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charges publiques que j'ai exercées à mes frais et sans récompense (8). Cet homme fastueux va chez un fameux marchand de chevaux, fait sortir de l'écurie les plus beaux et les meilleurs, fait ses offres, comme s'il voulait les acheter. De même il visite les foires les plus célèbres (9), entre sous les tentes des marchands, se fait déployer une riche robe, et qui vau jusqu'à deux talents; et il sort en querellant son valet de ce qu'il ose le suivre sans porter de l'or sur lui pour les besoins où l'on se trouve (10). Enfin, s'il habite une maison dont il paye le loyer, il dit hardiment à quelqu'un qui l'ignore que c'est une maison de famille, et qu'il a héritée de son père; mais qu'il veut s'en défaire, seulement parce qu'elle est trop petite pour le grand nombre d'étrangers qu'il retire chez lui (11).

NOTES.

(1) Port à Athènes, fort célèbre (La Bruyère.) Le traducteur a exprimé par cette phrase une correction de Casaubon que peut-être le texte n'exigeait point; le mot que donnent les manuscrits signifie la langue de terre qui joint la péninsule du Pirée au continent, et qui servait de promenade aux Athéniens.

(2) Le manuscrit du Vatican ajoute, « et des pertes; » et continue : « et << en se vantant ainsi, il envoie son esclave à un comptoir où il n'a qu'une << drachme à toucher. >>

(3) Tous les manuscrits portent Evandre, nom que l'on ne trouve point dans l'histoire de ce temps. Le manuscrit du Vatican ajoute, « et comment il était avec lui. >

(4) C'était contre l'opinion commune de toute la Grèce. (La Bruyère.) Cependant on faisait venir de l'Asie plusieurs articles de manufactures (voyez le Voyage du jeune Anacharsis, chap. xx et LV); et ce n'est que dans les beaux-arts que les Grecs paraissent avoir eu une supériorité exclusive.

(5) L'un des capitaines d'Alexandre le Grand, et dont la famille régna quelque temps dans la Macédoine. (La Bruyère.) (Voyez chap. vIII, note 6. Dans le reste de la phrase il faut, je crois, adopter la correction d'Auber, et traduire, « qu'il est arrivé dans la Macédoine en trois jours, » ou peut-être depuis trois jours. »

(6) Parce que les pins, les cyprès, et tout autre bois propre à construire des vaisseaux, étaient rares dans le pays attique, l'on n'en permettait le transport en d'autres pays qu'en payant un fort gros tribut. (La Bruyère. Je crois, avec M. Coray, que ce trait a rapport à celui qui précède, et qu'il faut traduire : « et que, ce prince lui ayant voulu permettre d'ex

• porter des bois de construction sans payer de droits, il l'avait refusé - pour éviter les calomnies. » C'est de la Macédoine qu'on faisait venir ordinairement ces bois. Le manuscrit du Vatican ajoute, d'après l'interprétation de M. Schneider, «< car il fallait bien être plus raisonnable que «<les Macédoniens. » Cette faveur d'un roi étranger aurait pu compromettre un Athénien, ou du moins lui attirer l'envie et la haine d'une partie de ses concitoyens.

(7) Un talent attique dont il s'agit valait soixante mines attiques; une mine, cent drachmes; une drachme, six oboles. Le talent attique valait quelque six cents écus de notre monnaie. (La Bruyère.) D'après l'évaluation de M. Barthélemy, le talent, que la Bruyère n'estime qu'environ 1800 livres, en valait 5400. Le manuscrit du Vatican ajoute, « car je << ne sais ce que c'est que de refuser. »

Le grec ne joint pas le trait suivant à celui-ci, et y parle de ce genre de collectes nommées éranes, dont il a été question au chap. 1, note 3. (8) On peut consulter, sur les charges onéreuses d'Athènes, le Voyage du jeune Anacharsis, chap. XXIV et chap. LVI. Elles consistaient en repas à donner, en choeurs à fournir pour les jeux, en contributions pour l'entretien des gymnases, etc., etc.

