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(9) La loi de Solon, qui n'était en cela que la sanction de la loi de la nature et du sentiment, ordonnait de nourrir ses parents, sous peine d'infamie.

(10) Cette circonstance est ajoutée par la Bruyère; Théophraste ne parle que de l'impudence qu'il y a à continuer une harangue dans les rues, quoique personne n'y fasse attention, et que chaque phrase s'adresse à un public différent.

(II) Une petite boite de cuivre fort légère, où les plaideurs mettaient leurs titres et les pièces de leurs procès. (La Bruyère.) C'était au contraire un grand vase de cuivre ou de terre cuite, placé sur la table des juges pour y déposer les pièces qu'on leur soumettait; et Théophraste ne se sert ici de ce terme que pour plaisanter sur l'énorme quantité de papiers dont se chargent ces chicaneurs. (Voyez le scol. d'Aristophane, Vesp. 1427, et la scolie sur ce passage de Théophraste donnée par Fischer.)

(12) Ici le mot grec dont j'ai déjà parlé dans la note 2 ne peut avoir d'autre signification que celle des petits marchands de comestibles auxquels l'effronté prête de l'argent, et chez lesquels il va ensuite en retirer les intérêts, en mettant cet argent dans la bouche, comme c'était l'usage parmi le bas peuple d'Athènes. Casaubon avait fait sur ce dernier point une note aussi juste qu'érudite, et la Bruyère n'aurait pas dù s'écarter de l'explication de ce savant.

(13) Une obole était la sixième partie d'une drachme. (La Bruyère.) L'effronté prend donc un quart du capital par jour. ( Voyez sur l'usure d'Athènes le Voyage du jeune Anacharsis, chap. LV.)

CHAPITRE VII.

Du grand parleur (1).

Ce que quelques-uns appellent babil est proprement une intempérance de langue qui ne permet pas à un homme de se taire (2). Vous ne contez pas la chose comme elle est, dira quelqu'un de ces grands parleurs à quiconque veut l'entretenir de quelque affaire que ce soit j'ai tout su, et si vous vous donnez la patience de m'écouter, je vous apprendrai tout. Et si cet autre continue de parler: Vous avez déjà dit cela (3); songez, poursuit-il, à ne rien oublier. Fort bien; cela est ainsi, car vous m'avez heureusement remis dans le fait ; voyez ce que c'est que de s'entendre les uns les autres! Et ensuite : Mais que veux-je dire? Ah! j'oubliais une chose: oui, c'est cela même, et je voulais voir si vous tomberiez juste dans tout ce que j'en ai appris. C'est par de telles ou semblables interrup

tions qu'il ne donne pas le loisir à celui qui lui parle de respirer; et lorsqu'il a comme assassiné de son babil chacun de ceux qui ont voulu lier avec lui quelque entretien, il va se jeter dans un cercle de personnes graves qui traitent ensemble de choses sérieuses, et les met en fuité. De là il entre dans les écoles publiques et dans les lieux des exercices (4), où il amuse les maîtres par de vains discours, et empêche la jeunesse de profiter de leurs leçons. S'il échappe à quelqu'un de dire, Je m'en vais, celui-ci se met à le suivre, et il ne l'abandonne point qu'il ne l'ait remis jusque dans sa maison (5). Si par hasard il a appris ce qui aura été dit dans une assemblée de ville, il court dans le même temps le divulguer. Il s'étend merveilleusement sur la fameuse bataille qui s'est donnée sous le gouvernement de l'orateur Aristophon (6), comme sur le combat célèbre que ceux de Lacédémone ont livré aux Athéniens sous la conduite de Lysandre (7). Il raconte une autre fois quels applaudissements a eus un discours qu'il a fait dans le public, en répète une grande partie, mêle dans ce récit ennuyeux des invectives contre le peuple; pendant que de ceux qui l'écoutent, les uns s'endorment, les autres le quittent, et que nul ne se ressouvient d'un seul mot qu'il aura dit. Un grand causeur, en un mot, s'il est sur les tribunaux, ne laisse pas la liberté de juger; il ne permet pas que l'on mange à table; et s'il se trouve au théâtre, il empêche non-seulement d'entendre, mais même de voir les acteurs (8). On lui fait avouer ingénument qu'il ne lui est pas possible de se taire, qu'il faut que sa langue se remue dans son palais comme le poisson dans l'eau; et que, quand on l'accuserait d'être plus babillard qu'une hirondelle, il faut qu'il parle : aussi écoute-t-il froidement toutes les railleries que l'on fait de lui sur ce sujet ; et jusques à ses propres enfants, s'ils commencent à s'abandonner au sommeil, Faites-nous, lui disent-ils, un conte qui achève de nous endormir (9).

