui fit à la langue française du XIIIe siècle l'insigne honneur de la préférer à l'idiome de son illustre disciple, et de s'en servir pour composer son Trésor de sapience, parce que, nous dit-il, la parleure en est la plus délitable. Peut-être Dante lui-même, qui dans son orageuse carrière vint deux fois visiter la France, alla-t-il s'asseoir parmi les écoliers de la rue du Fouare, pour entendre le professeur Sigier, dont il connaissait si bien les dangereuses hardiesses.

Réunie ainsi de toutes les contrées de l'Europe, la nation latine avait ses mœurs, son caractère, sa physionomie.

1. Johannis Saresberiensis Metalogicus. — Ejusdem epistola LXII.

2. Paradiso, canto x.

Essa è la luce eterna di Sigieri
Che leggendo, nel vico degli Strami,
Sillogizzò invidiosi veri.

L'Université peuplait tout un quartier de Paris, le tiers de la ville. Chaque année, au mois de juin, lorsqu'elle se rendait à la bénédiction de la foire du Landit, la tête de la procession était déjà à Saint-Denis, tandis que le recteur, qui fermait la marche, n'avait pas encore franchi le seuil de Saint-Julien le Pauvre; et quand votait cette république au suffrage universel, on pouvait recueillir en faveur d'une question jusqu'à dix mille voix. Ses écoliers, pauvres et turbulents pour la plupart, allaient quelquefois le jour mendier le pain qu'ils mangeaient ensuite sur le fouare qui leur servait de siége. Forts du privilége par lequel Philippe Auguste les avait soustraits à la juridiction civile, la nuit on les entendait souvent parcourir les carrefours de Paris, battant les bourgeois, enlevant leurs femmes; puis, si quelque prévôt se permettait de châtier les plus batailleurs, l'Université suspendait ses cours, et le prévôt faisait amende honorable.

Un contemporain, Jean d'Antville, nous fait dans son poëme intitulé Archithrenius ou La grande lamentation, un portrait frappant de l'écolier au XIIIe siècle :

Sur son front se hérisse une ample chevelure
Dont le peigne a longtemps négligé la culture;
Jamais un doigt coquet, une attentive main
Aux cheveux égarés ne montrent le chemin.
Un soin plus important aiguillonne leur maître,
Il faut chasser la faim toujours prompte à renaître.

Le temps à son manteau suspend, d'un doigt railleur,

La frange qu'oublia l'aiguille du tailleur.

La cuisine de l'écolier ne vaut pas mieux que sa toilette:

Près du tison murmure un petit pot de terre
Où nagent des pois secs, un ognon solitaire,
Des fèves, un poireau, maigre espoir du dîner:
Ici cuire les mets, c'est les assaisonner;

Et quand l'esprit s'enivre aux sources d'Hippocrène,
La bouche ne connaît que les eaux de la Seine '.

Après que l'écolier a diminué sa faim, il va maigrir sur un

1. Voici l'original de quelques-uns des vers de Jean d'Antville.

Neglecto pectinis usu

Cæsaries surgit, digito non tersa colenti.

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