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un fort grand soin de ses dents, change tous les jours d'habits, et les quitte presque tout neufs : il ne sort point en public qu'il ne soit parfumé (4). On ne le voit guère dans les salles publiques qu'auprès des comptoirs des banquiers (5); et dans les écoles, qu'aux endroits seulement où s'exercent les jeunes gens (6); ainsi qu'au théâtre, les jours de spectacle, que dans les meilleures places et tout proche des préteurs (7). Ces gens encore n'achètent jamais rien pour eux, mais ils envoient à Byzance toute sorte de bijoux précieux, des chiens de Sparte à Cyzique (8), et à Rhodes l'excellent miel du mont Hymette; et ils prennent soin que toute la ville soit informée qu'ils font ces emplettes. Leur maison est toujours remplie de mille choses curieuses qui font plaisir à voir, ou que l'on peut donner, comme des singes et des satyres (9) qu'ils savent nourrir, des pigeons de Sicile, des dés qu'ils font faire d'os de chèvre (10), des fioles pour des parfums (11), des cannes torses que l'on fait à Sparte, et des tapis de Perse à personnages. Ils ont chez eux jusques à un jeu de paume, et une arène pour s'exercer à la lutte (12); et s'ils se promènent par la ville, et qu'ils rencontrent en leur chemin des philosophes, des sophistes (13), des escrimeurs, ou des musiciens, ils leur offrent leur maison (14) pour s'y exercer chacun dans son art indifféremment ils se trouvent présents à ces exercices; et, se mêlant avec ceux qui viennent là pour regarder: A qui croyez-vous qu'appartienne une si belle maison et cette arène si commode? Vous voyez, ajoutent-ils en leur montrant quelque homme puissant de la ville, celui qui en est le maître, et qui en peut disposer (15).

:

NOTES.

(1) D'après Aristote, le complaisant se distingue du flatteur en ce que le premier a un but intéressé, tandis que le second vit entièrement pour les autres, loue tout pour le simple plaisir de louer, et ne demande que d'être agréable à ceux avec lesquels il vit. Caractère auquel on ne peut faire d'autre reproche que ce que Théophraste a dit quelque part des honneurs et des places, qu'il ne faut point les briguer par un com

merce agréable, mais par une conduite vertueuse. Il en est de même de la véritable amitié.

Quelques critiques ont cru que la seconde moitié de ce chapitre appartenait à un autre Caractère; mais il ne s'y trouve aucun trait qui ne convienne parfaitement à un homme qui veut plaire à tout le monde, en tout et partout autre définition de l'envie de plaire, selon Aristote. (2) Chaque partie était représentée ou assistée par un arbitre : ceux-ci s'adjoignaient un arbitre commun le complaisant, étant au nombre des premiers, se conduit comme s'il était l'arbitre commun. (Voyez Dém. c. Neœr., édit. R., tom. II, pag. 1560, et Anach., chap. XVI.)

(3) Petits jouets que les Grecs pendaient au cou de leurs enfants. (La Bruyère.) M. Visconti a expliqué, dans le volume III de son Museo Pio Clementino, planche 22, une statue antique d'un petit enfant qui porte une écharpe toute composée de jouets de ce genre, qui paraissent être en partie symboliques. La hache s'y trouve très-distinctement, et l'éditeur croit qu'elle est relative au culte des cabires. Le même savant pense que l'outre dont il est question ici peut être un symbole bachique. Cependant, comme le grec dit seulement, Il joue avec eux, en disant outre, hache, il est possible aussi que ce fussent des mots usités dans quelque jeu, dont cependant je ne trouve aucune trace dans les savants traités sur cette matière rassemblés dans le septième volume du Trésor de Gronovius.

(4) Le grec porte, « Il s'oint avec des parfums précieux. » Il parait qu'on ne se servait ordinairement que d'huile pure, ou plus légèrement parfumée que l'espèce dont il est question ici. Cette opération avait lieu surtout au sortir du bain, dont les anciens faisaient, comme on sait, un usage extrêmement fréquent : elle consistait à se faire frotter tout le corps avec ces matières grasses, et servait, selon l'expression du scoliaste d'Aristophane, ad Plut. 616, à fermer à l'entrée de l'air les pores ouverts par la chaleur.

