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terre sainte avec l'approbation de monseigneur l'évêque, ou le Moine sacristain, qui s'enfuit avec la femme d'un chevalier et dont la réputation est sauvée grâce à l'intervention de madame la sainte Vierge, ou d'autres moins édifiants encore dont nous ne pouvons même donner ici l'idée. Il faut bien se garder toutefois de faire de Rutebeuf et de ses compères, Guérin, Baudoin, Jean de Condé, Jean de Boves et autres, des ennemis systématiques de la religion ou même du clergé. Une partie de leurs œuvres sont des poésies dévotes; leurs bons mots contre les provoires ne sont pas l'indice d'une conjuration contre l'Église; ce n'est que gaieté d'esprit, verve de bon sens, qui frappe l'abus non comme injuste, mais comme bouffon. Ils jetaient la satire à pleines mains sur la grande route : par malheur, le clergé passait.

Le roman du Renard.

Les fabliaux sont au moyen âge la forme la plus fréquente de la satire, mais ils ne sont pas tous satiriques. Ce sont avant tout des contes amusants, quelquefois touchants, souvent même dévots. La satire n'avait pas alors de forme distincte et propre à elle seule, comme du temps d'Horace et de Juvénal. Elle se montrait partout et ne s'enfermait nulle part. Sirventois, fabliaux, chansons de geste, sermons, cérémonies religieuses, architecture même, tout lui était bon. Au milieu des hymnes sacrées se mêlaient des chants profanes, d'indécentes parodies. Sur ces hardis et sublimes édifices, qui semblent porter jusqu'au ciel l'hommage de la prière, la satire avait réservé sa place; on y voit avec étonnement mille sculptures bizarres, des moines qui se livrent à tous les vices, des prêtres à tête de renard placés dans des chaires et environnés d'un auditoire de poules et d'oisons. Vis-à-vis la chaire de la cathédrale de Strasbourg, un des. chapitaux de la nef représentait un âne disant la messe, d'autres animaux la servaient. Les francs maçons étaient poëtes aussi, et poëtes satiriques. L'architecture fut au moyen âge le plus vivant de tous les arts: c'est elle qui manifesta les premiers symptômes de l'esprit d'indépendance.

La poésie ne fit probablement que la suivre, lorsque dans l'épopée burlesque du Renard, ce long fabliau ou plutôt cet apologue sans fin que redisent incessamment pendant à deux siècles toutes les nations de l'Europe, elle éveilla pour ainsi dire de leurs corniches de pierre, tous ces animaux allégoriques et les fit vivre ensemble dans mille plaisantes. aventures. Le renard, le loup, le lion, l'âne y devinrent une vivante image, une satire complète et piquante de toute la société humaine et surtout des nobles et du clergé. Les branches du Renard se multiplièrent à l'infini. Au vieux roman de Goulpil le Renard (vulpes, Reginard) déjà composé en 1236, se joignirent le Couronnement du Renard, et Renard le nouvel, et Renard contrefait, puis Renard le Bestourné. La collection complète formerait plus de quatre-vingt mille vers. Une pareille célébrité permet de considérer cet ouvrage comme l'expression d'un sentiment public, et appelle toute l'attention de la critique.

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La tendance générale de ce poëme c'est la négation de l'esprit chevaleresque, principe vital du moyen âge : c'est la ruse triomphant partout du droit et de la force. Et qu'on ne s'attende pas à voir cette ruse, ou honnie, ou moquée. Non les exploits de Renard provoquent partout un sourire d'approbation. On admire la fécondité de son génie; on suit avec intérêt les aventures scabreuses de ce truand mangeur de poules; on le voit traverser toute la société féodale, sans jeter sur elle ni ridicule ni malédiction; il se contente de la confisquer à son profit. Justice seigneuriale, combats en champ clos, siéges de châteaux forts, batailles, hommages liges, monastères, pèlerinages, tout passe sous nos yeux sans autre dérision que le travestissement des personnages et l'éternel succès des intrigues de Renard, tour à tour jongleur, pèlerin, mire (médecin), chevalier, empereur, et toujours fripon. Il vieillit paisible et honoré dans son château de Maupertuis sa mort même est une ruse.

Ainsi se manifestait, même dans la période la plus florissante du moyen âge, le principe de négation qui devait le

4. Roman du Renard, par Méon, 1826, 4 vol. in-8. Il faut y joindre l'indispensable Supplément de M. Chabaille, 4835, 4 vol. in-8.

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détruire. Chaque époque porte dans ses flancs une force. dissolvante. C'est là, comme dit Schelling, « la véritable Némésis, l'invisible puissance ennemie du présent, en tant qu'il s'oppose à la naissance de l'avenir1. »

CHAPITRE XII.

POÉSIE LYRIQUE DU MIDI; TROUBADOURS.

CIRCONSTANCES QUI FAVORISÈRENT LA POÉSIE PROVENÇALE. — CARACTÈRE DE LA POÉSIE DES TROUBADOURS, ARNAUD DE MARVEIL; BERTRAN DE BORN, - COURS D'AMOUR; Tensons; odes GUERRIÈRES.— CAUSES DE DÉCADENCE DE LA POÉSIE PROVENÇALE.

Circonstances qui favorisèrent la poésie provençale.

