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Ses amplifications ont toutes le même caractère elles n'embellissent pas toujours la matière qu'elles prétendent enrichir. Voici une scène du conte gallois où l'observation de la nature est portée à un degré surprenant de vérité. Owenn, comme Kenon, a troublé l'eau de la fontaine, et par conséquent la sérénité de l'atmosphère. Il a tué, qui mieux est, le terrible chevalier. Luned, suivante de la dame et protectrice très-désintéressée d'Owenn, entre dans la chambre de sa maîtresse et la salue, dit le conteur breton. Mais celle-ci ne répond pas. La demoiselle s'incline profondément devant elle et dit : « Qu'est-ce qui te rend si triste, que tu ne me réponds pas aujourd'hui ?» La dame ayant enfin rompu ce silence obstiné: « Vraiment, reprit Luned, je te croyais plus de bon sens. Est-il sage à toi de pleurer ce digne. homme ou tout autre bien dont tu ne peux plus jouir? Hélas! mon Dieu! dit la dame: il n'y a pas au monde d'homme qui lui ressemble. Il y en a certes plus d'un, repartit Luned, qui n'aurait pas besoin d'être beau pour le valoir, ou pour valoir mieux que lui. Pardieu! s'écria la dame, si je ne t'avais élevée, je te ferais couper la tête pour punir un tel langage; mais je te chasse de chez moi, » Luned se disposait à sortir; sa maîtresse se leva, la suivit jusqu'à la porte de sa chambre, et là elle se mit à tousser très-haut, et Luned se détourna, et la dame lui fit un signe et elle revint vers la dame. « Vraiment, Luned, tu as un bien mauvais caractère ! Mais puisque tu connais ce qui m'est le plus avantageux, dis-le-moi. »

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Rien de plus curieux que ce mélange de barbarie et de finesse sous la même plume. Cette femme qui parle de faire couper des têtes est la même qui défend si bien qu'on lui dise ce qu'elle brûle d'apprendre.

La dame de Chrétien de Troyes sacrifie plus aux convenances elle congédie deux fois sa suivante, deux fois elle la laisse sortir, et cela sans tousser. Sa Luned est bien plus expérimentée; elle a vécu, depuis le barde de Glamorgan. Elle n'est pas très-éloignée de passer au service de Molière

en 1838. Chrétien mourut, dit-on, en. 4494. Il fut un des trouvères les plus féconds de ce cycle.

et de s'appeler Toinette ou Marinette. Elle commence par rappeler à sa maîtresse que celle-ci a une beauté à conserver aussi bien qu'un château, et que le chagrin ne sert pas plus pour garder l'une que pour défendre l'autre : « Pensezvous que toute prouesse soit morte avec votre seigneur? Il y en a dans le monde d'aussi bons et cent meilleurs. — Si tu mens que Dieu te confonde! Je te défie de m'en nommer un seul. Manière habile et décente de se les faire nommer tous. Luned feint de craindre un courroux dont elle apprécie tout le sérieux; rassurée enfin par la promesse de sa dame, elle la prend au piége d'un argument irrésistible.

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«Eh bien donc ! quand deux chevaliers se sont battus et que l'un a vaincu l'autre, lequel pensez-vous qui vaille le mieux? Pour moi, je donne le prix au vainqueur; et vous? - M'est avis que tu me guettes et que tu veux me prendre Par ma foi! vous pouvez bien voir qu'au contraire je vais droit au but. Il est certain que le vainqueur de votre mari valait mieux que lui. »

au mot.

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Bientôt Luned amène son protégé, et le trouvant trop timide « Nargue du chevalier, dit-elle, qui entre dans la chambre d'une belle dame et ne s'approche pas d'elle, et n'a ni bouche ni langue pour parler. Avancez donc, chevalier, avez-vous peur que ma dame ne vous morde.

C'est à l'Owenn du conteur gallois qu'il faudrait adresser ce reproche. En voyant la dame pour la première fois, il se contente de dire : « Voilà la femme que j'aime le plus.

"

Le héros du poëte français a bientôt retrouvé la parole, et dans ses discours éclate cet amour chevaleresque, qui est un des caractères les plus remarquables du poëme. Messire Ivain joint les mains, tombe à genoux et s'écrie: « Madame, je ne vous demanderai pas pardon; mais je vous pardonnerai tous les traitements qu'il vous plaira de me faire subir. " Une fois lancé dans les concetti, il ne s'arrête plus. Il veut lier ces belles mains qui déchirent ce beau visage. Il s'écrie avec prétention qu'il aimera son ennemie, et débite sur ce thème un monologue de près de cent vers.

Deux caractères distinguent surtout les poëmes français de leurs modèles bretons. D'abord, l'amour chevaleresque

avec toutes ses délicatesses et déjà ses subtilités, l'amour érigé en vertu, en sauvegarde de l'âme et des mœurs (sauvegarde souvent bien impuissante!), enfin en principe d'élégance et de civilisation. La seconde différence dérive de la première. Dans ses peintures, l'auteur des contes procédait toujours par indication, il ne traçait qu'une ébauche, mais une ébauche dont chaque ligne était fortement accusée; le tour était vif, le coloris tout empreint des teintes locales. Le poëte français use constamment de l'énumération, il fait un tableau dont il lèche à loisir tous les détails. Une description de cinq lignes dans l'un fournit à l'autre une tirade de soixante vers. Jeuann Vaour dit simplement : « La dame consentit au départ d'Owenn, mais cela lui fut bien pénible. » C'est presque la phrase de Tacite : « Titus Berenicem dimisit invitus invitam. » Chrétien brode là-dessus toute une tra gédie. Il s'amuse à comparer ses deux héros au soleil et à la lune. Parlant de leur entrevue dans le château, il dit que ce jour-là il y eut accointance entre la lune et le soleil. I est surprenant qu'il nous fasse grâce de l'éclipse. La préoccupation littéraire, le désir de briller l'entraîne dans la recherche et le bel esprit : Ivain, voyant un lion qu'un serpent étouffe de ses replis, délibère auquel des deux il doit porter secours. A la longue, il se décide en faveur du lion : « Car aux bêtes venimeuses et aux félons, dit-il, on ne doit faire que du mal. Après ce raisonnement, il met son bouclier devant sa face pour se préserver de la flamme que vomit le reptile; puis, le frappant à plusieurs reprises de son épée, il le met en mille morceaux, non sans avoir emporté un petit bout de la queue du lion que mordait le serpent.