(5) C'était l'endroit où s'assemblaient les plus honnêtes gens de la ville. (La Bruyère.) Le grec porte, « dans la place publique, etc. » Les Athéniens faisaient faire presque toutes leurs affaires par leurs banquiers. Voyez Saumaise, de Usuris, et Boettiger, dans le Mercure allemand du mois de janvier 1802. )

(6) Pour être connu d'eux ét en être regardé, ainsi que de tous ceux qui s'y trouvaient. (La Bruyère.) Théophraste parle des gymnases, qui étaient de vastes édifices entourés de jardins et de bois sacrés, et dont Ja première cour était entourée de portiques et de salles garnies de siéges, où les philosophes, les rhéteurs et les sophistes rassemblaient leurs disciples Il parait que tous les gens bien élevés ne cessaient de fréquenter ces établissements, dont les plus importants étaient l'Académie, le Lycée et le Cynosarge. (Voyez chap. viii du Voyage du jeune Anacharsis.)

(7) Le texte grec dit, « des stratéges,» ou généraux. C'étaient dix magistrats, dont l'un devait commander les armées en temps de guerre; mais il parait que déjà, du temps de Démosthène, ils n'avaient presque plus d'autres fonctions que de représenter dans les cérémonies publiques. (Voyez l'ouvrage que je viens de citer, chap. x.)

(8) D'après Aristote, cette race des meilleurs chiens de chasse de la

Grèce provenait de l'accouplement de cet animal et du renard. Byzance, devenue depuis Constantinople, était déjà une ville importante du temps de Théophraste. Cyzique était un port de la Mysie, sur la Propontide.

(9) Une espèce de singes. (La Bruyère.) Des singes disent les scoliastes de ce passage.

courte queue,

(10) Vraisemblablement d'os de gazelles de Libye, comme ceux dont parle Lucien (in Amorib. lib. I). Des dés d'os de chèvre ne vaudraient pas la peine d'être cités.

(II) Littéralement, « des flacons bombés de Thurium, » ou, d'après une autre leçon, « de Tyr, » ou plutôt « de sable tyrien, » c'est-à-dire de verre, pour la fabrication duquel on se servait alors de ce sable exclusivement, ce qui donnait une très-grande valeur à cette matière. On ne connait aucune fabrique célèbre de vases dans les différentes villes qui portèrent le nom de Thurium. Ce ne fut que du temps des Romains que les ustensiles de verre cessèrent d'être chers, et qu'on put les avoir à un prix très-bas. (Voyez Strab. liv. XVI, suivant la correction certaine de Casaubon. Cette note m'a été communiquée par M. Visconti.)

(12) Le grec dit : « Ils ont chez eux une petite cour en forme de pa«<lestre, renfermant une arène et un jeu de paume. » Les palestres étaient en petit ce que les gymnases étaient en grand.

(13) Une sorte de philosophes vains et intéressés. (La Bruyère.) A la fois philosophes et rhéteurs, ils instruisaient les jeunes gens par leurs leçons chèrement payées, et amusaient le public par des déclamations et des dissertations solennelles.

(14) Leur palestre.

(15) Chaque interprète a sa conjecture particulière sur ce passage altéré ou elliptique. Je propose de mettre simplement le dernier pronom au pluriel, et de traduire, au lieu de « ils se trouvent présents, etc., » <«<< ensuite dans les représentations ils disent à leur voisin, en parlant a des spectateurs, la palestre est à eux. » De cette manière, ce trait rentre entièrement dans le caractère du complaisant, tel qu'il est défini par Aristote.

CHAPITRE VI.

De l'image d'un coquin (1).

Un coquin est celui à qui les choses les plus honteuses ne coûtent rien à dire ou à faire; qui jure volontiers, et fait des serments en justice autant qu'on lui en demande; qui est perdu de réputation, que l'on outrage impunément; qui est un chicaneur (2) de profession, un effronté, et qui se mêle de toutes sortes d'affaires. Un homme de ce caractère entre sans masque dans une danse comique (3), et même sans être ivre; mais de

