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lui offrir son cœur et mourir en arrivant sous ses beaux

yeux.

Telle est, ce nous semble, la vraie cause de la rapide décadence de la poésie provençale, l'absence de toute inspiration profonde. Elle ne fut qu'un jeu d'esprit charmant, ne prit rien au sérieux, pas même l'amour. Car l'amour même, mais l'amour véritable, aurait suffi pour la sauver : témoin la gloire de Pétrarque. L'enthousiasme religieux, que n'avaient pas connu les peuples de la langue d'Oc, se retourna contre eux. Un fanatisme affreux vint se ruer sur cette brillante et frêle civilisation du midi. La guerre civile la plus meurtrière, la persécution la plus implacable désolèrent ces riantes et heureuses contrées. Les troubadours, qui n'avaient véçu qu'à l'ombre des châteaux, ne trouvèrent plus d'asile; leur voix s'éteignit peu à peu, comme le doux ramage des oiseaux à l'approche d'un rigoureux hiver.

Le fanatisme ne fit probablement qu'accélérer l'œuvre de la nature. La poésie française ne devait pas demeurer entre les mains frivoles de ces poëtes du midi :

Dans une longue enfance, ils l'auraient fait vieillir.

Au nord était toute la séve de la pensée; au nord appartenaient les savantes écoles, les patientes études, et, jusque dans les chansons légères, ce bon sens moins brillant, mais durable, qui a toujours un but, et sait y diriger tous ses efforts.

CHAPITRE XIII.

CHANTS LYRIQUES DES TROUVÈRES.

CARACTÈRE DES CHANTS LYRIQUES AU NORD DE LA LOIRE.

- IMITATION DE

LA POÉSIE PROVENÇALE; THIBAUT IV; CHARLES D'ORLÉANS.

Caractère des chants lyriques au nord de la Loire. Cette destinée de la chanson française semblait présagée par les premiers noms que nous présente son histoire. Chose

étrange! c'est dans la savante école de Paris, c'est dans le saint monastère de Clairvaux qu'il faut en chercher les plus. anciens auteurs. Les deux plus grands hommes de la société cléricale du XII° siècle, ceux dont la lutte théologique a rempli la première partie du moyen âge, Abélard et saint Bernard, n'avaient pas dédaigné une occupation moins sévère. Nous n'avons sur le compte de saint Bernard qu'un seul témoignage, encore est-ce celui d'un ennemi. « Tu as fait Souvent, lui écrivait Béranger, dans sa défense d'Abélard, des chansons bouffonnes et de petits vers galants. » Les compositions lyriques d'Abélard sont constatées d'une manière plus explicite par son propre aveu et par celui de la femme qui en était l'objet. « Quand ma connaissance commença avec Héloïse, dit-il, j'étais d'une réputation brillante, dans la fleur de la jeunesse, d'une figure si agréable que je n'avais pas à craindre de refus. J'eus d'autant plus de facilité à me faire aimer de la jeune Héloïse qu'elle avait une vive passion pour les lettres, passion rare chez les femmes, et qui l'a rendue célèbre. L'amour m'ayant embrasé le cœur, si j'inventais encore quelques vers, ils ne parlaient plus de philosophie, ils ne respiraient que l'amour. Plusieurs de nos petites pièces sont encore chantées et répétées dans bien des pays, surtout par ceux qui aiment la vie que je menais alors. »

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Nous n'avons plus aucun de ces poëmes, mais Héloïse se charge de les apprécier pour nous. On peut croire que jamais la critique littéraire n'aura parlé avec plus d'âme. Entre toutes vos qualités, deux choses surtout me séduisirent, les grâces de votre poésie et celles de votre chant. Toute autre femme en aurait été également charmée. Lorsque, pour vous délasser de vos travaux philosophiques, vous composiez en mètres ou en rimes des poésies d'amour, tout le monde voulait les chanter à cause de la douceur extrême des paroles et de la musique. Les plus insensibles au charme de la mélodie ne pouvaient vous refuser leur admiration. Comme la plupart de vos vers chantaient nos amours, mon

1. « Cantiunculas mimicas et urbanos modulos factitasti. » Opera Abelardi, p. 303.

nom fut bientôt connu par le vôtre. Toutes les places publiques, toutes les maisons privées retentissaient de mon nom, les femmes enviaient mon bonheur.

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Il nous semble difficile après ces paroles de douter que, parmi les chansons d'Abélard, quelques-unes au moins ne fussent en langue vulgaire. Nous savons qu'à la même époque les jongleurs chantaient dans la langue populaire leurs récits héroïques; et ces chants d'amour, ces chants rimés, que tout le monde répétait, dont retentissaient les places et les rues, qui excitaient la jalousie des femmes, auraient été des vers latins!