(9) Le grec dit : « Il se rend aux boutiques des marchands, et y de« mande des étoffes précieuses jusqu'à la valeur de deux talents, etc. » On peut substituer à la correction de Casaubon celle de xλoía;, proposée par M. Visconti.

(10) Coutume des anciens. (La Bruyèrc.) (11) Par droit d'hospitalité. La Bruyère.

CHAPITRE XXIV.

De l'orgueil.

Il faut définir l'orgueil une passion qui fait que de tout ce qui est au monde l'on n'estime que soi. Un homme fier et superbe n'écoute pas celui qui l'aborde dans la place pour lui parler de quelque affaire; mais, sans s'arrêter, et se faisant suivre quelque temps, il lui dit enfin qu'on peut le voir après son souper (1). Si l'on a reçu de lui le moindre bienfait, il ne veut pas qu'on en perde jamais le souvenir; il le reprochera en pleine rue, à la vue de tout le monde (2). N'attendez pas de lui qu'en quelque endroit qu'il vous rencontre il s'approche de vous, et qu'il vous parle le premier : de même, au lieu d'expédier sur-le-champ des marchands ou des ouvriers, il ne feint point de les renvoyer au lendemain matin, et à l'heure de son lever. Vous le voyez marcher dans les rues de LA BRUYÈRE,

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la ville la tête baissée, sans daigner parler à personne de ceux qui vont et viennent (3). S'il se familiarise quelquefois jusques à inviter ses amis à un repas, il prétexte des raisons (4) pour ne pas se mettre à table et manger avec eux, et il charge ses principaux domestiques du soin de les régaler. Il ne lui arrive point de rendre visite à personne sans prendre la précaution d'envoyer quelqu'un des siens pour avertir qu'il va venir (5). On ne le voit point chez lui lorsqu'il mange ou qu'il se parfume (6). Il ne se donne pas la peine de régler lui-même des parties; mais il dit négligemment à un valet de les calculer, de les arrêter, et les passer à compte. Il ne sait point écrire dans une lettre, « Je vous prie de me faire ce plaisir, » ou « de << me rendre ce service; » mais, « J'entends que cela soit ainsi; j'envoie un homme vers vous pour recevoir une telle chose; je ne veux pas que l'affaire se passe autrement; faites ce que je vous dis promptement et sans différer. » Voilà son style.

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NOTES.

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(1) Littéralement : « L'orgueilleux est capable de dire à celui qui est pressé de le voir immédiatement après le diner, que cela ne peut se faire qu'à la promenade. >>

(2) D'après le manuscrit du Vatican : « S'il fait du bien à quelqu'un, il «<lui recommande de s'en souvenir : si on le choisit pour arbitre, il juge << la cause en marchant dans les rues s'il est élu pour quelque magistrature, il la refuse, en affirmant par serment qu'il n'a pas le temps de « s'en charger. » Je corrige le verbe qui commence la seconde phrase, en βαδίζων.

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(3) Le manuscrit du Vatican ajoute, «< ou bien portant la tête haute, quand bon lui semble. >>

(4) C'est le traducteur qui a ajouté cet adoucissement.

(5) Voyez le chapitre 11, de la flatterie. (La Bruyère.)

(6) Avec des huiles de senteur. (La Bruyère.) (Voyez chap. v., note 4.) Le manuscrit du Vatican ajoute, « ou lorsqu'il se lave. »

CHAPITRE XXV.

De la peur, ou du défaut de courage.