sang-froid il se distingue dans la danse la plus obscène (4) par les postures les plus indécentes. C'est lui qui, dans ces lieux où l'on voit des prestiges (5), s'ingère de recueillir l'argent de chacun des spectateurs, et qui fait querelle à ceux qui, étant entrés par billets, croient ne devoir rien payer (6). Il est d'ailleurs de tous métiers: tantôt il tient une taverne, tantôt il est suppôt de quelque lieu infâme, une autre fois partisan (7); il n'y a point de si sale commerce où il ne soit capable d'entrer. Vous le verrez aujourd'hui crieur public, demain cuisinier ou brelandier (8): tout lui est propre. S'il a une mère, il la laisse mourir de faim (9). Il est sujet au larcin, et à se voir traîner par la ville dans une prison, sa demeure ordinaire, et où il passe une partie de sa vie. Ce sont ces sortes de gens que l'on voit se faire entourer du peuple, appeler ceux qui passent, et se plaindre à eux avec une voix forte et enrouée, insulter ceux qui les contredisent. Les uns fendent la presse pour les voir, pendant que les autres, contents de les avoir vus, se dégagent et poursuivent leur chemin sans vouloir les écouter; mais ces effrontés continuent de parler : ils disent à celui-ci le commencement d'un fait, quelque mot à cet autre ; à peine peut-on tirer d'eux la moindre partie de ce dont il s'agit (10) ; et vous remarquerez qu'ils choisissent pour cela des jours d'assemblée publique, où il y a un grand concours de monde, qui se trouve le témoin de leur insolence. Toujours accablés de procès que l'on intente contre eux, ou qu'ils ont intentés à d'autres, de ceux dont ils se délivrent par de faux serments, comme de ceux qui les obligent de comparaître, ils n'oublient jamais de porter leur boîte (11) dans leur sein, et une liasse de papiers entre leurs mains: vous les voyez dominer parmi de vils praticiens (12) à qui ils prêtent à usure, retirant chaque jour une obole et demie de chaque drachme (13); ensuite fréquenter les tavernes, parcourir les lieux où l'on débite le poisson frais ou salé, et consumer ainsi en bonne chère tout le profit qu'ils tirent de cette espèce de trafic: En un mot, ils sont querelleurs et difficiles, ont sans cesse la bouche ouverte à la calomnie,

ont une voix étourdissante, et qu'ils font retentir dans les marchés et dans les boutiques.

NOTES.

(1) De l'effronterie.

(2) Le mot grec employé ici, et qui se retrouve encore à la fin du chapitre, signifie un homme qui se tient toujours sur le marché, et qui cherche à gagner de l'argent, soit par des dénonciations ou de faux témoignages dans les tribunaux, soit en achetant des denrées pour les revendre, métier odieux chez les anciens. (Voyez les notes de Duport sur ce passage.)

(3) Sur le théâtre avec des farceurs. ( La Bruyère.)

(4) Cette danse, la plus déréglée de toutes, s'appelait en grec cordax, parce que l'on s'y servait d'une corde pour faire des postures. ( La Bruyère.) Cette étymologie est inadmissible, car le terme grec d'où nous vient le mot de corde commence par une autre lettre que le mot cordax, et ne s'emploie que pour des cordes de boyau, telles que celles de la lyre et de l'arc. Casaubon n'a cru que le cordax se dansait avec une corde que parce qu'Aristophane dit quelque part cordacem trahere, et peut-être parce qu'il se rappelait que, dans les Adelphes de Térence, acte IV, scène VII, Demea demande, Tu inter eas restim ductans saltabis? Mais, quoique dans cette phrase la corde soit expressément nommée, Donatus pense qu'il n'y est question que de se donner la main; et c'est aussi tout ce qu'on peut conclure de l'expression d'Aristophane au sujet du cordax. M. Visconti, auquel je dois cette observation, s'en sert dans un mémoire inédit sur le bas-relief des danseuses de la villa Borghèse, pour éclaircir le passage célèbre de Tite-Live, liv. XVII, chap. XXXVII, où, en parlant d'une danse sacrée, cet auteur se sert de l'expression restim dare.

(5) Choses fort extraordinaires, telles qu'on en voit dans nos foires. (La Bruyère.)

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(6) Le savant Coray a observé avec raison qu'il faut ajouter une négation à cette phrase. Je traduis : « à ceux qui n'ont point de billet, et veulent jouir du spectacle gratis. » Il est question ici de farces jouées en pleine rue, et dont par conséquent, sans la précaution de distribuer des billets à ceux qui ont payé, et d'employer quelqu'un à quereller ceux qui n'en ont pas, tout le monde peut jouir. Cette observation, qui n'avait pas encore été faite, contredit l'induction que le savant auteur du Voyage du jeune Anacharsis a tirée de ce passage dans le chapitre LXX de cet ouvrage.

(7) La Bruyère désigne ordinairement par ce mot les riches financiers ; ici il n'est question que d'un simple commis au port, ou de quelque autre employé subalterne de la ferme d'Athènes.

"

(8) Joueur de dés. Aristote donne une raison assez délicate du mal qu'il trouve dans un jeu intéressé. On y gagne, dit-il, l'argent de ses contraire se conduire avec généro

« amis, envers lesquels on doit au « silé. »

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