NOTES.

(1) Ou du babil. (La Bruyère.) On pourrait intituler ce Caractère, De la loquacité. Il se distingue du Caractère III par un babil moins insignifiant, mais plus importun. M. Barthélemy a inséré ce Caractère a la suite de l'autre dans son chap. xxvIII du Voyage d'Anacharsis.

(2) Littéralement : « La loquacité, si l'on voulait la définir, pourrait « être appelée une intempérance de paroles. › >>

(3) Je crois qu'il faut traduire : « Avez-vous fini? n'oubliez pas vo «< tre propos, etc. » M. Barthélemy rend ainsi ce passage : « Oui, je sais «< de quoi il s'agit, je pourrais vous le raconter au long. Continuez, n'o<<< mettez aucune circonstance. Fort bien, vous y êtes; c'est cela << même. Voyez combien il était nécessaire d'en conférer ensemble. »

(4) C'était un crime puni de mort à Athènes par une loi de Solon, a laquelle on avait un peu dérogé du temps de Théophraste. ( La Bruyère. ) Il parait que cette loi n'était relative qu'au temps où l'on célébrait dans ces gymnases une fête à Mercure, pendant laquelle la jeunesse était moins surveillée qu'à l'ordinaire. (Voyez le Voyage du jeune Anacharsis chap. vii, et le chap. v de ces Caractères, note 6.)

(5) « Misere cupis, inquit, abire,

Jamdudum video: sed nil agis; usque tenebo,

Persequar.

Nil habeo quod agam, et non sum piger; usque sequar te; »> dit l'importun d'Horace dans la neuvième satire du premier livre, qui mérite d'être comparée avec ce Caractère.

(6) C'est-à-dire, sur la bataille d'Arbelles et la victoire d'Alexandre, suivies de la mort de Darius, dont les nouvelles vinrent à Athènes lorsque Aristophon, célèbre orateur, était premier magistrat. (La Bruyère) Ce n'était pas une raison suffisante pour dire que cette bataille avail été livrée sous l'archontat d'Aristophon. Paulmier de Grentemesnil a cru qu'il était question de la bataille des Lacédémoniens, sous Agis, contre les Macédoniens commandés par Antipater; mais il n'a pas fait attention que dans ce cas Théophraste n'aurait pas ajouté les mots de ceux de Lacédémone au trait suivant seulement. Je crois, avec Corsini, qu'il faut traduire « sur le combat de l'orateur, c'est-à-dire de Démosthène, «< arrivé sous Aristophon. » C'est la fameuse discussion sur la couronne que Démosthène croyait mériter, et qu'Eschine lui disputait. Ce combat, qui rassembla toute la Grèce à Athènes, était un sujet de conversation au moins aussi intéressant pour un habitant de cette ville que la bataille d'Arbelles, et il fut livré précisément sous l'archontat d'Aristophon.

(7) Il était plus ancien que la bataille d'Arbelles, mais trivial et su de tout le peuple. (La Bruyère.) C'est la bataille qui finit par la prise d'Athènes, et qui termina la guerre du Péloponnèse, l'an 4 de la quatre-vingt-treizième olympiade.

(8) Le grec dit simplement, «< il vous empêche de jouir du spectacle. » (9) Le texte porte : « et il permet que ses enfants l'empêchent de se << livrer au sommeil, en le priant de leur raconter quelque chose pour « les endormir. >>

CHAPITRE VIII.

Du débit des nouvelles (1).