Cette crainte est un mouvement de l'âme qui s'ébranle ou qui cède, en vue d'un péril vrai ou imaginaire; et l'homme timide est celui dont je vais faire la peinture. S'il lui arrive d'être sur la mer, et s'il aperçoit de loin des dunes ou des promontoires, la peur lui fait croire que c'est le débris de quelques vaisseaux qui ont fait naufrage sur cette côte (1); aussi tremble-t-il au moindre flot qui s'élève, et il s'informe avec soin si tous ceux qui naviguent avec lui sont initiés (2). S'il vient à remarquer que le pilote fait une nouvelle manœuvre, ou semble se détourner comme pour éviter un écueil, il l'interroge, il lui demande avec inquiétude s'il ne croit pas s'être écarté de sa route, s'il tient toujours la haute mer, et si les dieux sont propices (3). Après cela il se met à raconter une vision qu'il a eue pendant la nuit, dont il est encore tout épouvanté, et qu'il prend pour un mauvais présage. Ensuite, ses frayeurs venant à croître, il se déshabille et ôte jusques à sa chemise, pour pouvoir mieux se sauver à la nage; et, après cette précaution, il ne laisse pas de prier les nautonniers de le mettre à terre (4). Que si cet homme faible, dans une expédition militaire où il s'est engagé, entend dire que les ennemis sont proches, il appelle ses compagnons de guerre, observe leur contenance sur ce bruit qui court, leur dit qu'il est sans fondement, et que les coureurs n'ont pu discerner si ce qu'ils ont découvert à la campagne sont amis ou ennemis (5) : mais si l'on n'en peut plus douter par les clameurs que l'on entend, et s'il a vu lui-même de loin le commencement du combat, et que quelques hommes aient paru tomber à ses yeux; alors, feignant que la précipitation et le tumulte lui ont fait oublier ses armes (6), il court les querir dans sa tente, où il cache son épée sous le chevet de son lit, et emploie beaucoup de temps à la chercher; pendant que, d'un autre côté, son valet

va par ses ordres savoir des nouvelles des ennemis, observer quelle route ils ont prise, et où en sont les affaires; et dès qu'il voit apporter au camp quelqu'un tout sanglant d'une blessure qu'il a reçue, il accourt vers lui, le console et l'encourage (7), étanche le sang qui coule de sa plaie, chasse les mouches qui l'importunent, ne lui refuse aucun secours, et se mêle de tout, excepté de combattre. Si, pendant le temps qu'il est dans la chambre du malade, qu'il ne perd pas de vue, il entend la trompette qui sonne la charge, Ah! dit-il avec imprécation, puisses-tu être pendu (8) maudit sonneur qui cornes incessamment, et fais un bruit enragé qui empêche ce pauvre homme de dormir! Il arrive même que, tout plein d'un sang qui n'est pas le sien, mais qui a jailli sur lui de la plaie du blessé, il fait accroire (9) à ceux qui reviennent du combat qu'il a couru un grand risque de sa vie pour sauver celle de son ami; il conduit vers lui ceux qui y prennent intérêt, ou comme ses parents, ou parce qu'ils sont d'un même pays (10); et là il ne rougit pas de leur raconter quand et de quelle manière il a tiré cet homme des mains des enneinis, et l'a apporté dans sa tente.

NOTES.

(1) Le grec dit : « Sur mer, il prend des promontoires pour des galères « de pirates. >>

(2) Les anciens naviguaient rarement avec ceux qui passaient pour impies; et ils se faisaient initier avant de partir, c'est-à-dire instruire des mystères de quelque divinité, pour se la rendre propice dans leurs voyages. (Voyez le chap. xvi, de la Superstition. (La Bruyère.)

Les mystères dont il s'agit ici sont ou ceux d'Eleusis, dans lesquels, d'après la religion populaire des Grecs, tout le monde devait être initié; ou bien ceux de Samothrace, qui étaient censés avoir la vertu particutière de préserver leurs initiés des naufrages.

(3) Ils consultaient les dieux par les sacrifices, ou par les augures, c'est-à-dire, par le vol, le chant et le manger des oiseaux, et encore par les entrailles des bêtes. (La Bruyère.) Le grec porte, «< il lui demande ce qu'il « pense du dieu; » et je crois, avec Fischer et Coray, que cela veut dire « ce qu'il présume de l'état du ciel. » Jupiter, ou le dieu par excellence, présidait surtout aux révolutions de l'atmosphère.

(4) Le grec porte « 11 se déshabille, donne sa tunique à son esclave,

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