Dans les pays de la langue d'oil, le voisinage des chansons de Geste porta bonheur aux chants d'amour. Ils ne se bornèrent pas à exprimer, ils racontèrent. Toute une classe de poëmes, qu'on peut désigner avec M. Paulin Paris sous le titre de romances, furent de charmants récits d'aventures amoureuses et chevaleresques. C'est l'épopée descendue des hautes régions de l'histoire, et conservant même encore quelquefois sa grave strophe d'alexandrins monorimes. A lire les vers suivants on croirait, n'était le refrain, avoir sous les yeux quelques fragments de la chanson épique des Loherains ou de Roland:

Riche fut le tournois dessous la tour ancienne :
Chacun par sa valeur veut qu'Idoine soit sienne;
Et la belle s'écrie: « A l'aide! comte Estienne! »
Il n'est point, devant lui, d'adversaire qui tienne :
Et cavale et coursier sans cavalier reviennent.
Hé Diex!

Qui d'amour sent dolour et peine
Bien doit avoir joie prochaine.

Moult le fit bien Estienne qui prouesse a et force,
Pour l'amour de pucelle s'évertue et s'efforce;
Les écus froisse et fend com s'ils fussent d'écorce
Il n'attaque baron qu'à terre il ne le porce (jette)
Hé Diex!

Qui d'amour sent dolour et peine

Bien doit avoir joie prochaine.

Au premier rang des romances, il faut placer celles

4. Un excellent choix des meilleures romances de la langue d'oil a été publié par M. Paulin Paris, sous le titre de Romancero français. 4 vol. grand in-12, 1833.

d'Audefroy le Bastard', à qui appartiennent les couplets que nous venons de citer. Ce poëte a presque toujours le talent de faire de ses chansons un petit drame naïf, qui s'ouvre par une gracieuse peinture. Il nous montre une noble damoiselle, assise dessous la verte olive ou à demi couchée sur l'herbe qui verdoie, ou bien encore

En un vergier, près d'une fontanelle

Dont claire est l'onde et blanche la gravelle,

Sied fille à roi, sa main à sa maixelle (joue, maxilla):
En sospirant, son doux ami rappelle,

Une autre fois,

Belle Doette, aux fenêtres séant,

Lit en un livre; mais au cœur ne l'entend;

De son ami Doon lui ressouviant.

La mise en scène de ces petits romans est peu variée, mais presque toujours agréable à l'aurore des littératures la diversité n'est pas encore un besoin. L'intrigue est simple et attachante. Tantôt c'est une jeune fille qu'on veut contraindre de renoncer à son amour, et qui triomphe de la sévérité de son père à force de constance; tantôt c'est un chevalier qui obtient sa bien-aimée comme prix d'un tournoi; ailleurs c'est une amante délaissée qui par ses larmes ramène le chevalier infidèle; ou c'est une mère qui, touchée des pleurs de sa fille, lui donne à époux celui qu'elle aime. Tout cela est mené sans beaucoup d'art ni de vraisemblance, mais avec un charme inexprimable de naïveté et de passion. Comme dans toutes les poésies naissantes, le récit est abandonné aux hasards de l'inspiration. Point de combinaisons habiles, point de proportion, point de perspective. Il arrive souvent que les accessoires sont développés avec complaisance et l'objet principal effleuré avec rapidité. On sent avec bonheur dans ces poëmes le premier essai d'une imagination inexpérimentée, le ravissement naïf d'une jeune poésie qui s'intéresse à tout ce qu'elle découvre.

Le comte Quesnes de Béthune a dans ses chansons un

4. Né à Arras vers la fin du XIe siècle.

mérite d'un autre genre. La naïveté est remplacée, ou du moins relevée chez lui par l'esprit, la finesse et quelquefois la verve poétique. Quesnes, l'un des ancêtres de Sully, était un noble et courageux baron. Il planta le premier l'étendard des croisés sur les murailles de Constantinople, et quand il mourut, en 1224, un chroniqueur contemporain lui fit en deux vers une magnifique oraison funèbre :

La terre fut pis en cet an :

Car le vieux Quesne était mort.

Quesnes de Béthune chanta la croisade avec la même verve qu'il l'accomplit. Il fut inspiré par le double enthousiasme de la religion et de la chevalerie:

....

Et sachent bien les grands et les menours (petits, minores) Que là doit-on faire chevalerie,

Où l'on conquiert paradis et honour,

Et prix et los et l'amour de sa mie.

Dieu est assis (assiégé) dans son saint héritage:

Or on verra si ceux le secourront

Que par son sang il tira d'esclavage,

Quand il mourut en la croix que Turcs ont.

Sachez qu'ils sont honnis ceux qui n'iront,

S'ils n'ont poverte ou vieillesse ou malage (maladie).
Et ceux qui sains, jeunes et riches sont

Ne peuvent pas demeurer sans hontage.

Avec quelle indignation l'auteur maudit les égoïstes qui spéculaient sur les bénéfices de ces guerrières entreprises! Ici la chanson s'élève jusqu'au ton de nos lyriques modernes, ou plutôt jusqu'à la majesté des prophètes.

Ennemis de Dieu vous serez.

Et que pourront dire ses ennemis,

Là où les saints trembleront de doutance,
Devant celui pour qui rien n'est secret?
Dans ce grand jour quel sera votre arrêt,
Si sa pitié ne couvre sa puissance?

Imitation de la poésie provençale; Thibaut IV; Charles d'Orléans.

Quels que fussent l'intérêt, le mérite durable des chansons de la langue d'oil, celles de la langue d'oc avaient

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