Un nouvelliste, ou un conteur de fables, est un homme qui arrange, selon son caprice, des discours et des faits remplis de fausseté; qui, lorsqu'il rencontre l'un de ses amis, compose son visage, et lui souriant, D'où venez-vous ainsi? lui dit-il ; que nous direz-vous de bon? n'y a-t-il rien de nouveau ? Et continuant de l'interroger : Quoi donc! n'y a-t-il aucune nouvelle (2)? cependant il y a des choses étonnantes à raconter. Et sans lui donner le loisir de lui répondre, Que dites-vous donc? poursuit-il; n'avez-vous rien entendu par la ville? Je vois bien que vous ne savez rien, et que je vais vous régale» de grandes nouveautés. Alors, ou c'est un soldat, ou le fils d'Astée le joueur de flûte (3), ou Lycon l'ingénieur, tous gens qui arrivent fraîchement de l'armée (4), de qui il sait toutes choses; car il allègue pour témoins de ce qu'il avance des hommes obscurs qu'on ne peut trouver pour le convaincre de fausseté (5) : il assure donc que ces personnes lui ont dit que le roi (6) et Polysperchon (7) ont gagné la bataille, et que Cassandre, leur ennemi, est tombé vif entre leurs mains (8). Et lorsque quelqu'un lui dit : Mais en vérité cela est-il croyable? il lui réplique que cette nouvelle se crie et se répand par toute la ville, que tous s'accordent à dire la même chose, que c'est tout ce qui se raconte du combat (9), et qu'il y a eu un grand carnage. Il ajoute qu'il a lu cet événement sur le visage de ceux qui gouvernent (10); qu'il y a un homme caché chez l'un de ces magistrats depuis cinq jours, qui revient de la Macédoine, qui a tout vu, et qui lui a tout dit. Ensuite, interrompant le fil de sa narration, Que pensez-vous de ce succès ? demande-t-il à ceux qui l'écoutent (11). Pauvre Cassandre! malheureux prince! s'écrie-t-il d'une manière touchante : voyez ce que c'est que la fortune! car enfin Cassandre était puissant, et il avait avec lui de grandes forces. Ce que je vous

dis, poursuit-il, est un secret qu'il faut garder pour vous seul; pendant qu'il court par toute la ville le débiter à qui le veut entendre. Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l'admiration (12), et que je ne conçois pas quelle est la fin qu'ils se proposent : car, pour ne rien dire de la bassesse qu'il y a à toujours mentir, je ne vois pas qu'ils puissent recueillir le moindre fruit de cette pratique ; au contraire, il est arrivé à quelques-uns de se laisser voler leurs habits dans un bain public, pendant qu'ils ne songeaient qu'à rassembler autour d'eux une foule de peuple, et à lui conter des nouvelles. Quelques autres, après avoir vaincu sur mer et sur terre dans le Portique (13), ont payé l'amende pour n'avoir point comparu à une cause appelée. Enfin il s'en est trouvé qui, le jour même qu'ils ont pris une ville, du moins par leurs beaux discours, ont manqué de dîner. Je ne crois pas qu'il y ait rien de si misérable que la condition de ces personnes : car quelle est la boutique, quel est le portique, quel est l'endroit d'un marché public où ils ne passent tout le jour à rendre sourds ceux qui les écoutent, ou à les fatiguer par leurs mensonges?

NOTES.

(1) Théophraste désigne ici par un seul mot l'habitude de forger de fausses nouvelles. M. Barthélemy a imité une partie de ce Caractère à la suite de ceux sur lesquels j'ai déjà fait la même remarque.

(2) Littéralement : Et il l'interrompra en lui demandant : Comment! << on ne dit donc rien de plus nouveau?

(3) L'usage de la flute, très-ancien dans les troupes. (La Bruyère.) (4) Le grec porte, « qui arrivent de la bataille même. »>

(5) Je crois avec M. Coray qu'il faut traduire : « car il a soin de choi<< sir des autorités que personne ne puisse récuser. »

(6) Aridée, frère d'Alexandre le Grand. (La Bruyère.)

(7) Capitaine du même Alexandre. (La Bruyère.)

(8) C'était un faux bruit; et Cassandre, fils d'Antipater, disputant à Aridée et à Polysperchon la tutelle des enfants d'Alexandre, avait eu de l'avantage sur eux. (La Bruyère.) D'après le titre et l'esprit de ce Caractère, il n'y est pas question de faux bruits, mais de nouvelles fabriquées à plaisir par celui qui les débite.

(9) Plus littéralement : « que le bruit s'en est répandu dans toute la << ville, qu'il prend de la consistance, que tout s'accorde, et que tout le << monde donne les mêmes détails sur le combat. >>

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