Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE XI.

De l'impudent, ou de celui qui ne rougit de rien.

L'impudence (1) est facile à définir : il suffit de dire que c'est une profession ouverte d'une plaisanterie outrée, comme de ce qu'il y a de plus contraire à la bienséance. Celui-là, par exemple, est impudent, qui, voyant venir vers lui une femme de condition, feint dans ce moment quelque besoin pour avoir occasion de se montrer à elle d'une manière déshonnête (2); qui se plaît à battre des mains au théâtre lorsque tout le monde se tait, ou à siffler les acteurs que les autres voient et écoutent avec plaisir; qui, couché sur le dos (3), pendant que toute l'assemblée garde un profond silence, fait entendre de sales hoquets qui obligent les spectateurs de tourner la tête et d'interrompre leur attention. Un homme de ce caractère achète en plein marché des noix, des pommes, toute sorte de fruits, les mange, cause debout avec la fruitière, appelle par leurs noms ceux qui passent, sans presque les connaître, en arrête d'autres qui courent par la place et qui ont leurs affaires (4); et s'il voit venir quelque plaideur, il l'aborde, le raille et le félicite sur une cause importante qu'il vient de perdre. Il va lui-même choisir de la viande, et louer pour un souper des femmes qui jouent de la flûte (5); et montrant à ceux qu'il rencontre ce qu'il vient d'acheter, il les convie en riant d'en venir manger. On le voit s'arrêter devant la boutique d'un barbier ou d'un parfumeur (6), et là annoncer qu'il va faire un grand repas et s'enivrer.

(7) Si quelquefois il vend du vin, il le fait mêler pour ses amis comme pour les autres sans distinction. Il ne permet pas à ses enfants d'aller à l'amphithéâtre avant que les jeux soient commencés, et lorsque l'on paye pour être placé, mais seulement sur la fin du spectacle, et quand l'architecte (8) néglige les places et les donne pour rien. Étant envoyé avec quelques autres citoyens en ambassade, il laisse chez soi la somme que

le public lui a donnée pour faire les frais de son voyage, et emprunte de l'argent de ses collègues sa coutume alors est de charger son valet de fardeaux au delà de ce qu'il en peut porter, et de lui retrancher cependant de son ordinaire; et comme il arrive souvent que l'on fait dans les villes des présents aux ambassadeurs, il demande sa part pour la vendre. Vous m'achetez toujours, dit-il au jeune esclave qui le sert dans le bain, une mauvaise huile, et qu'on ne peut supporter il se sert ensuite de l'huile, d'un autre, et épargne la sienne. Il envie à ses propres valets, qui le suivent, la plus petite pièce de monnaie qu'ils auront ramassée dans les rues, et il ne manque point d'en retenir sa part avec ce mot, Mercure est commun (9). Il fait pis : il distribue à ses domestiques leurs provisions dans une certaine mesure (10) dont le fond, creux par dessous, s'enfonce en dedans et s'élève comme en pyramide; et quand elle est pleine, il la rase lui-même avec le rouleau le plus près qu'il peut (11).... De même, s'il paye à quelqu'un trente mines (12) qu'il lui doit, il fait si bien qu'il y manque quatre drachmes (13) dont il profite. Mais, dans ces grands repas où il faut traiter toute une tribu (14), il fait recueillir, par ceux de ses domestiques qui ont soin de la table, le reste des viandes qui ont été servies, pour lui en rendre compte : il serait fâché de leur laisser une rave à demi mangée.

NOTES.

(1) Il me semble que ce Caractère serait mieux intitulé, De l'impertinence. La définition de Théophraste dit mot à mot : « C'est une dérision «<< ouverte et insultante. >>

(2) Le grec dit simplement : « Voyant venir vers lui des femmes « honnêtes, il est capable de se retrousser et de montrer sa nudité. >> L'impertinent ne prend point de prétexte.