Les chants épiques de la langue d'oil ont déroulé devant nous la peinture idéale de la féodalité, vaste tableau d'histoire où la vie du moyen âge s'est développée tout entière, Il est une autre classe de poemes qui nous la révèlent sous un point de vue différent. Les chants lyriques des troubadours et des trouvères font poser individuellement sous nos yeux ces figures de barons et de chevaliers que groupait la chanson de geste. Nous les voyons se détacher du mouvement général de l'histoire, du tumulte de la mêlée pour venir un à un nous raconter leurs amours, leurs bonheurs, leurs tristesses, leurs rivalités. Ce sont des tableaux de genre, ou même, si l'on veut, des portraits, mais des portraits qui ont si bien le costume et la physionomie de l'époque, qu'ils forment le complément indispensable des grandes toiles, et leur donnent la vérité et la vie. A dire vrai, la chanson, le vers, le sirvente ne sont plus des peintures, c'est la nature même qui s'est venue poser sur ces feuilles légères avec ses

4. Nous avons traité avec plus de développement, dans la Revue des Deux Mondes (1er juin 1846), le sujet que nous ne faisons qu'effleurer ici, la Satire au moyen age.

contours les plus délicats, ses linéaments les plus fugitifs; c'est un rayon des anciens jours qui s'est arrêté au passage dans des vitraux gothiques; c'est une voix pleine de fraîcheur que l'écho de la poésie a prolongée jusqu'à nous.

Ce fut d'abord et surtout dans le midi de la France que s'éveilla l'inspiration lyrique. Heureuse fleur du climat, elle y naquit pour ainsi dire sans culture sous un ciel plus clément, sous des gouvernements moins barbares, les hommes se laissèrent aller plus tôt aux douces séductions de la vie. Là, toutes les femmes étaient aimées, tous les chevaliers étaient poëtes. Les plus nobles seigneurs, les plus fiers châtelains de la Provence ou du Languedoc, les comtes de Toulouse, les ducs d'Aquitaine, les dauphins de Vienne et d'Auvergne, les princes d'Orange, les comtes de Foix, composaient et chantaient des vers. Souvent aussi un page de leur cour, quelquefois même le fils d'un de leurs serfs, s'il possédait de l'esprit et de la tournure, avait la parole après son noble maître; il chantait, lui aussi, la seule chose presque qu'on pût chanter alors, les doux soucis d'aimer; il fallait bien pour cela que quelque noble dame daignât lui servir d'inspiration la châtelaine se dévouait quelquefois, et ces douces contrées préludaient à d'autres progrès par l'égalité devant la poésie et l'amour.

Nous avons vu plus haut la Provence se détacher de la France du nord et former d'abord un État indépendant sous Bozon Ier et ses successeurs, puis se partager, à l'extinction des héritiers mâles de cette famille, en deux provinces, dont l'une échut au comte de Toulouse, l'autre s'unit aux possessions du comte de Barcelone. Heureuse et tranquille sous ses obscurs et paternels souverains, la Provence vit augmenter sa population et ses richesses : les mœurs s'adoucirent, la langue se polit et devint un instrument harmonieux sous la main de ces premiers poëtes.

La fusion d'une partie de la Provence avec la Catalogne, sous la domination de Raymond-Béranger, en 1092, donna un nouveau mouvement à l'esprit méridional. Les deux peuples parlaient à peu près la même langue l'esprit de l'un, la richesse de l'autre firent naître une élégance de

mœurs inconnue encore dans les autres contrées. La cour des comtes de Barcelone devint célèbre pour son goût et sa magnificence. Déjà quelques années plus tôt, la France s'était mise en contact avec l'héroïque Espagne, lorsque Alphonse VI, roi de Castille, secondé par le Cid, Rodrigue de Bivar, avait convié à sa glorieuse expédition contre les Maures un grand nombre de chevaliers français, provençaux et gascons. C'était un premier élan de la noblesse chrétienne, une première croisade, quatorze ans avant celle de Jérusalem. Ces guerriers réunis, de tant de pays divers, dans une même armée, sentirent s'éveiller dans leur âme les sentiments de l'honneur et d'une noble émulation.

En même temps le souffle poétique de la civilisation arabe, ce parfum de l'Orient, adouci sur les voluptueux rivages de l'Andalousie, parmi les orangers de l'Alhambra, pénétrait peu à peu dans l'Europe chrétienne. Les magnificences de l'architecture mauresque, la splendeur des cours de Grenade et de Cordoue, la richesse des émirs, l'exubérante imagination des conteurs et des poëtes orientaux durent produire une émotion profonde sur les chevaliers de la France. La guerre rapproche les hommes, et leur apprend à se connaitre, c'est-à-dire à ne se plus hair. Les chevaliers arabes, c'est l'expression des chroniques, visitèrent les cours des princes chrétiens d'Espagne. Maures et chrétiens apprirent parfois réciproquement la langue de leurs ennemis. Leurs poetes chantaient des vers dans les deux idiomes et sur les mêmes airs. Ainsi, la poésie orientale s'infiltrait peu à peu dans les langues du midi, et leur imposait, à l'aide du chant, non-seulement ses inspirations, mais son harmonie et ses formes rhythmiques.

Caractère de la poésie des troubadours.

La poésie provençale fut presque toute lyrique. Le génie facile et impatient des troubadours, la vie de plaisirs et d'a

4. Mariana rapporte que, dans le xr° siècle, au siége de Calcanassor, un pauvre pêcheur chantait alternativement, en arabe et en langue vulgaire, une complainte sur le sort de cette malheureuse ville. Le même air s'appliquait tour à tour aux paroles étrangères et nationales. Villemain, Tableau de la litterature au moyen áge, t. I, p. 131.

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