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Le quadrupède délivré témoigne sa joie à son sauveur. Dans le conte gallois, le lion suit Owenn « et joue autour de lui comme un lévrier qu'il aurait élevé. » Mais dans le poëme français, le lion d'Ivain, « en vassal franc et débonnaire, commence à faire comme s'il rendait hommage à son seigneur il incline la tête et se tient sur les pattes de derrière; il lui tend les pattes de devant, il s'agenouille, il mouille toute sa face de larmes par humilité. » Tout à l'heure la recherche touchait au ridicule : ici elle fait encore mieux.

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BIBLIOTECA

Les romans français de la table ronde diffèrent donc des poëmes carlovingiens autant par le style que par le sujet. Dans ceux-ci, le poëte apparaissait peu, le jongleur n'était que la voix presque impersonnelle de la tradition : les poëtes du cycle d'Arthur s'offrent à nous comme de véritables auteurs qui composent au gré de leur fantaisie; ce sont des écrivains qui ont déjà toutes les prétentions du métier. Les premiers, à droit ou à tort, se piquaient d'être historiquement vrais; les seconds cherchent à être ingénieux et éloquents. Les uns chantaient leurs ouvrages et trouvaient dans le goût, dans l'attention plus ou moins soutenue de leur auditoire un avertissement toujours sûr, une poétique vivante et souveraine; les autres entassent dans de gros livres leurs petits vers faciles et trop coulants, continuelle tentation à la prolixité le papier est si patient!

Romans en prose; lais de Marie de France.

De cette poésie armée à la légère, il n'y avait qu'un pas à faire pour arriver à la prose. Le pas se franchit d'autant mieux que le langage des premiers rédacteurs passa vite de mode. Leurs sujets furent plus longtemps populaires que leur style. De là nécessité de refondre leurs ouvrages: on les refondit en prose. Pourquoi eût-on employé les vers? on n'avait pas envie de commencer à les chanter; puisqu'on les écrivait, il n'était pas besoin d'aider la mémoire à en retenir le texte. D'ailleurs, le siècle où se fit cette traduction (le xiv) tournait à la prose; la prose, encore plus élastique que le vers de huit syllabes, se prêtait avec complaisance à ces longues dissertations galantes, à ces interminables descriptions, commencées alors par les Robert de Borron et les Rusticien de Pise, continuées au XVIIe siècle par les Scudéri, les Calprenède, et qui se poursuivent de nos jours avec le même succès. La chevalerie dégénérée en galanterie se sentit à l'aise dans la prose des boudoirs et des alcôves et sut la parler avec un certain charme. Nous transcrivons ici un tableau en prose de la cour d'Arthur, en priant le lecteur de le rapprocher dans sa pensée de la description si frap

pante qu'en a tracée plus haut le barde gallois Jeuann. Il mesurera ainsi d'un coup d'œil tout le chemin qu'avaient fait en deux siècles les sentiments et les opinions chevaleresques.

IVAIN PRÉSENTE Lancelot a Arthur et a la reine.

Quand messire Ivain fut à son hostel venu, il fait le varlet (Lancelot) attourner au plus richement qu'il peut, et le mène à la cour sur son cheval même, qui moult étoit beau, revêtu de robe à chevalier. Et lors saillit aux fenêtres hommes et femmes, et dient que oncques mais ne virent un si beau chevalier. Il est venu à la cour et descend de son cheval, et la nouvelle s'épand parmi la salle. Lors lui vont encontre dames et damoiselles, et la royne et le roy sont aux fenêtres et messire Ivain le mène par la main amont la salle. Le roy va encontre et la royne; si le prennent tous deux par les deux mains, et le font asseoir sur une couche. Et le varlet s'assied devant eux à terre. Le roy le regarda moult volontiers, et s'il avait semblé beau en son venir, encore le voit-il et trouve plus beau. Et la royne lui demanda comment il a nom et dont il est, et il est si entrepris qu'il ne sait où il est, et a toute son amour mise en la royne, et elle lui demanda encore dont il est. Et il lui répond en soupirant qu'il ne sait. Maintenant aperçoit la royne qu'il est trop esbahy et très-pensif; mais elle ne cuidast jamais que ce fût pour elle: non pourtant elle le soupçonne un peu1.

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Avant cette transformation prosaïque, un de nos plus aimables trouvères, Marie de France, née en Flandre, mais dont la personne et la vie nous sont entièrement inconnues, avait donné aux traditions armoricaines une forme plus concise. La plupart des poëmes qu'elle a rédigés sous le nom de lais sont des contes héroïques et touchants, empruntés aux souvenirs populaires de la Bretagne. On peut les considérer comme de gracieux épisodes détachés du cycle d'Arthur".

4. Extrait de Lancelot du Lac, roman mis en prose par mattre Gauthier Map, et imprimé pour la première fois en 1494, à Paris.

2. Marie florissait au commencement du xur siècle. Elle passa une partie

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