(3) Le verbe grec employé ici signifie « levant la tête. » La Bruyère paraît avoir été induit en erreur, ainsi que l'a déjà observé M. Coray, par la traduction de Casaubon, qui rend ce mot par resupinato corpore. On trouvera d'autres détails sur la conduite des Athéniens au spectacle, dans le Voyage du jeune Anacharsis, chap. LXX.

(4) « Les vingt mille citoyens d'Athènes, dit Démosthène, ne cessent « de fréquenter la place, occupés de leurs affaires ou de celles de « l'État. >>

(5) Il parait que ces femmes servaient aux plaisirs des convives par des complaisances obscènes. (Voyez Aristoph. Vesp. v. 1337.)

(6) Il y avait des gens fainéants et désoccupés qui s'assemblaient dans leurs boutiques. (La Bruyère.)

(7) Les traits suivants, jusqu'à la fin du chapitre, ne conviennent nullement à ce Caractère, et ne sont que des fragments du Caractère XXX, Du gain sordide, transportés ici mal à propos, dans les copies défectueuses et altérées par lesquelles les quinze premiers chapitres de cet ouvrage nous ont été transmis. (Voyez la note I du chap. xvi.) On trouvera une traduction plus exacte de ces traits au chap. xxx, où ils se trouvent à leur place naturelle, et considérablement augmentés.

(8) L'architecte qui avait bati l'amphithéâtre, et à qui république donnait le louage des places en payement (La Bruyère.) Ou bien l'entrepreneur du spectacle. Au reste, le grec dit seulement, «< lorsque les entrepreneurs laissent entrer gratis. » La paraphrase de la Bruyère est une conjecture de Casaubon, que M. Barthélemy paraît n'avoir pas adoptée; car il dit, en citant ce passage, que les entrepreneurs donnaient quelquefois le spectacle gratis.

[ocr errors]

(9) Proverbe grec, qui revient à notre « Je retiens part. » (La Bruyère.) Les mots suivants, que la Bruyère a traduits par « Il fait pis, » étaient corrompus dans l'ancien texte dans le manuscrit du Vatican ce n'est qu'une formule qui veut dire, « et autres traits de ce genre.» (Voyez chap. XVI, note 1).

(10) Le grec dit, « avec une mesure de Phidon, etc. » Phidon était un roi d'Argos qui a vécu du temps d'Homère, et qui est censé avoir inventé les monnaies, les poids et les mesures. Voyez les notes de Duport.

(11) Quelque chose manque ici dans le texte. (La Bruyère.) Le manuscrit du Vatican, qui contient ce trait au chap. xxx, complète la phrase que la Bruyère n'a point traduite. Il en résulte le sens suivant : « Il abuse de la complaisance de ses amis pour se faire céder à bon « marché des objets qu'il revend ensuite avec profit. »

(12) Mine se doit prendre ici pour une pièce de monnaie. (La Bruyère). La mine n'était qu'une monnaie fictive: M. Barthélemy l'évalue à 90 livres tournois.

(13) Drachmes, petites pièces de monnaie, dont il fallait cent à Athènes pour faire une mine. (La Bruyère.) D'après le calcul de M. Barthélemy, la drachme valait 18 sous de France.

(14) Athènes était partagée en plusieurs tribus. Voyez le chapitre de la Médisance. (La Bruyère.) Le texte dit, « sa curie. » Voyez les notes 3 et 7 du Caractère précédent.

La Bruyère a omis les mots, « il demande sur le service commun une portion pour ses enfants. »

CHAPITRE XII.

Du contre-temps.

Cette ignorance du temps et de l'occasion est une manière d'aborder les gens, ou d'agir avec eux, toujours incommode et embarrassante. Un importun est celui qui choisit le moment que son ami est accablé de ses propres affaires, pour lui parler des siennes; qui va souper (1) chez sa maîtresse le soir même qu'elle a la fièvre; qui, voyant que quelqu'un vient d'être condamné en justice de payer pour un autre pour qui il s'est obligé, le prie néanmoins de répondre pour lui; qui comparaît pour servir de témoin dans un procès que l'on vient de juger; qui prend le temps des noces où il est invité, pour se déchaîner contre les femmes; qui entraîne (2) à la promenade des gens à peine arrivés d'un long voyage, et qui n'aspiren. qu'à se reposer fort capable d'amener des marchands pour offrir d'une chose plus qu'elle ne vaut (3), après qu'elle est vendue; de se lever au milieu d'une assemblée, pour reprendre un fait dès ses commencements, et en instruire à fond ceux qui en ont les oreilles rebattues, et qui le savent mieux que lui; souvent empressé pour engager dans une affaire des personnes qui, ne l'affectionnant point, n'osent pourtant refuser d'y entrer (4). S'il arrive que quelqu'un dans la ville doive faire un festin après avoir sacrifié (5), il va lui demander une portion des viandes qu'il a préparées. Une autre fois, s'il voit qu'un maître châtie devant lui son esclave, « J'ai perdu, << dit-il, un des miens dans une pareille occasion; je le fis fouetter, «< il se désespéra, et s'alla pendre. » Enfin il n'est propre qu'à commettre de nouveau deux personnes qui veulent s'accommoder, s'ils l'ont fait arbitre de leur différend (6). C'est encore une action qui lui convient fort que d'aller prendre, au milieu du repas, pour danser (7), un homme qui est de sang-froid et qui n'a bu que modérément.

NOTES.

(1) Le mot grec signifie proprement porter une sérénade bruyante. Voyez les notes de Duport et de Coray.

(2) Théophraste suppose moins de complaisance à ces voyageurs, et ne les fait qu'inviter à la promenade.

(3) Le grec dit, « plus qu'on n'en a donné. »

(4) On rendrait mieux le sens de cette phrase en traduisant : « Il s'empresse de prendre des soins dont on ne se soucie point, mais qu'on est honteux de refuser. >>

(5) Les Grecs, le jour même qu'ils avaient sacrifié, ou soupaient avec leurs amis, ou leur envoyaient à chacun une portion de la victime. C'était donc un contre-temps de demander sa part prématurément et lorsque le festin était résolu, auquel on pouvait même être invité. (La Bruyère.) Le texte grec porte: « Il vient chez ceux qui sacrifient, et qui consument la victime, pour leur demander un morceau; » et le contre-temps consiste à demander ce présent à des gens qui, au lieu d'envoyer des morceaux, donnent un repas. Le mot employé par Théophraste pour désigner cette portion de la victime parait être consacré particulièrement à cet usage, et avoir même passé dans le latin : divina tomacula porca, dit Juvénal, sat. X, V. 355.

[ocr errors]

(6) Littéralement : « S'il assiste à un arbitrage, il brouille des parties "( qui veulent s'arranger. »

(7) Cela ne se faisait chez les Grecs qu'après le repas, et lorsque les tables étaient enlevées. (La Bruyère). Le grec dit seulement : « Il est «< capable de provoquer à la danse un ami qui n'a encore bu que modé« rément; » et c'est dans cette circonstance que se trouve l'inconvenance. Cicéron dit (pro Murena, cap. vi): « Nemo fere saltat sobrius, nisi << forte insanit; neque in solitudine, neque in convivio moderato atque << honesto: tempestivi convivii, amœni loci, multarum deliciarum co<< mes est extrema saltatio. » Mais en Grèce l'usage de la danse était plus général; et le poëte Alexis, cité par Athénée, liv. IV, chap. IV, dit que les Athéniens dansaient au milieu de leurs repas, dès qu'ils commençaient à sentir le vin. Nous verrons au chap. XV qu'il était peu convenable de se refuser à ce divertissement.

CHAPITRE XIII.

De l'air empressé (1).

Il semble que le trop grand empressement est une recherche importune, ou une vaine affectation de marquer aux autres de la bienveillance par ses paroles et par toute sa conduite. Les manières d'un homme empressé sont de prendre sur soi l'événement d'une affaire qui est au-dessus de ses forces, et dont il ne saurait sortir avec honneur (2); et, dans une chose que toute une assemblée juge raisonnable, et où il ne se trouve

« PreviousContinue »